gilets-jaunes

Que demandent gouvernants, politiques, aux gilets jaunes : structurez-vous ! Désignez des leaders !

Qu’entendent-ils par structure ? Un cadre semblable à celui de toutes les institutions, à celui dans lequel ils occupent des positions de pouvoirs. Un cadre hiérarchisé  avec différents niveaux qui font que la base populaire originelle n’a plus aucune influence sur les niveaux supérieurs en dehors de faussement les légitimer,  dirigé par des leadeurs qui négocieront avec les leadeurs institutionnels, négociation éventuelle qui ne pourra sortir elle-même du cadre institutionnel… qui est justement celui qui a conduit à une révolte

Il est évident qu’il n’y a aucune chance pour que la moindre attente des GJ puisse être satisfaite dans le cadre institutionnel et qu’il leur sera opposé constitution, budgets, dette, concurrence, compétitivité, coût du travail, Europe, mondialisation, etc. etc. Quitte ensuite aux leaders GJ, autoproclamés ou élus, à aller expliquer aux troupes GJ qu’ils ont quand même obtenu quelques miettes et qu’un petit obtenu vaut mieux que rien du tout. C’est toujours comme cela que ça s’est passé. La partie du peuple oppressé quémande une aumône de la part de ses oppresseurs, maîtres des institutions et des modes de vie qu’ils leur imposent.

 Les GJ ne sont pour l’instant pas structurés ainsi, mais ils le sont sous la forme de l’auto-organisation.

L’auto-organisation n’est pas un cadre donné en préalable dans lequel il faut s’inscrire. C’est ce qui surgit et ce que se donne un ensemble de personnes réunies dans un espace (ronds-points !) pour des raisons et des intérêts communs. L’auto-organisation a la particularité d’évoluer en permanence suivant son efficience pour prendre en compte les uns et les autres, suivant les nouvelles personnes qui s’y joignent,  suivant les compétences utilisables des uns et des autres, suivant les circonstances et les situations, suivant l’évolution des objectifs qu’elle veut atteindre. Elle devient bien une intelligence collective qui construit au fur et à mesure sa pensée, détermine ses besoins, ses actions. Le GJ en ont donné une éclatante démonstration : constitués à partir du simple refus d’une taxe, ils en sont venus à la nécessité de l’existence de référendums citoyens !

Dans l’auto-organisation il n’y a pas de leadeurs. Si elle a besoin d’être représentée (par exemple pour agir avec d’autres auto-organisations) elle désigne une personne parmi elle pour porter exactement ce que le groupe aura réfléchi et élaboré, personne qui aura à rendre compte au groupe du résultat de son mandat pour que le groupe décide de la marche à suivre suivante.

Les auto-organisations constituent alors entre elles une autre entité s’auto-organisant elle-même pour atteindre un objectif devenant commun à toutes, servant les intérêts communs de toutes. C’est bien dans les échanges entre les divers groupes de GJ qu’une idée impensable au départ comme le référendum citoyen est devenue commune à tous.[1]

Il n’y a pas les strates successives et instituées des structures classiques qui diluent au fur et à mesure l’expression et la volonté déformée, supposée ou prêtée à la base (« les français disent, les français veulent… ») pour laisser le pouvoir à un certain nombre jusqu’à la dernière strate (gouvernement) qui n’agit alors que pour ses propres intérêts. L’énorme problème du vote c’est qu’il n’est pas basé sur ce qu’a élaboré un ensemble de citoyens, désignant ou élisant une personne pour le défendre et le rendre effectif. Il n’est que l’adhésion vague à ce que proposent et promettent des personnes qui ont les mêmes moyens que la publicité pour en quelque sorte se vendre. La fausse démocratie actuelle s’inscrit parfaitement dans ce qu’on appelle « la logique des marchés ».

Dans le cas présent, l’action des GJ auto-organisés ne peut qu’aboutir à une autre conception de la vie sociétale (politique, économique, financière, agricole, etc.) puisque c’est bien tout ce qui est institué qui a conduit partout à misérabiliser un nombre sans cesse croissant et a conduit parallèlement à l’effondrement très proche de nos sociétés si ce n’est de notre espèce et de ses ressources (l’histoire du climat ne peut se situer que dans cette perspective).

Je n’ai pas appris cela dans des livres. Comme je l’ai sans cesse expliqué, ce sont les enfants de ma classe unique et ceux d’autres classes uniques que j’ai appelées écoles du 3ème type qui me l’ont appris et fait vivre avec eux pendant 35 ans. Lorsque des visiteurs venaient dans mon école, étonnés par la liberté de chacun et la complexité des activités qui ne généraient aucun désordre,  ils se demandaient toujours « mais où sont les règles qui régissent cette complexité ? Qui dirige, surveille, contrôle ? Qui est responsable (leadeur) ? »Et même, souvent, « mais où est le maître ? » qui effectivement n’y était même pas.

Bien sûr, cette auto-organisation, nous « les maîtres », y avons été un peu pour quelque chose. Mais pas en sachant et anticipant à l’avance ce qu’elle devait être. Nous avons appris sur le tas, en tâtonnant, en le découvrant au fur et à mesure, comment nous pouvions aider chaque enfant ainsi que le collectif d’enfants à prendre en compte l’être, l’autonomie, les besoins, les intérêts, les idées de chacun dans un système devenu vivant et lui-même autonome. C’est de ce système vivant qu’émanait une intelligence collective. Cela se faisait surtout dans la réunion quotidienne, pilier central d’une structure dissipative[2] décrite par le physicien Ilia Prigogine. Cette réunion quotidienne était ce que pourraient être aujourd’hui les assemblées citoyennes de Gilets jaunes. Aujourd’hui, nombreuses sont les personnes qui ont acquis le savoir faire, la pratique de l’aide aux organisations horizontales, en restant neutres c’est à dire sans orienter les groupes (assemblées citoyennes par exemple) vers des objectifs qui n’émaneraient pas d’eux (ce qui serait de la manipulation).

Ce qui disparaît dans les auto-organisations en même temps que les leadeurs  c’est la notion de pouvoir. Pour qu’il y ait pouvoir accaparé par des leadeurs, il faut que les membres d’un ensemble ne se pensent pas capables d’exprimer ou n’osent pas s’exprimer, se contentant d’adopter alors la position de l’un ou l’autre des leurs maîtrisant mieux le pouvoir de la parole et en se contentant de les suivre. L’émergence d’une pensée et d’une volonté collective n’est plus possible. La partie la plus importante du travail de nous éducateurs était d’abord d’aider tous les enfants à oser exprimer, bien avant que de « bien s’exprimer », à s’écouter, à chercher à comprendre l’autre. Ce n’était que lorsque cette confiance mutuelle des uns aux autres était établie, que le collectif pouvait orienter sa vie et ses actions dans des consensus obtenus et non dans des votes[3]. Nous savons que les constructions cognitives (apprentissages) résultent de l’infinité d’interactions indéterminées rendues possibles avec l’environnement. Nous avons appris que la construction de groupes sociaux et par extension d’une société ne pouvait naître que d’une infinité d’interactions sociales non déterminées et cadrées.

Dans nos écoles devenues des systèmes vivants, il n’y avait pas de pouvoirs à assumer (ou à conquérir) mais des tâches nécessaires à la collectivité à se partager. On parle beaucoup dans la société actuelle du partage des richesses, beaucoup moins du partage de ce qui est nécessaire à la subsistance et la vie de la collectivité. La fameuse ascension sociale consiste surtout à ce que quelques-uns laissent aux autres le soin et la pénibilité de ce qui est ingrat, avec en plus la privation de la vraie richesse qu’ils produisent, si la richesse n’est que ce que produit un collectif pour que chacun vive bien. Toute l’histoire des salaires est là, ce qui est le plus indispensable est le moins rémunéré.

Bien sûr dans nos classes uniques il ne nous fallait pas attendre que l’institution Éducation nationale nous donne un feu vert qui aurait été à l’encontre de ce pourquoi les États ont créé des écoles. Nous l’avons fait en utilisant toutes les failles de ladite institution, en trichant sans vergogne avec ce qu’elle imposait, en étant quasiment des clandestins. Lorsque l’Education nationale a constaté que les « résultats » de nos classes uniques étaient supérieurs à la moyenne nationale, elle s’est acharnée au contraire à les éradiquer, essentiellement parce qu’elles mettaient à mal toute la conception, la finalité et l’architecture du système éducatif.

Il est donc vain de demander à des institutions de se modifier, de prendre des décisions qui iraient à l’encontre de ce qu’elles sont et de ce qu’elles défendent, en particulier leurs pouvoirs,  leur répartition des richesses et leur exploitation des ressources et du travail. Tout au plus elles ne prendront en compte des demandes qu’en les dénaturant de leur sens. Mais, moins on jouera leur jeu (la violence en fait partie), moins on s’adressera à elles, plus on se tournera vers l’ensemble des citoyens pour qu’ils participent eux aussi à une intelligence collective à laquelle personne n’a jamais été convié, plus il y aura une force[4] qui imposera enfin tous les changements politiques, sociaux et sociétaux devenus urgents.

La révélation apportée par ces enfants a été pour nous l’étonnante capacité innée des êtres humains à être une espèce sociale, capacité inhibée par tout ce qui a été institué depuis longtemps par des minorités (dont l’école telle elle est). Cette capacité on la ressent justement dans les groupes de GJ qui se sont spontanément créés.

C’est la même aventure de création d’une humanité sociale que nous avions vécue avec les enfants, que vivent aujourd’hui les Gilets jaunes. Étendre, mener à terme envers et contre tout cette aventure est vital pour l’humanité.

J’ai abordé le rapport entre école du 3ème type et société dans beaucoup de textes, entre autres l’école du 3ème type est-elle révolutionnaire ? ou petites structures hérérogènes

Voir aussi les billets précédents à propos de GJ.


[1] Si au niveau local l’auto-organisation, la production d’une intelligence collective et sa déclinaison en action est facile, c’est plus difficile quand il s’agit d’un ensemble plus vaste d’auto-organisations en réseau. Si les réseaux sociaux comme FB ont permis une émergence d’un commun, ils accueillent une telle complexité dans des espaces virtuels se côtoyant qu’ils ont du mal à faire émerger d’un relatif flou ce qui peut se décliner en actions communes. Le numérique est un moyen, mais il faudrait que ce moyen évolue pour autre chose que d’interconnecter des objets. C’est l’aide et le problème sur lequel la communauté libre des chercheurs qui ont su produire des Linux ou autres Wiki devrait se pencher.

[2] Ilia Prigogine a distingué deux types de structures : celle des systèmes figés ou fermés (par exemple une roche), celle des systèmes vivants qu’il a appelé structure dissipative. Dans la première la structure qui agence tous ses éléments maintien le système dans son état initial, le protège de toute  perturbation intérieure ou extérieure. Soit il perdure, soit il est détruit ou se détruit par un autre phénomène qui est l’entropie qu’on peut traduire par l’usure. La seconde structure permet au système vivant de se modifier, d’évoluer en permanence, de s’adapter suivant ce qu’il perçoit de son extérieur comme de son intérieur. Nos institutions, l’école traditionnelle ont bien la structure des systèmes fermés, toute leur énergie est consacrée à se maintenir en l’état.

[3] J’ai narré dans « La fabuleuse aventure de la communication » quelques histoires étonnantes de ce que les enfants de ces écoles, petites structures en réseau, pouvaient réaliser.

[4] Pourquoi ma classe unique a tenu 35 ans face aux éradications de l’Education nationale ? Parce qu’elle était devenue peu à peu l’appartenance et l’intérêt de toute la population d’un village. Ce n’était plus seulement à un enseignant, à des parents que l’administration avait affaire.