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Le blog de Bernard Collot
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30 décembre 2014

Celles et ceux qui changent l'école : la mutualisation

 

mutualisation

On parle sans cesse d'innovation et le fil à couper le beurre se ré-invente quotidiennement, mais pourvu qu'il soit estampillé à l'avance... et qu'il ne soit pas trop dérangeant pour le système. On va même le chercher ailleurs, comme Charpack qui est allé chercher avec la main à la pâte aux États-Unis ce qui existait depuis un siècle en France ! 

Il y a plus de cent ans que des enseignants innovent, recherchent, mais ce qu'on ignore, c'est qu'ils ont constitué un immense et permanent laboratoire de recherche, bien plus fécond que tout ce qui est institué à grands frais et à grands coups médiatiques. Les grandes polémiques sur les notes, les méthodes, les programmes et autres évaluations feront éclater de rire ceux qui dans un siècle ou deux se pencheront sur l'histoire de l'éducation, si tant est qu'une partie de cette histoire n'ait pas été occultée (j'en ai narré une partie dans "La fabuleuse aventure de la communication").

Non, ce ne sont pas les experts patentés, les beaux textes lyriques qui foisonnent sur ce que devrait être l'école ou le pas d'école... qui feront changer l'école. Ce sont bien ces praticiens qui s'y attellent sur le terrain depuis des décennies dans un tâtonnement expérimental et surtout une mutualisation permanente de leurs recherches et de leurs tâtonnements.  C'est cela... le truc : la mutualisation.

Cette mutualisation qui mène vers des pistes imprévues, qui peut mener jusqu'à une école du 3ème type (l'autre paradigme), elle peut s'organiser, mieux, s'auto-organiser. Un ami, Philippe Ruelen, qui poursuit avec d'autres ce travail de fourmi sur la liste de diffusion citée en dessous du billet,  a extirpé ce vieux texte sur les principes qui valident ces laboratoires informels. 

     

Le laboratoire des CREPSC

 Contexte de la constitution d'un laboratoire de praticiens

 Il existe dans les mouvements pédagogiques français, et en particulier dans le mouvement Freinet, une très longue tradition de "recherche" entre praticiens (depuis 1920). Recherche se situant en dehors des institutions et basée sur le bénévolat, le militantisme et la passion d'un petit nombre d'enseignants (en proportion du nombre total d'enseignants de l'Éducation nationale).

Cela se traduisait par :

- une quantité astronomique d'échanges épistolaires, individuels, croisés, collectifs.

- L’utilisation d’outils originaux comme les cahiers de roulement : un enseignant abordait un sujet, une préoccupation, un problème sur un cahier d’écolier, l’envoyait à l’enseignant suivant qui pouvait réagir en marge, prolonger le texte initial avec ses propres constats, difficultés, essais, pouvait le faire rebondir… et l’envoyait à l’enseignant suivant jusqu’à ce que le cahier revienne au premier et recommence un cycle.

Il y a même eu des « cassettes de roulement » où le support d’échange était une cassette audio où, selon le même principe que les cahiers de roulement, chacun s’enregistrait ! Cette expérience avait aussi comme objectif de mettre chaque enseignant dans la situation où l’on mettait les enfants qui, eux aussi, produisaient des enregistrements qu’ils s’échangeaient.

Les multilettres étaient également très utilisées.

Plus classiques, des bulletins internes étaient également produits qui relataient expérience, tâtonnements, idées des praticiens et par les praticiens eux-mêmes. Le plus célèbre d’entre eux était « techniques de vie ».

- L’organisation de « chantiers » où des groupes travaillaient sur des thèmes spécifiques (maternelles, mathématiques, sciences, français, art, etc.) chaque chantier produisant des écrits.

- Des rencontres in situ dans les classes des uns ou des autres avec des enfants en activité, des rencontres départementales, des rencontres de chantier, stages, séminaires, congrès bisannuels….

- De production d'écrits, brochures, livres, revues...

Ce bouillonnement était essentiellement synthétisé, dynamisé par Célestin Freinet qui avait créé l'Institut Coopératif de l'Ecole Moderne. Cela a été le "mouvement Freinet" qui perdure aujourd'hui en poursuivant la même activité. Mais l'ensemble de cette recherche permanente tournait et tourne toujours autour de ce qu'on appelle "la pédagogie Freinet" que ce dernier avait instaurée avec les pionniers de son époque et qui sert de référence. À la disparition de Freinet (1969), le mouvement a perdu celui qui était le synthétiseur de tous les tâtonnements et expériences.

Si Célestin Freinet est aujourd'hui reconnu et ses écrits font l'objet de travaux universitaires, si quelques-unes des pratiques instaurées et mises en œuvre par le mouvement Freinet ont été reprises à certains moments par les instructions du ministère de l'Éducation nationale (malheureusement hors de leur contexte et sans prendre en compte ce qu'elles impliquaient sur le système éducatif), il n'a jamais été pris en considération le fait qu'elles étaient la résultante d'une recherche collective s'appuyant sur des constats et un tâtonnement quotidien.

L'évaluation des très rares établissements fonctionnant à partir de la pédagogie Freinet, et manifestement avec succès, n'a été faite qu'une seule fois et tout dernièrement grâce à l'initiative d'une équipe d'universitaires de Lille qui a établi un protocole sur cinq ans et dont les travaux commencent seulement à être publiés en 2008 (école Freinet de Mons en Bareuil). À noter que cette école s’est instituée en école fonctionnant en pédagogie Freinet dans le cadre des établissements expérimentaux, les chercheurs universitaires n’intervenant en aucune façon dans l’orientation des pratiques, leurs travaux consistant en l’observation neutre et l’élaboration de constats de l’extérieur. L’expérience ne se place donc pas dans ce qu’on peut appeler la banalité quotidienne des enseignants. Il s'agissait d'évaluer les effets d’une pédagogie particulière.

Avec l'arrivée de la télématique dont se sont emparés une partie de ces enseignants militants et leurs classes (1983 !) puis d'internet (1995) la recherche collective a pu prendre une dimension impressionnante, tant dans l'intensité des échanges que par la mise à disposition instantanée des productions, de leur critique ou de leurs prolongements, dans la possibilité d’interactions en temps réel, donc directement intégré dans les tâtonnements individuels et collectifs.

La recherche enseignante se déroule, dans les faits, toujours en temps réel (dans chaque moment de la classe). L'usage intensif des messageries, des sites de capitalisation, a permis que l'expression de cette recherche s'effectue elle aussi en temps réel. Les "nouvelles technologies" ont pu apporter une autre dimension à la recherche praticienne et aux tâtonnements expérimentaux collectifs. Elles ont modifié les façons empiriques dont les groupes produisaient une réflexion, ce que j’ai pu traduire en une méthodologie générale, puis en une méthodologie spécifique aux CREPSC C’est aussi une façon de produire les effets de ce qu’on appelle l’intelligence collective.

 Nous avons constitué, vers 1989, un groupe d'enseignants dont une partie, à l'origine, provenait :

- de classes uniques (classes multiâge d'enfants de 4, 5 ans à 10, 11 ans) parce que nous nous trouvions, face à une volonté gouvernementale d'éradiquer ces petites écoles, dans la nécessité d'expliciter nous-mêmes pourquoi ces classes étaient fécondes,

- une autre partie provenait du mouvement Freinet, et des CEMEA.

- une autre partie provenait de divers horizons pédagogiques.

Cela a été "les CentreS de Recherches des Petites Structures et de la Communication" (CREPSC), constitués en véritable laboratoire de praticiens.

L'objectif n'était plus de défendre une pédagogie ou de former des praticiens à une pédagogie ou d'inciter des praticiens à pratiquer une pédagogie (rôle des mouvements pédagogiques) mais d'explorer tout le champ éducatif de l'enfant et des collectifs d'enfants qui constituent une classe ou une école dans l'action continue que mène un enseignant. La recherche prenait en considération l’enfant dans ses processus de construction des langages dans le contexte global de l’école et de son environnement, des interactions et interrelations possibles, des conditions pouvant favoriser la construction des langages, l’action, les pratiques des enseignants n’étant pas les seuls éléments en prendre en compte. L’hétérogénéité de la composition des CREPSC (débutants, chevronnés, ruraux, urbains, origines pédagogiques différentes) est une caractéristique capitale.

Ce laboratoire ne fait donc aucun prosélytisme, accepte toutes les hypothèses, n'avance pas de préconçus, même si par la force de l'histoire, il est bien dans le prolongement de toutes les idées alternatives émises depuis longtemps en ce qui concerne l'école, dans la prise en compte des hypothèses émises depuis quelques décennies par les chercheurs de domaines forts différents (cybernétique, systémique, sciences cognitives, biologie, etc.)

Nous butions alors sur un certain nombre de problèmes :

- Le fondement de la recherche praticienne et sa fécondité repose sur le tâtonnement expérimental quotidien de chaque enseignant et sa mise en commun immédiate dans le tâtonnement collectif. Constat, hypothèse, action, constat, confrontation à d'autres constats, hypothèse...

Il ne s'agit donc pas de "recherche-action" au sens où on l'entend habituellement et qui concerne des enseignants se déclarant chercheurs, et où la recherche se déroule suivant un protocole préétabli, dans un champ défini et restreint, pilotée et cautionnée en général par un chercheur.

Pour nous, tout enseignant, débutant ou chevronné, est nécessairement chercheur et c'est sur le champ global de l'enfant, de l'école et de son contexte que se situe aussi nécessairement son tâtonnement. Ces échanges permanents constituaient donc une matière impressionnante mais, si elle permettait à chacun d'évoluer et d'avancer (mutualiser) elle devenait difficile à utiliser quant à en faire découler les constats, les hypothèses et les nouvelles pistes qui s'ouvraient. Ce d'autant qu'inscrit délibérément dans la complexité, l'ensemble des échanges est aussi nécessairement complexe. 

Ce que nous pouvions dire pouvait alors n'être considéré que comme intuitif, voire idéologique, et sans assise "scientifique".

Le premier problème a donc été celui de la capitalisation et de l'organisation de la "matière" produite quotidiennement de telle façon que l'on puisse en faire découler des constats et des hypothèses. Ces constats-hypothèses étant d’abord individuels, découlant de la chronologie des tâtonnements, ensuite collectifs, découlant de la chronologie complexe de l’ensemble des tâtonnements. Encore fallait-il pouvoir le percevoir.

C'est le processus lui-même du tâtonnement qui prend du sens et non pas le constat final comme dans la recherche classique.

- Le second problème a été de nous situer par rapport aux chercheurs. Pour que nos dires soient reconnus, y compris par nos pairs, il fallait expliciter sur quoi ils s'appuyaient, ce qui ne pouvait qu'être fondamentalement différent de ce sur quoi s'appuie un chercheur. D'ailleurs, l'expression praticien-chercheur prête à confusion puisqu'elle laisse supposer qu'il s'agit d'un praticien qui applique des méthodes et protocoles de chercheur. Nous sommes des praticiens... qui cherchons... par nécessité et obligation ! Nous ne travaillons donc pas avec des chercheurs. Nous considérons qu'il s'agit de deux domaines foncièrement différents, parallèles, mais pouvant s'éclairer mutuellement. Nous avons d'ailleurs pu le faire à quelques occasions, particulièrement ave l'INRP (Institut National de Recherche Pédagogique) à propos par exemple de la communication. Le fait que l'on puisse expliciter que les productions des praticiens sont la résultante d'une méthodologie qui leur est propre, même si c'est une "méthodologie fluide" comme je l'ai caractérisée, permet aux chercheurs de la prendre en considération, d'alimenter leurs propres pistes de travail. À ce moment, on peut envisager une collaboration fructueuse entre ce qui devient des pairs. Les deux champs peuvent se compléter.

C'est de cette analyse que résultent les deux textes sur la méthodologie cités précédemment.

- Le troisième problème est inhérent lui à la disponibilité des praticiens. Tous consacrent un temps démesuré à la communication, quotidienne pour certains, de leurs constats, hypothèses, essais, tâtonnements, réactions. Si au début j'ai pu faire le travail, quotidien aussi, d'organisation de la capitalisation des échanges, cela devient difficile.

Le principe est aussi que chaque praticien puisse tirer lui-même, non pas une synthèse (la synthèse est du domaine du chercheur) mais les nouvelles hypothèses qu'il peut faire découler de l'ensemble. De façon à opérer de nouvelles confrontations pour définir d'autres orientations, d'autres champs à explorer.

Cette analyse par chaque praticien de la « matière » produite dans les échanges est fondamentale : le problème des sciences humaines est toujours celui de l’interprétation. Si les faits sur lesquels s’appuient les chercheurs sont incontestables (sauf malhonnêteté), ils dépendent de la façon dont ils ont été isolés, et leur interprétation dépend des intentions plus ou moins conscientes qui présidaient la recherche. Je prendrais l’exemple de fameux travaux aux États-Unis qui cherchaient à savoir l’efficience comparée des pédagogies axées sur l’enfant par rapport aux pédagogies axées sur la matière à enseigner. Les résultats d’un panel de classes représentant ces deux approches ont donc été étudiés. Interprétation : les pédagogies classiques sont plus efficientes. Or, d’une part on occultait le fait que l’on comparait des pédagogies qui doivent s’inscrire dans un système éducatif conçu pour l’une d’entre elles (comparer l’efficience de l’essence et du gasoil injectés dans un moteur à… essence !). D’autre part la comparaison s’effectuait sur un type de résultats lui aussi inhérent à la pédagogie pour laquelle le système est fait. On pouvait tout aussi bien interpréter ces résultats de cette façon : les pédagogies centrées sur l'enfant s'inscrivent difficilement dans un système centré sur les matières à enseigner !

La constitution de l’observation comme l’interprétation de ses résultats est donc toujours, subjective, contrairement aux conditions d’expérimentation et d’interprétations dans le domaine des sciences dites dures.

Cette subjectivité, dans la recherche praticienne, nous l’acceptons d’emblée. Et c’est de la confrontation ou de la convergence des subjectivités que nous pouvons en tirer une relative objectivité. D’où l’importance que chaque praticien puisse aller au bout de sa propre subjectivité en l’exprimant (sa propre analyse) et en la remettant dans le fond commun. C’est un point capital de la recherche praticienne.

Dans un tel laboratoire, il serait indispensable qu'un temps de recul soit dégagé pour chaque praticien en faisant partie. Ce qui est impossible en France ! Ceci est notre plus gros problème ! Un problème de moyens ! Ce qui implique cependant l'indépendance et la liberté absolue de tout groupe de recherche par rapport à l'institution, autonomie qui seule peut être féconde parce que pouvant éventuellement déboucher sur des remises en question institutionnelles. Problème récurrent, pas seulement en ce qui concerne la recherche praticienne !

Ce type de recherche s’axant sur une méthodologie fluide est nouveau. Les premiers résultats que nous constatons en ce qui concerne l’évolution, l’autoformation et la co-formation des praticiens s’avèrent très riches. Ils démontrent aussi que la formation, en matière d'éducation, ne consiste pas en l’apprentissage de méthodes, en la reproduction de modèles, mais en une recherche personnelle incluse dans une recherche collective. Et ce d’autant plus qu’elle s’effectue entre pairs, dans un climat de reconnaissance mutuelle et de confiance, voire dans un climat affectif. L’investissement personnel et les remises en question sont plus importants que les savoirs ou compétences affichés.

Le second point qui débouche sur des avancées quant à la conception de l’éducation et de l’école, les nouveaux repères sur lesquels elle peut s’ancrer sont riches en promesses. Ce qui a été fait avec les « moyens du bord » a déjà produit des perspectives nouvelles. Reste à dégager les moyens qui permettraient de poursuivre normalement et de façon multiple et généralisée ce travail, pour l’instant possible seulement dans le cadre de la militance, mais aussi limité de ce fait

Bernard COLLOT, juin 2008

CREPSC

 Des extraits de cette mutualisation ont fait l’objet de la publication « Conversations décousues » TheBookEdition.com

Exemples d’échanges Les arbres de connaissances ou structure et communication

Cet espace de recherche sur une liste de diffusion perdure aujourd’hui ici : http://arbustes.net/inscription

 

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