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Le blog de Bernard Collot
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29 janvier 2014

Mais qu’en est-il du numérique dans la pédagogie Freinet et une école du 3ème type ?

Le texte en .pdf numerique

«numerique0 J’aimerais savoir la place du numérique dans une école du 3ème type » Chloé

Pour répondre à la question de Chloé, je signale que j’ai consacré deux longs chapitres dans « L’école de la simplexité » à ce que j’ai rassemblé sous le titre des technologies nouvelles, ou encore dans « La fabuleuse aventure de la communication » (voir les livres ou l’index, colonne de droite)

Cela me fait un peu sourire quand je lis aujourd’hui tout ce qui s’écrit sur l’innovation avec le numérique apparemment découvert depuis un an ou deux ! Si l’introduction du numérique dans le mouvement Freinet (tout au moins une frange) date de… 1980 (il y a 34 ans !) cela se situait dans le prolongement de près d’un siècle de pratiques et d’appropriation de toutes les technologies.

Une longue et étonnante aventure

On connaît assez bien les débuts de la pédagogie Freinet, lorsque Freinet introduisit en 1924 l’imprimerie dans sa classe, engagea ses élèves provençaux dans des échanges avec les petits bretons de René Daniel. C’est à partir de ce moment que s’est enclenché un processus qui a conduit à l’élaboration de ce qu’on appelle aujourd’hui la pédagogie Freinet, dans l’extraordinaire tâtonnement expérimental collectif de centaines d’enseignants qui se poursuit aujourd’hui et se prolonge dans une école du 3ème type.

On connaît beaucoup moins l’histoire de l’introduction de toutes les technologies totalement banalisées aujourd’hui.

L’imagenumeriquecamera

A peine 20 après l’invention du cinématographe, en 1927 Daniel et Freinet, puis d’autres, utilisaient la première caméra grand public (la pathé-baby) pour réaliser avec leurs élèves de petits films 9,5mm et les échanger. Au fur et à mesure des progrès technologiques (super 8), les enfants s’appropriaient plus directement l’image animée (sujet, réalisation,… montage) jusqu’à le faire de façon tout à fait autonome avec le caméscope et l’utiliser dans les réseaux au même titre qu’une lettre (par exemple lettres-vidéo dans le réseau vidéo-correspondance du Centre international d’études pédagogiques de Sèvres - 1985).

La photo aussi faisait partie des outils. Il y avait par exemple un labo photo noir et blanc adjoint à ma classe utilisé comme un atelier permanent (1963). Avec l’apparition des appareils compacts et des diapositives, les possibilités d’expression se sont accrues, les montages-diapos pouvant raconter à la place d’une lettre.

Le son

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C’est peut-être encore plus étonnant que le cinéma. En 1949, Raymond Dufour faisait écouter à ses collègues au cours d’un congrès un enregistrement de ses élèves… sur une galette de cire fabriquée à la main ! Evidemment ce n’était pas très communicable et appropriable par les enfants. L’année suivante Dufour découvrait le magnétophone à fil avec l’aide de radio-amateurs et l’introduisait dans sa classe. A partir de ce moment et au fur et à mesure des évolutions technologiques (magnétophone à bandes, à cassettes, numériques), le magnétophone allait devenir un outil banal dans beaucoup de classes Freinet, non seulement pour la communication mais aussi pour l’expression, la création, la musique, le chant libre… Des reportages réalisés par les enfants étaient régulièrement diffusés par la célèbre émission de Jean Thévenot, « chasseurs de sons » (jusqu’en 1983). Dans ma classe, une partie du couloir avait été transformé en atelier son (magnétophones, micros, table de mixage, instruments acoustiques…)

Et mêmnumeriqueradio2e la radio : on trouvait des postes à galène dans des classes Freinet dès les années 30. En 1953, Pierre Guérin à Chanteloup les Bois (dans la campagne !) avait même sonorisé son école et deux fois par semaine les grands produisaient une émission qu’écoutaient les autres classes. En 1960 et 1961, des classes Freinet réalisaient avec l’ORTF, deux multiplex radiophoniques avec d’autres classes du Canada, de la Pologne, du Japon du Mexique… et même des USA et de l’URSS en pleine guerre froide ! Comme dans la Creuse il y eut ce qu'on appelait la "télé-brouette", des classes produisaient régulièrement des émissions enregistrées sur des cassettes qui étaient envoyées à tous leurs correspondants. Aujourd'hui, avec le numérique, les audioblog, les youtube, tout est plus facile... quand les productions sont écoutées, partagées et provoquent de l'interaction dans tout un groupe.

Dès 1970 une petite partie du mouvement Freinet créait les réseaux de correspondance naturelle qui préfiguraient… facebook : dans des groupes d’une vingtaine de classes de la maternelle au collège, lorsqu’ils avaient envie d’exprimer et de dire quelque chose aux autres les enfants imprimaient une vingtaine de feuilles qui étaient envoyées à une classe centralisatrice qui agrafait les pages reçues (en une « gerbe ») et les répercutait sur tout le groupe. Et les échanges s’engageaient à partir des réactions de chacun, pouvaient rebondir dans les gerbes suivantes.

1980 : l’introduction de l’informatique

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On peut comprendre avec le succinct résumé précédent que certains enseignants Freinet se soient emparé naturellement de l’informatique dès qu’il est devenu abordable au public. Cela s’est fait en 1980 avec les ancêtres des PC, les attari, commodore et autres micral. Bernard Montubert créait un groupe de travail et de production autour de cet usage, informaticem.

Cette introduction n’était pas due à l’attrait de la technologie pour la technologie. Elle s’inscrivait dans le prolongement de pratiques, en favorisait quelques-unes. Par exemple les enfants habitués à l’approche de la mathématique par le tâtonnement expérimental, la recherche et la création, n’hésitaient pas à s’amuser avec les langages cabalistiques encore nécessaires à cette époque comme le basic ou encore mieux le logo[1]. Même les vieux tableurs comme multiplan, archaïques aujourd’hui, étaient d’étonnants outils de recherche et de réalisation mathématique de par les représentations qu’ils nécessitaient de construire, justement parce qu’ils n’étaient pas conviviaux et nécessitaient des formules. Mais les enfants en jouaient. Ce d’autant que, depuis des années, dans ces classes il y avait des ateliers de circuits logiques où, avec des bouts de fils électriques, des pinces crocodiles, des ampoules et piles électriques, des interrupteurs et commutateurs bricolés sur des bouts de contreplaqué, les enfants jouaient sans le savoir avec la mathématique booléenne, les tables de vérité, la base deux…

Dès le début, l’informatique a été d’abord un outil de création.

Je ne parle pas des premiers traitements de textes bricolés avec le basic ou le logo, des premières imprimantes, photocopieuses, qui ont changé profondément certaines pratiques et fonctions des journaux scolaires.

La pédagogie Freinet avait aussi accordé beaucoup d’importance à la recherche documentaire. Dès 1929, Roger Lallemand avait réalisé un outil de classification et de recherche documentaire basé sur la classification décimale universelle et adapté aux enfants, permettant aux classes comme au mouvement Freinet de classer et de retrouver la masse de documents produits lorsqu’on en avait besoin. Naturellement le groupe Freinet d’informaticem a, dès les années 8O, créé un logiciel base de données (lissage) qui facilitait cette recherche tout en augmentant sa puissance et que pouvaient alimenter et dont pouvaient se servir les enfants. Google n’existait pas !

1983 – Premiers réseaux télématiques

numeriquereseau2C’est en 1983 et dans la Vienne qu’a été créé le premier réseau télématique d’écoles. Encore une fois, naturellement ! Naturellement parce qu’y existait depuis plus de dix ans un réseau d’écoles calqué sur les circuits de correspondance naturelle dont j’ai parlé précédemment. Les échanges et les interactions y étaient d’une telle intensité que les moyens de communication habituels ne suffisaient plus (lettres, journaux scolaires hebdomadaires, albums, cassettes audio…). D’autre part la structure et l’auto-organisation de ces classes permettaient l’intrusion et l’utilisation de l’imprévu qui les alimentait en grande partie. C’est donc sans hésitation que ces classes, toutes rurales et multi-âges, s’inscrivirent dans le premier plan informatique pour les écoles instigué par le conseil général de la Vienne et s’installèrent sur le serveur télématique du même conseil général. Minitels, TO7 puis premiers PC émulés en minitel, lignes téléphoniques dans les classes. Listes de diffusion, magazines télématiques ancêtres des sites… D’emblée la communication électronique interactive avait un niveau d’intensité et de qualité qui n’est même pas atteint aujourd’hui avec internet.

Dès 1984, ce réseau fusionnait avec celui d’un groupe Freinet installé sur le serveur du CNRS de L’Isle d’Albeau, puis s’installait sur le serveur de Chatellerault, puis sur le serveur du rectorat de Nice avant de passer sur internet où il perdure aujourd’hui en deux branches, Arbuste et Acticem. Il a comporté jusqu’à 300 classes réparties sur tout l’hexagone et même hors de l’hexagone.

Il ne suffisait pas de trouver des fonds ou des astuces pour se procurer le matériel[2], des combines pour squatter des serveurs, faire installer des lignes téléphoniques par les mairies, bricoler des connexions. Il fallait aussi inventer ou adapter les outils informatiques. Par exemple, si tout le monde connaissait le détournement du minitel par les messageries roses, très peu savaient comment il pouvait être utilisé pour une communication interactive par les listes de diffusion. Celles-ci devaient sans cesse être aménagées suivant les demandes des enfants et des enseignants, l’usage qui en était fait et ce qu’il nécessitait. Des enseignants y travaillaient tous les jours (plutôt toutes les nuits !). Pour réaliser les magazines télématiques, les enfants préparaient chaque page écran sur des feuilles où était reproduit le cadre quadrillé en pixels, puis faxaient la page à un des enseignants du groupe qui la transformait en langage informatique et la mettait en ligne ! Ce faisant, c’était une autre écriture, adaptée à l’espace où elle devait être couchée, qu’il fallait inventer[3]. C’est d’ailleurs le propre de tous les nouveaux supports de communication qui nécessitent des langages quelque peu différents suivant ceux qui sont utilisés. Les SMS ne détériorent pas la langue française, ils créent une autre syntaxe (presqu’une autre langue) propre et à l’outil et aux communautés qu’il crée.

Je pourrais aussi signaler les PAO qui ont peu à peu supplanté l’imprimerie (quand ce n’était pas les profs qui faisaient les mises en page !), le fax introduit en 1989 dans soixante classes du réseau Freinet (suite à une tractation avec la société Alcatel qui avait besoin de publicité pour cet outil !), etc.

Internet, tous les appareils numériques, ont simplifié tout cela. Paradoxalement, la banalisation a plutôt fait régresser les pratiques de communication dans pas mal de classes. Cependant le groupe qui travaille dans le sens d’une école du 3ème type continue l’appropriation créative du numérique dans l’invention et l’utilisation d’outils bien plus adaptés que les facebook et autres twetter et qui sont sans cesse améliorés ou modifiés suivant les demandes des classes qui s’en servent (Arbuste).

Bien sûr que le numérique fait partie d’une école du 3ème type. Mais exactement comme le crayon bic a été naturellement utilisé en premier dans des classes Freinet ! Il est avec les marteaux, pinceaux, jardins, livres… Il n’est pas à subir ou à être appris, il sert à faire. C’est ainsi aussi qu’il n’asservit pas.

Cenumerique33 qui est important de comprendre, c’est que dans le mouvement Freinet et dans une école du 3ème type il n’y a pas eu besoin d’adapter un enseignement à l’usage de technologies. C’est parce qu’en amont il y avait une autre approche de l’acte éducatif, des apprentissages et de l’école, qu’elles se sont naturellement inscrites dans des pratiques pré-existantes qui privilégiaient l’interaction (le tâtonnement expérimental) et l’interrelation. Si l’usage de ces technologies dans l’école est devenu une nécessité sociétale, il devra nécessairement modifier les approches traditionnelles, sinon le numérique ne fera que remplacer de façon identique les manuels en ayant pour seul avantage d’alléger les cartables.

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[1] Le logo était le langage informatique créé par le pédagogue et mathématicien Seymour Papert permettant à des enfants comme des adultes de rentrer dans un langage et sa sémiotique tout en construisant un certain nombre de notions, des plus élémentaires jusqu’aux plus sophistiquées. Un vieux TO7 dédié à ce seul langage a été utilisé dans ma classe jusqu’à ma retraite (1996). Il devrait être réintroduit dans toutes les classes aujourd’hui, du primaire au secondaire !

[2] Au début et comme beaucoup d’autres outils (appareils photos, magnétophones, caméras…), les premiers ordinateurs étaient ceux… des enseignants ! Parfois le minitel était… chez l’instituteur !

[3] Un marin de la Calypso nous envoyait chaque semaine de magnifiques et longues lettres racontant sa vie sur le bateau et l’expédition sur la barrière de corail. Chacune de ses lettres était transformée en un seul écran qui ne pouvait transcrire le texte mais qui devait traduire ce qu’il exprimait. Ce qui produisait une écriture et une lecture qui n’avaient plus rien à voir avec la syntaxe de l’écriture gutenbergienne et avait même stupéfié des profs de lettres.

Commentaires
I
"L'école de la vie ne peut effectivement se passer de jardin ou de numérique"<br /> <br /> <br /> <br /> En tout cas, les pontes des entreprises informatiques de ce monde envoient leurs enfants dans des écoles sans écran (NY Times été 2014) ... comme quoi, réussir sa scolarité n'est en aucune manière lié à l'utilisation de la technologie. Il se pourrait même que ce soit le contraire.<br /> <br /> <br /> <br /> A méditer
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C
Je vous remercie vivement pour cette longue réponse.<br /> <br /> Elle replace le numérique dans une autre position que celle de remplacer les profs ou d'être un outil qu'utilisent les profs pour compléter ou agrémenter leur enseignement.<br /> <br /> J'aime beaucoup l'analogie entre numérique, marteau, jardin, livres !<br /> <br /> L'école de la vie ne peut effectivement se passer de jardin ou de numérique ! Quoique malheureusement le numérique soit plus présent que les jardins !
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