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Le blog de Bernard Collot
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9 avril 2020

Le tâtonnement expérimental éducatif et social

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Voilà que tout le monde, parents comme enseignants, se trouve confronté au « tâtonnement expérimental éducatif ». Il n’y a pas qu’eux d’ailleurs, c’est quasiment toute la société qu’un virus va obliger à tâtonner pour s’organiser, ENFIN, différemment et peut-être intelligemment.

Si j’en ai fait un chapitre de « L’école de la simplexité », si j’ai utilisé sans cesse l’expression dans presque tous mes écrits, je m’aperçois que je n’en ai jamais fait un billet !

- Le tâtonnement expérimental, c’est le procédé « essais, erreurs » qui permet à un être vivant de s’adapter à une situation, à un évènement, à une perturbation ou d’aboutir à une finalité. Essai – constat (ou vérification) – re-essai – re-constat -…) Plus on découvre l’univers fabuleux des plantes, et plus on constate qu’elles aussi procèdent ainsi dans leurs adaptations nécessaires. J’oserais résumer le darwinisme par le « tâtonnement expérimental des espèces » !

- Le tâtonnement expérimental continu est le fonctionnement naturel du cerveau. C’est ainsi que se construisent, se complexifient ou s’inhibent les réseaux neuronaux dans la communication interactive avec l’environnement (exemple de l’apprentissage de la marche, de la parole, de la nage…). L’infinité de connexions possibles entre sa centaine de milliards de neurones s’effectue depuis sa naissance (et même pendant la gestation) suivant ce que lui transmettent ce que perçoivent les sens, ce à quoi il doit s’adapter. Il conserve et perfectionne les réseaux neuronaux qui s’avèrent efficients, modifie ou inhibe ce qui ne l’est pas. Aucune imagerie cérébrale, aucun nombre astronomique ne pourrait donner une idée de la quantité d’essais erreurs que fait en continu notre cerveau pour se construire et évoluer, et en particulier celui des enfants.

- Le tâtonnement expérimental est donc avec la communication le processus de la vie. « Dieu ne joue pas aux dés » disait Einstein reprenant le titre d’un livre de Henri Laborit. Si, face à une situation, une perturbation, une transformation de l’environnement… on ne peut y répondre par le tâtonnement expérimental, qu’il soit individuel ou collectif, c’est le dépérissement et la fin (l’effondrement disent les collapsologues). L’actualité nous en fait une démonstration cruelle.

- Les piliers de la pédagogie Freinet ont été la communication, le tâtonnement expérimental, la création et l’expression (la coopération n’en étant que la conséquence).

La pédagogie Freinet elle-même n’est pas le produit de la réflexion d’un homme, mais le fruit d’un étonnant tâtonnement expérimental, individuel et collectif, de centaines d’enseignants et d’enseignantes pendant des dizaines d’années (Freinet lui-même insistait sur l’expression « le mouvement de l’école moderne » qu’on a ensuite transformé en « mouvement Freinet »).

Tous les apprentissages sont la résultante d’un tâtonnement expérimental. Le plus visible est évidemment celui du langage scientifique : sciences… expérimentales ! Il a dès 1920 remplacé les « leçons de choses » dans le mouvement Freinet et les pédagogies actives. Il n’a eu un début de reconnaissance dans l’école publique qu’avec « la main à la pâte » lancée en 1996 par le prix Nobel Georges Charpak qui lui-même, ignorant superbement le mouvement Freinet, s’était inspiré du programme d’enseignement des sciences Hands on, créé en 1992 par Leon Lederman… à Chicago. Il n’empêche que le tâtonnement expérimental, dans l’enseignement des sciences expérimentales (!), n’est toujours pas généralisé !

Dans la pédagogie Freinet, absolument tous les apprentissages dans ce qui a été dénommé « méthodes naturelles » sont basés sur le tâtonnement expérimental. Cependant, comme pour Charpak, il s’agit généralement d’un tâtonnement expérimental dirigé, provoqué, orienté, devant aboutir à l’apprentissage que vise l’éducateur (et le programme !), scindé suivant les apprentissages visés. Ainsi il y a souvent les différents temps consacrés à tel ou tel type de langage (temps de l’écrit, temps des maths, temps des sciences…). Dans ces temps ou hors de ces temps, le tâtonnement peut être individuel, mais resitué ensuite dans la dynamique d’un temps de tâtonnement collectif. C’est ce temps de tâtonnement collectif qui permet les confrontations et la progression vers des notions, des savoirs, des savoir-faire.

Le tâtonnement expérimental ainsi conçu bute alors sur deux écueils : tous les enfants sont-ils disponibles au moment où on leur demande de tâtonner qui plus est pour ce qu’on leur demande ou propose ? Y trouvent-ils tous un intérêt ? Le besoin, la curiosité et l’imagination, sans lesquels aucun tâtonnement expérimental ne peut s’enclencher, ne se décrètent pas sur commande. Et puis le tâtonnement expérimental peut conduire toute autre part que ce qu’en attend l’éducateur. L’imprévisibilité du tâtonnement expérimental : on ne sait pas s’il va aboutir à ce qu’on voudrait que l’enfant cherche et trouve, on ne sait pas ce à quoi il va aboutir. Une anecdote pour l’illustrer. C’est d’ailleurs peut-être pour cela que l’école le craint.

Dans une école du 3ème type en supprimant programmes, leçons, emplois du temps, en permettant la réalisation de n’importe quel projet, en acceptant les motivations de n’importe quel besoin devant être satisfait, en laissant libre cours à la curiosité, aux envies, c’est ainsi qu’on ôte toute barrière au tâtonnement expérimental permanent. Par voie de conséquence on n’entrave plus l’extraordinaire complexification neuronale. Les enfants, si on ne les a pas inhibés, sont dans un tâtonnement expérimental permanent sans forcément de finalité ou dont la finalité n’apparaît qu’en cours de tâtonnement et l’oriente vers un autre tâtonnement. C’est ainsi que se construisent tous les langages nécessités et provoqués par l’environnement où se trouve l’enfant. Le tâtonnement expérimental d’un enfant et de son cerveau dans une tribu de la forêt amazonienne ne conduira pas aux mêmes apprentissages que celui d’un enfant dans une HLM d’une cité.

- Alors, l’adulte (éducateur, parent) ne peut être autrement que dans le tâtonnement expérimental éducatif. Bien sûr il est légitime qu’il soit soucieux que les enfants dont il a la charge acquièrent, à un moment ou à un autre, les savoirs, savoir-faire dont il pense qu’ils auront besoin. Le seul pouvoir acceptable qu’il peut exercer est celui de la proposition, de la suggestion, si auparavant il prête suffisamment d’attention à ce que fait l’enfant ou ce que font les enfants. Mais, à quel moment l’exercer ? Quoi proposer, suggérer ?[1] Il n’y a aucun mode d’emploi ! Il n’a aucune certitude que suggestions ou propositions soient les bonnes. Aucune certitude qu’elles seront acceptées. Aucune certitude qu’elles aboutissent à ce que l’adulte en espérait. C’est le tâtonnement expérimental éducatif ! On essaie, ça marche, ça ne marche pas, on essaie autre chose plus tard… et un jour l’enfant se met à lire ou à vous demander de l’aide (et vous recommencerez à tâtonner avec lui pour trouver votre bonne méthode !)…, et on n’entrave pas tous les tâtonnements expérimentaux de l’enfant qui ne peuvent jamais s’enclencher sous la contrainte.

- Par voie de conséquence encore, cela conduit au tâtonnement expérimental social. Avec les enfants dans une école du 3ème type, la liberté d’être et de faire implique l’auto-organisation collective. C’est la liberté qui naturellement induit le tâtonnement expérimental social : sans liberté, on n’a plus à se poser de question (point de départ du tâtonnement expérimental) : on fait ce que l’organisation imposée demande de faire, on se comporte comme elle demande qu’on se comporte, ladite organisation ne devant sous aucun prétexte être mise en doute. Mais il n’y a pas de modèles de l’auto-organisation et elle n’est jamais définitive. Elle dépend des personnes, de ce qu’elles sont et de ce qu’elles font, des environnements, des situations, des évènements… Si des outils de l’auto-organisation existent (sociocratie, holacratie, adhocratie…) ou que des structures dissipatives sont mises en place, il faudra les ajuster, les modifier suivant les fonctionnements qu’ils permettent ou les dysfonctionnements qui apparaissent (essais-constats…). Le tâtonnement expérimental entre principes et réalité fluctuante. Les écoles alternatives qui ont démarré par rapport à un modèle ont toute dû rapidement remettre en question leur base de départ, il est vrai qu’elles ne connaissaient pas quel tâtonnement expérimental éducatif et social avait abouti à ce qu’elles considéraient comme un modèle.

- C’est dans le tâtonnement expérimental que se construit sa propre pensée et non dans la récitation d’une pensée qu’on approuverait (catéchismes). L’intelligence collective s’élabore dans l’interaction (encore elle !) de pensées multiples si ces pensées multiples elles-mêmes se sont construites dans le tâtonnement expérimental. Le savoir aussi ne s’est élaboré, ne peut s’élaborer que dans le tâtonnement expérimental individuel puis collectif. La plus extraordinaire illustration est celle de la naissance et de l’évolution de la physique quantique dans la seule confrontation « d’expériences de pensées », le tâtonnement de l’imagination. Einstein le disait, l’important n’est pas de savoir résoudre des équations, mais d’imaginer. On pourrait définir le tâtonnement expérimental par la confrontation continue de l’imagination avec ce qu’elle produit. Nos sociétés ont été imaginées, puis sont devenues incapables d'imagination sociale.

Toute notre société qui a cessé le tâtonnement expérimental social ou qui l’empêche (exemple des ZAD), ou qui par l’éducation est devenue incapable d’entrer ou d’oser entrer dans son processus est condamnée à son effondrement (Castoriadis dit qu’elle est devenue hétéronome). Les évènements actuels sont peut-être ce qui va re-déclencher les processus du tâtonnement expérimental social parce que ceux-ci sont la seule possibilité de survie d’une espèce et de chacun dans l’espèce.

 [1] On ne devrait jamais dire à un enfant qu’il se trompe, mais que ce qu’il dit ou fait ne semble pas (SEMBLE !) correspondre à une réalité, ne semble pas aboutir à ce qu’il recherche, correspondre à son but… ou « essaie pour voir… » 

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