Charlie, suite : Sortir du piège du « éduquer à »
Dans toutes les analyses, les recherches des causes et des responsabilités qui ne manquent pas lorsqu’un événement est suffisamment bouleversant et surtout inquiétant, l’école apparaît bien et met un bon nombre d’enseignants dans un certain malaise. Est ressenti, plus ou moins confusément, une sorte de responsabilité alors qu’ils ne sont pas accusés, surgit l’interrogation honnête et douloureuse « mais qu’est-ce que j’aurais dû faire ? »
Parce que tous ces adolescents, adultes, vieillards ont bien été des enfants ayant passé la plus grande partie de leur jeunesse à l’école.
« Il faut éduquer à la tolérance, aux valeurs de la République, etc… », combien de fois ai-je entendu cette incantation depuis que je suis devenu à peu près adulte.
Éduquer à ! Au vu des résultats l’éduquer à n’a rien empêché, toutes les horreurs commises partout l’ont bien été par des éduqués à, dans l’indifférence ou la complicité d’autres éduqués à ou convaincus d’avoir été éduqués à.
Encore une fois, nous sommes quelques-uns à dire et redire dans le désert que ce qui éduque, c'est-à-dire ce qui contribue à ce qu’un enfant devienne tel ou tel adulte, c’est tout l’environnement physique et social dans lequel il vit. Nos attitudes, nos comportements, ce que les institutions imposent, ce que les habitus font prendre pour vérités, ce à quoi les uns et autres sont soumis et se soumettent passivement, etc. C’est l’interaction avec cette masse d’informations qui éduque, et les scientifiques nous disent aujourd’hui que c’est neurobiologique, que c’est comme cela que se construit le cerveau qui pilote chacun.
Parce qu’il paraît anodin, je prends souvent l’exemple de la coupe du monde de foot et le flot d’images, de commentaires, de vocabulaire qui est déversé à cette occasion dans un engouement qu’il serait mal venu de contester puisque c’est… du sport ! Et le sport, dans ce qui est présenté et mis en valeur, n’est qu’un combat, avec des adversaires qui deviennent facilement des ennemis à éliminer… puisque l’élimination est ce qui conduit à la victoire. La coupe du monde, entre mille et autres choses, éduque bien plus fortement que n’importe quel… éducateur.
Dans ce temps de construction de l’enfant en adulte, l’école en occupe la plus grande partie, la partie où physiologiquement, intellectuellement il est le plus actif, le plus dispos. La question de l’école est bien comprise comme essentielle, mais on n’arrive pas à se sortir du « des éducateurs doivent éduquer à…».
Par le éduquer à, l’école a parfois préparé sciemment aux massacres qu’elle fait pleurer ensuite (par exemple que ce soit en France ou en Allemagne avant la guerre de 14-18). Elle était bien aidée par tout l’environnement social et la masse d’informations qu’il produisait, les comportements… Il n’y a pas de doute, par le pouvoir du éduquer à, de la morale, de l’exercice de la soumission, l’école avait bien éduqué à, avait transmis des valeurs, entre autres celles du patriotisme irréfléchi et du sacrifice !
Mais suffit-il de changer la morale à diffuser, suffit-il que les éducateurs ayant un pouvoir aient de bonnes intentions (ce que je ne mets aucunement en doute), suffit-il que l’école distribue une autre alimentation prédigérée pour que les enfants qui en sortiront soient les humains qu’on aimerait qu’ils soient, qu’on aimerait être ? Qu’on aimerait être et qu’on aimerait vivre parce que c’est peut-être cette aspiration qu’ont manifesté consciemment ou inconsciemment les millions qui se sont rassemblés ces jours réellement historiques, historiques si la flamme allumée ne s’étouffe pas, ne soit pas étouffée[1].
Tous les adultes d’aujourd’hui qui ont quelque mal à vivre ensemble ont bien été éduqués par l’école, une école qui ne prônait pourtant pas la haine, une école qui s’évertuait à faire vivre ensemble, des enseignants qui dans leur immense majorité et honnêtement étaient démocrates, tolérants.
Il est inutile que je ressasse encore tout ce que j’ai pu dire et écrire, ce que beaucoup d’autres ont dit et écrit, sur les fondements et le fonctionnement de l’école traditionnelle et ce qui en résulte pour les enfants et la société. Il n’empêche que, malgré l’émotion, malgré la volonté sincère de tous les enseignants, ce matin des milliers d’enfants et d’adolescents sont mis en rangs, sont conviés à écouter, à parler si on le leur demande ou si on les autorise, à être réprimandés ou sanctionnés s’ils ne sont pas conformes à ce qu’on attend d’eux, à exécuter ce qui leur est demandé pour leur bien et que beaucoup auront le plus grand mal à exécuter… Peut-être qu’il y aura des moments particuliers où, sur l’injonction même de la ministre, ils seront écoutés… pour comprendre. Faut-il d’ailleurs que l’événement ait été fort, que le refus de quelques-uns de se conformer à ce qui semblait universellement moral ait été inquiétant[2], pour qu’il se dise à cette unique occasion « Il faut les écouter pour essayer de comprendre ». Passé ce moment exceptionnel, pour bien d’autres choses, tous pourront-ils continuer de s’exprimer, être écoutés ? Et ce sans troubler le fonctionnement de la machine scolaire, l’ordre du programme, tout ce qu’il y a à exécuter ?
Est-ce qu’expliquer, comme je l’entends sans cesse depuis quelques jours, ce qu’on appelle dérives, déviances par le fait que des milliers de jeunes sortent de l’école sans diplômes est crédible ? J’entends aussi beaucoup : l’école doit transmettre des valeurs. Deux mots ressassés depuis des décennies, transmettre et valeurs. Au moins en ce qui concerne les connaissances, les compétences, aujourd’hui on sait qu’elles ne se transmettent pas comme déjà Montaigne le disait : « L’élève n'est pas un vase qu'on remplit. ». Quant aux valeurs, c’est un concept assez flou et fluctuant[3] suivant ce qu’une société veut imposer. Admettons que « liberté » soit une « valeur ». Qu’est-ce qu’on peut transmettre si ce n’est se l’appliquer à soi-même et permettre et accepter que d’autres le soient aussi, libres ? Puis constater qu’on ne l’est pas, qu’on ne le permet pas, que ce peut être dangereux, qu’il y en a qui en meurent… et le terme n’a plus beaucoup de sens et de valeur, jusqu’à ne plus être crédible lui non plus.
Pour sortir d’un piège
L’intérêt de l’interrogation sur l’école qui surgit après le drame est au moins celui de faire apparaître le piège dans lequel beaucoup d’enseignants de bonne volonté sont enfermés. Enfermés par leurs propres représentations, enfermés par un système dont les finalités restent floues et dont au moins une, affichée, n’est plus atteinte : former les citoyens dont une République aurait besoin. À noter que cela a toujours été dont une République a besoin et non pas dont une société aurait besoin. Tant que la République a eu besoin de citoyens bien conformes et soumis à des règles auxquelles ils n’avaient pas participé, cela a presque réussi : la dite République a pu les envoyer dans les tranchées, en Algérie, ils ont fermé les yeux devant les rafles, accepté les inégalités, se sont soumis à une économie de marché, ont été de simples consommateurs quand ils pouvaient consommer … La République en contrepartie leur garantissait un travail pour survivre. Et puis, il y en avait qui tiraient leur épingle du jeu en récompense d’une soumission qualifiée de « bons élèves ». Je pense d’ailleurs que tout aurait pu continuer dans le meilleur des mondes pour les uns, le plus mauvais pour d’autres, si la République et son levier l’école avaient continué à assurer la contrepartie à la soumission et à la conformité : un travail pour au moins survivre si ce n'est pour vivre. Mais la République, même si elle aurait pu devenir une meilleure République, est soumise à son tour à une autre machine beaucoup plus puissante, celle des multinationales, des financiers, de quelque chose de virtuel : l’économie de marché et ceux qui en détiennent les rênes et les profits ; c’est de facto à leur service qu’est l’école.
C’est cette finalité peu évoquée à laquelle il faut tordre le cou.
Mais, bien sûr, tout le monde, c'est-à-dire le peuple, pense que l’école c’est pour que les enfants apprennent à écrire, lire, compter et ce qu’ils doivent savoir qui n’est pas censé être appris ailleurs (le fait que cela ne se ferait pas ailleurs ne peut plus être affirmé aujourd’hui). Finalité simple : oui les enfants ont besoin, dans notre monde, de posséder un certain nombre de compétences, de s’approprier des savoirs non seulement pour s’y insérer et y vivre, mais aussi pour y être acteurs, autonomes, libres. Ce sont des pouvoirs que tous les révolutionnaires, tous les humanistes ont revendiqués pour la libération des peuples et les citations comme celle de Mandela (l’éducation est l’arme la plus puissante pour changer le monde) ne manquent pas.
Mais c’est cette définition ou cette finalité qu’au moins les enseignants employés pour ce faire pourraient décliner autrement : Ce que l’école doit contribuer à développer au plus loin pour chacun, ce sont les outils neurocognitifs qui créent des représentations permettant l’appréhension, la compréhension et l’agir dans les différents mondes créés par notre social-historique. Ces outils, je les ai appelés langages[4]. La sociabilité aussi dépend des outils neurocognitifs qui permettent d’appréhender les autres.
Ces outils ne dépendent pas de la transmission, de l’éduquer à : comme celui qui permet la parole, ils se construisent dans l’interaction avec l’environnement physique et social, dans l’interrelation, dans le tâtonnement expérimental. Autrement dit, ils se construisent dans la vie, quand on n’empêche pas la vie. L’école ne devrait alors qu’être un espace de vie avec un environnement un peu particulier qui contribue à côté des autres espaces sociaux, avec les autres espaces sociaux, à la construction au plus loin de tous les outils langagiers, à la construction d’un enfant en adulte autonome.
Comment les enfants « apprennent », c'est-à-dire se construisent cognitivement, ne devrait plus faire aujourd’hui l’objet de polémiques tant les exemples probants (pédagogies alternatives, école du 3ème type) et les travaux scientifiques sont nombreux depuis des décennies. Ce simple « comment » devrait donc enfin faire consensus, au moins chez les enseignants. Or, c’est bien à partir de cela que changent radicalement toute la conception et le fonctionnement de l’école. Celle-ci ne peut être alors qu’un espace physique et social où des enfants et des adolescents se retrouvent pour réaliser librement une multitude de projets individuels ou collectifs dans un environnement, une auto-organisation et avec des adultes qui incitent à utiliser, construire, faire évoluer dans leurs projets les principaux langages dont ils auront besoin dans le monde d’aujourd’hui. C’est la libre initiative qui est privilégiée et non la soumission à ce qu’il y a à exécuter.
C’est à partir de cette simple réalité, quasiment technique, qui rend obsolètes tous les carcans pesants qui emprisonnent, sélectionnent, catégorisent, séparent, stigmatisent, font peser les menaces de l’échec (programmes, évaluations, matières, répartition en niveaux…), c’est à partir de cette nécessité qu’enfants et adolescents sont amenés à vivre et à construire une vraie sociabilité. Parce que, qu’est-ce qui justifie l’instauration de règles, la modification de comportements, la création d’habitus pour un vivre ensemble ? Que ce vivre ensemble permette et soit nécessaire pour être et faire parmi et/ou avec les autres (et non pas exécuter), ce qui nécessite d’une part la reconnaissance des uns par les autres, d’autre part l’auto-organisation collective. On ne vit pleinement ensemble que si on a intérêt à vivre ensemble, et le moteur n’est pas être et avoir, mais être et faire… et, techniquement, pour apprendre il faut faire[5]… cqfd !
Ce n’est pas seulement valable pour l’école que l’on peut accepter comme espace un peu plus orienté et favorable à la construction des langages sociétaux (écrit, mathématique, scientifique, artistique), c’est aussi valable pour tout l’espace public qui devrait être en osmose avec l’espace scolaire. C’est aussi valable pour l’espace familial. Dans tous ces espaces qui s’inscrivent et interagissent alors dans un écosystème devenant éducatif, ce sont des entités sociales qui doivent se construire, s’auto-créer.
Le éduquer à n’a plus de sens ! C’est bien la vie qui éduque, quoi que l’on fasse. En permettant une autre vie, au moins à l’école, enfants et adolescents s’éduqueront autrement, comme êtres sociaux.
En prenant le problème à l’envers, en ne se préoccupant que de la construction cognitive des enfants et adolescents avec tout le bouleversement des représentations que cela implique, se construisent alors des êtres sociaux qui n’auront plus alors à se rassembler seulement quand ils se sentent menacés… par eux-mêmes.
Profs de tous bords, c’est possible dès… demain matin ! S’il ne faut pas compter sur le ministère pour refonder demain le système éducatif, si une école du 3ème type ne se crée pas d’un coup de baguette magique, dès demain vous pouvez commencer à vous engager dans une des pédagogies alternatives qui ont un siècle d’âge ! Dès demain vous pouvez trouver d’autres enseignants qui pourront vous y aider (mouvement Freinet, pédagogies actives, pédagogie sociale, Montessori…). Bien que tout dans le système éducatif actuel aille à l’encontre, nombreux sont celles et ceux qui malgré tout, plus ou moins loin, s’engagent dans les voies ouvertes par les grands précurseurs qui, eux, tous, voulaient le « plus jamais ça ».
Si tous les enseignants le comprenaient, osaient sans la permission ou l’adoubement de leur administration[6], alors l’opinion publique changerait, alors l’État serait bien obligé de refonder son école. Et il n’y aurait plus à pleurer, même hypocritement, les Charlies.
PS : Il y avait déjà près de 17 000 parents et enseignants qui avaient lancé un appel à la raison à la ministre de l'Éducation nationale, une grande partie pour une société où des événements comme nous les vivons ne se reproduisent plus. Quand y en aura-t-il des centaines de milliers ?
[1] Lors de ces deux jours, c’est peut-être la première fois que des millions de personnes ne se sont pas rassemblées derrière des chefs, des gourous, des mots d’ordre. Pour la première fois, ce n’était plus un troupeau. Les chefs qui vivent de la soumission de troupeaux l’ont bien senti et se sont empressés d’y apparaître en bonne place pour préserver leur propre avenir.
[2] Il s’agit des enfants et adolescents qui ont refusé de participer à la minute de silence instituée le jour du deuil national.
[3] • « Croyance durable selon laquelle un mode spécifique de conduite ou un but de l’existence est personnellement et socialement préférable à d’autres conduites ou buts » (Rokeach, 1968)
• « Préférences collectives qui apparaissent dans un contexte institutionnel et participent à sa régulation » (Boudon et Bourricaud, 1983)
• « Ce que les hommes apprécient, estiment, désirent obtenir, recommandent, voire proposent comme idéal » (Rezsohazy, 2006)
• « Adhésion des individus à des objectifs permettant de satisfaire des intérêts appartenant à des domaines motivationnels et ayant une importance plus ou moins grande dans la vie de tous les jours » (Schwartz et Bilsky, 1987)
[4] Voir le blog, mes ouvrages.
[5] Exemple : avec la musique et le rap, on peut s’engager dans l’écrit, la littérature, les maths… !!
[6] Le risque n’est pas si grand puisque le ministère ne dit plus que ces pédagogies n’ont pas de valeur et ne peuvent être utilisées. Liberté pédagogique proclame-t-il. Soyez libres !