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Le blog de Bernard Collot
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26 juillet 2020

École et biologie, le jeu des possibles

vieux

Dans un vieux billet, j’avais utilisé l’expression « ingénierie de la libération » ou « l’ingénierie des systèmes vivants ». De là à transformer l’éducateur en un ingénieur il n’y a qu’un pas… à surtout ne pas franchir. L’expression était plus que malheureuse.

En ces temps de sieste je me suis replongé dans un vieux bouquin que j’avais lu autrefois lors de sa parution (1981) :  Le Jeu des possibles, essai sur la diversité du vivant, de François Jacob, biologiste[1], généticien et médecin, prix Nobel de médecine[2]. Il y utilisait cette comparaison à propos de l’évolution du vivant (darwinisme) :

« L’évolution opère à la manière non d’un ingénieur mais d’un bricoleur ; un bricoleur qui ne sait pas encore ce qu’il va produire mais récupère tout ce qui lui tombe sous la main (…) un bricoleur qui profite de ce qu’il trouve pour en tirer quelque chose d’utilisable. L’ingénieur ne se met en œuvre qu’une fois réunis les matériaux et les outils qui conviennent exactement à son projet. (…) Les outils du bricoleur, contrairement à ceux de l’ingénieur, ne peuvent être définis par aucun programme. (…) Tout dépend des circonstances ! (…) L’évolution procède comme un bricoleur qui pendant des millions d’années remanierait lentement son œuvre, la retouchant sans cesse, coupant ici, allongeant là, saisissant toutes les occasions d’ajuster, de transformer, de créer. » Je résumerais son livre en disant que le vivant tâtonne, ne cesse de tâtonner… pour rester vivant, mieux vivant, comme il a tâtonné pour devenir vivant.

C’est bien le bricolage qui nous a fait évoluer jusqu’à une école du 3ème type, les possibles se découvrant au fur et à mesure du « bricolage » de l’existant : « L’évolution ne tire pas ses nouveautés du néant. Elle travaille sur ce qui existe déjà, soit qu’elle transforme un système ancien pour lui donner une fonction nouvelle, soit qu’elle combine plusieurs systèmes pour en échafauder un autre plus complexe [3]». Nous étions bien avec un objet « l’école » dont la fonction était de faire apprendre ce qui devait être appris, qui s’est transformé en un objet vivant dont la fonction était devenue de permettre à ceux qui le composait de rester vivants et d’évoluer comme des êtres vivants en se construisant les outils de l’autonomie, fonction bien plus importante qui n’existait pas dans l’objet d’origine. Dans la construction et l’évolution de la pédagogie Freinet, les instit-e-s du mouvement étaient réputés comme des bricoleurs : bricoler l’imprimerie, utiliser des objets qui n’avaient rien de scolaire comme des machines à écrire, des magnétophones, des téléphones… détourner d’autres objets de leur fonction comme le minitel pour faire des listes de diffusion, bricoler des bases de données pour la recherche documentaire… Mais, ce faisant, cela modifiait le fonctionnement du système-classe, le complexifiait, ouvrait à d’autres possibles. « Pour Darwin, les structures nouvelles (biologiques) sont élaborées à partir d’organes préexistants qui, à l’origine, étaient chargés d’une tâche donnée mais se sont progressivement adaptés et transformés à des fonctions différentes. »

Pour celles et ceux qui veulent changer l’école aujourd’hui c’est plus difficile parce que, comme des ingénieurs, ils savent plus ou moins à quelle finalité ils-elles veulent aboutir mais les éléments à réunir et à mettre en place pour cela sont incertains et il est impossible de programmer la chronologie des stades par lesquels il faudra passer. Il faudra bricoler avec l’existant (partir de l’état où se trouvent les enfants, les adultes…) pour que l’objet-école se transforme en système vivant pour une autre fonction. En réalité, ce sont de nouvelles finalités possibles qui apparaissent au fur et à mesure du bricolage, chacune permettant d’en envisager d’autres ou nécessitant d’en envisager d’autres. C’est ce qu’on appelle une praxis, les possibles sont toujours repoussés plus loin à chaque avancée. Pour l’école on peut penser que la dernière serait une société sans école, l’organe qui avait une utilité dans un environnement se transformant (les pattes en nageoires ou en ailes) ou disparaissant (les pattes de certains reptiles) dans un autre environnement, dans une autre société pour nous.

On parle beaucoup aujourd’hui d’innovation comme solution magique dans l’école comme dans tous les domaines, mais solution à quoi ? En général à faire perdurer ou à retrouver l’efficacité d’un même système dans la même finalité et dans le même environnement (société). « Ce ne sont pas les innovations biochimiques qui ont provoqué la diversification des organismes. Selon toute vraisemblance c’est l’inverse qui a eu lieu ». Ce n’est pas l’innovation qui fera évoluer l’école mais la succession des tâtonnements (des bricolages) : « Les objets les plus simples sont soumis aux contraintes plus qu’à l’histoire. Avec l’accroissement de complexité grandit l’influence de l’histoire. » Il ne faut pas confondre complexité avec complication. La complexité c’est l’infinité d’éléments, internes et externes, en interaction, qui jouent dans l’existence, l’organisation, le fonctionnement et l’évolution d’un système vivant (l’enfant, vous, la famille, le village, l’école… sont ou devraient être des systèmes vivants) ; on ne peut la maîtriser, il faut l’accepter et se laisser conduire par elle (voir « la simplexité » d’Alain Berthoz). La complication c’est ce que l’on tente d’ajouter dans un système pour le maintenir en l’état jusqu’à ce qu’on se perde dans cette complication. C’est bien l’histoire qui avait conduit aux différents possibles auxquels nous étions arrivés qui ouvrait la voie à d’autres possibles. La description des processus est ainsi bien plus utile que celle des modèles qui ne sont que des situations figées dont on ne sait pas comment et pourquoi elles sont advenues.  

On me reproche souvent de me référer beaucoup plus aux biologistes qu’aux pédagogues pour expliquer ce qui se passait dans nos écoles. Pourtant on utilise beaucoup le terme : faire rentrer la vie dans l’école (telle elle est, c’est comme vouloir faire rentrer la vie dans un caillou !), ce n’est pas la vraie vie (pourtant l’école est calquée sur celle mortifère de la société imposée), il faut te préparer à la vie sociale (attends donc pour vivre !)… La vie, ce qu’elle est et son fonctionnement, le peu qu’on commence à en connaître ce sont les biologistes qui l’explorent.    

Nous sommes, de par la nature de la vie, condamnés à évoluer. L’actualité nous le rappelle cruellement en ne nous donnant plus des millions d’années pour le faire ! Il va falloir tous nous mettre à bricoler !


[1] Certains biologistes ou anthropologues sont pour moi les vrais et seuls philosophes utiles de notre temps. Jean Rostand (dans mes débuts les enfants lui avaient écrit à propos de la vie dans l’univers et il leur avait répondu !), Henri Laborit, Albert Jacquard, Monot, Lorentz, Varela, Margaret Mead, Levy-Strauss…

[2] À l’heure de la panique épidémique, les experts ès qualité ferait bien de lire ce prix Nobel... de médecine : « La maladie : désordre du corps elle témoigne d’un déséquilibre dans les forces qui donnent vie au corps. Déséquilibre entre les éléments ou les humeurs ; ou dans les relations établies entre l’âme et le corps ; ou même dans le jeu des influences qui, de tout l’univers, convergent sur l’homme et s’articulent en lui »

[3] Par exemple nous avions intuitivement "combiné", dans nos classes de 3ème type, la réunion, outil et temps formel institué, avec la place du village ou la pause casse-croûte, espace et temps informels, et elle était devenue le pivot d'un autre fonctionnement et de tous les possibles.

Commentaires
B
Merci Bernard : j'ai fini par trouver le bouquin de Jacob chez un bouquiniste.; Si depuis 1981 la biologie a un peu avancé, les analyses de Jacob sont toujours globalement justes. Le dernier chapitre sur le temps est pas mal intéressant.
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