Entre le déni et l’hétéronomie
L’hétéronomie : le fait de ne plus pouvoir produire une pensée autonome, considérer les institutions, les organisations, les règles dans lesquelles on vit comme inéluctables, normales, l’impossibilité d’imaginer qu’elles n’ont été que conçues et imaginées par d’autres et que l’on pourrait en imaginer et mettre en œuvre de radicalement différentes. Castoriadis a beaucoup écrit sur l’hétéronomie collective dans des mondes qui n’ont été qu’imaginés[1]. Bourdieu lui parlait des habitus qui nous font croire que nous pensons par nous-mêmes.
Le déni : le refus de prendre en compte une partie de la réalité, vécue comme inacceptable par l'individu. Le plus connu est le déni de grossesse.
J’ai souvent évoqué l’hétéronomie, en particulier dans l’impossibilité collective de remettre radicalement en cause l’école ou dans l’impossibilité des dirigeants et politiques de toute sorte, même de toute bonne foi, de remettre en cause tous les cadres institutionnels, politiques, économiques… Exemples simples : supprimer l’élection ou supprimer le bac est… inimaginable, même pour les plus révolutionnaires !
Mais c’est le déni qui apparait le plus dans cette période. L’exemple effarant est, entre de nombreux exemples, le déni des violences policières. Le déni d’un ministre de l’intérieur ou d’un président est parfaitement conscient et volontaire puisque ces violences leur sont utiles et font partie de leur stratégie. Ce n’est donc pas un déni mais un mensonge. Mais celui d’une bonne partie de l’opinion publique qui ne peut accepter cette réalité relève bien de la définition psychanalytique du déni. Constater que la police puisse illégalement et même légalement être violente ce serait l’écroulement de ce que l’on pense la base de notre tranquillité. L’important est que l’on puisse continuer à le penser.
Pour en rester à l’école c’est au déni que l’on se heurte le plus. Si l’impossibilité d’imaginer que les enfants peuvent se construire cognitivement et socialement en dehors et autrement qu’à l’école (qui n’a que deux siècles d’existence !) relève de l’hétéronomie, le refus de voir et d’accepter que des exemples démontrent le contraire est bien le déni. Lorsque je relate simplement mon propre vécu avec l’école ou celui d’autres vécus j’ai souvent ces réactions : Oui ! Mais… « Oui » : Donc c’est bien la réalité qui ne peut être niée, on peut la voir. « Mais…! » Et c’est le « mais » qui permet de l’occulter, de repousser la réalité dans la sphère de l’exceptionnalité et de l’impossible.
Ce n’est pas au niveau des concepts que se situe le déni. Là où tu nous déranges beaucoup me disait un enseignant, c’est que tu ne nous assènes pas des idées que l’on peut toujours contester mais que tu nous expliques ce qui se passe dans ton école et que l’on peut aller voir. Ce ne sont pas les penseurs qui sont dangereux, ce sont ceux qui font hors des clous et que l’on qualifie aujourd’hui d’alternatifs. L’opinion publique, si elle les acceptait comme une réalité, ne pourrait plus vivre ce qu’elle supporte. Nous sommes bien dans ce qui s’apparente au déni de grossesse : refuser de voir ce qui existe, des faits qui engageraient à créer sa vie personnelle et la vie collective autrement.
Lors du déconfinement et de la réouverture des écoles, des images ont cette fois heurté une plus grande majorité, en particulier celle d’une cour d’école où chaque enfant était assigné à rester dans son carré dessiné sur le béton. La réalité devenait cruelle, mais elle n’était que la réalité habituelle de l’école poussée à l’extrême de par les circonstances. Tout le monde voyait bien cet extrême mais a refusé de voir que ce n’était que dans la suite logique de l’organisation de la vie ou plutôt de la non-vie des enfants à l’école. Ce qui devenait visible à ce moment a été repoussé dans l’exceptionnalité pour ne pas remettre en cause ce que nous acceptions et voulons continuer d’accepter comme normal.
C’est d’ailleurs toujours et d’abord la réalité simple et ordinaire qui est l’objet de déni. Que les écoles soient des « cabanes à lapins » ou des « usines à enfants » ou des « stabulations » ne peut être entendu. Il ne peut être entendu comme anormal que tous les enfants et adolescents d’un pays soient obligés de se lever à la même heure, qu’ils doivent se rendre ou être transportés, ou doivent monter dans des « cars de ramassage » pour être déversés dans les mêmes lieux, en même temps, pour faire tous, heure par heure, les mêmes choses suivant leur tranche d’âge. Comme pour le déni de grossesse, plus c’est flagrant, incontournable, plus c’est l’objet d’un déni. De nombreuses personnes, intelligentes, psy de toute sorte, se penchent pour essayer de remédier les maux provoqués par l’école mais c’est uniquement pour aider les enfants à les supporter ou à s’y adapter, pas pour dénoncer l’absurdité du système imposé. Un médecin, Guy Vermeil, avait essayé sur le simple fait indéniable de la fatigue à l’école (1976) : horaires, transports, délocalisation scolaire, immobilité, etc., en pure perte : on ne veut pas voir que c’est l’école qui est radicalement à changer… si ce n’est la supprimer ce qui est encore plus inenvisageable.
Dans la société le catalogue des dénis ordinaires demanderait des dizaines de volumes.
Reste à espérer que, comme pour le déni de grossesse pendant la gestation qui aboutit quand même à l’accouchement, tous ces dénis soient ceux d’une gestation qui aboutira elle aussi à un accouchement sociétal. Il n’empêche que les naissances sont bien plus faciles quand il n’y a pas eu de dénis : là, au moins, on peut les préparer sereinement.
[1] Pour Castoriadis un monde imaginé n’est pas un monde imaginaire qui n’existerait donc pas, mais un monde qui a été conçu par la pensée de quelques-uns, la pensée (imagination), étant en amont du monde qu’elle fait exister et qu’elle impose comme seul possible.