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Le blog de Bernard Collot
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1 août 2020

Laissez-les dessiner, dessiner...

vieux

Ce qui distingue notre espèce des autres espèces animales, c’est qu’une partie qui a fait société a utilisé sa main pour tracer des signes sur des supports. Toutes les espèces vivantes possèdent des langages qui transforment ce que perçoivent leurs sens en représentations matérialisées de façon visuelle, auditive, olfactive, tactile pour faire réagir, être utilisées ou communiquées. Cela peut être simple ou complexe comme par exemple les abeilles qui par des évolutions codifiées sur la planche de vol de la ruche indiquent à leurs consœurs la direction, la distance du champ mellifère découvert (langage mathématique). Aujourd’hui on sait que c’est aussi la caractéristique du monde végétal.

Mais, sans aucun doute, c’est d’avoir symbolisé ces représentations par des signes sur des supports, signes que l’on peut manipuler, agencer ensuite de différentes façons pour créer d’autres sens, signes que l’on peut conserver, transmettre, modifier, qui a conduit l’espèce humaine à ce qu’elle est dans nos sociétés dites civilisées (pas toujours pour leur bien !). Les langages mathématiques et scientifiques en particulier qui au cours des âges ont pu manipuler les signes des représentations  de ces deux mondes, en créer d’autres, en faire découler des applications modifiant sans cesse le monde concret et les façons de vivre dans ce monde concret. Dessiner sur les parois des grottes a probablement été aussi important pour notre espèce que de découvrir comment allumer le feu.

Dessiner est pour moi le point de départ de la construction des langages écrits, mathématiques et scientifiques. LAISSEZ-LES, LAISSEZ-LES DESSINER ! Dans n’importe quel dessin d’enfant il y a un sens que lui-même ne sait pas, probablement même pas vous, mais ce n’est certainement pas vouloir reproduire exactement ce qu’il voit. Lire un dessin d’enfant n’est pas évident.

 J’ai beaucoup écrit à ce propos dans pratiquement tous mes ouvrages ou sur ce blog, par exemple dans ce chapitre de « L’école de la simplexité » sur le langage dit artistique. Mais si on le conçoit assez facilement pour le langage écrit (gribouiller, dessiner c’est l’entrée dans le langage écrit) on l’imagine moins bien à propos des langages scientifiques et mathématiques. Pour les maths par exemple et entre autres :

J’avais imaginé l’histoire préhistorique de l’invention des mathématiques

 : http://education3.canalblog.com/archives/2018/04/11/36312310.html

Mais, plus sérieux, deux exemples vécus parmi beaucoup d’autres du rapport dessin/langage mathématique.

 

Extraits de « Chroniques d’une école du 3ème type » (Editions de l’Instant Présent »

(…) Une enfant de six ans écrivit un jour le texte suivant : « Un gros requin avait un petit petit frère. Un petit poisson avait un gros gros frère. Le frère du petit poisson a mangé le frère du gros requin ! ». Connaissant les relations familiales de cette enfant, il est probable que son histoire avait aussi une origine affective.
Cela fit beaucoup rire la troupe des petits, mais certains ne comprenaient pas. Je leur suggérai alors de dessiner cette histoire.
Comme dans l’anecdote des fenêtres (voir plus loin), les poissons perdirent rapidement leurs caractéristiques de poissons et vous pouvez facilement imaginer tout ce que l’on peut inventer à partir des représentations de cette relation curieuse. Jusqu’au moment où un petit suggéra « Oui, mais ça dépend s’ils sont méchants ! » Nous avons alors introduit le paramètre de la méchanceté. Il suffisait de le symboliser et les inventions langagières pouvaient devenir encore plus complexes, même pour un mathématicien. Ces petits prenaient conscience du pouvoir du langage mathématique, même si ce qu’ils pouvaient exprimer n’était pas tout à fait conforme à ce qu’exprime la langue mathématique habituelle.
(…)

(…) Cela se passait dans ma classe unique de Moussac, au début d’une année scolaire. Nous étions allés passer une journée dans l’école d’un village voisin, La Puye.

En revenant, nous discutions et échangions nos impressions sur la classe de nos amis. Ce qui avait le plus frappé Isabelle, une petite de 5 ans, c’était leurs fenêtres ! Peut-être la lumière, peut-être une impression de liberté, de possibilité de rêve, de bien-être…

Lorsque d’autres lui demandèrent pourquoi elle avait aimé leurs fenêtres, elle répondit « parce qu’il y en avait plein ! » En soi, qu’il y en ait eu plein n’expliquait en rien son ressenti, mais elle avait choisi une représentation de type mathématique, une quantité approximative, « plein ! »

Elle aurait pu dire « parce que le soleil rentrait partout » ou bien « parce que l’on pouvait voir dehors », mais non, elle avait choisi « plein ». Plutôt que de lui demander « combien ? » et sachant qu’elle ne savait pas compter, je lui suggérai : « Si tu nous les dessinais pour que l’on puisse comprendre ? »

Et sa feuille se remplit de ronds de lumière ! Des fenêtres yeux ! Nous aurions pu explorer avec elle les yeux du monde qu’un poète ou un peintre peut voir. Peut-être la lumière ou l’ombre, bienfaisante ou sinistre ! Et oublier les fenêtres prétextes.

Je proposai alors à ma bande de petits : « Et si vous les dessiniez, vous aussi ces fenêtres ? » Et c’est le « plein » qui a été privilégié !

Nous avons eu toute une panoplie de représentations et d’explications : « Moi, j’ai voulu dire qu’il y en avait beaucoup », « moi j’ai voulu dire qu’elles étaient pleines de carreaux », « moi, qu’il y en avait sur tous les murs », « dans le dessin de Pierre on croit qu’il n’y a qu’un mur », etc. Jusqu’à ce que la petite voix de Fabien, quatre ans, fit tomber un silence perplexe : « Mais est-ce qu’elles y sont toutes ? » 

Diable, personne ne s’était posé ce genre de question ! Et tout le petit groupe, sans exception, de se lancer dans une nouvelle exploration. Le « sans exception » s’explique très bien : lorsque toutes les représentations sont admises, on peut se lancer hardiment ! Comme nous ne pouvions retourner chez nos amis, nous nous sommes intéressés à nos fenêtres. Et cette fois il y eut moult aller-retour entre les fenêtres et les dessins, qui donnèrent lieu à de nouvelles représentations, toutes aussi variées les unes que les autres ; et à tous les systèmes de vérification possible.

Mais est-ce que cela ressemble bien à nos fenêtres ? « Cela ne fait rien, si elles y sont toutes ! » Les enfants étaient passés du stade où l’on décrit un monde par ses caractéristiques, à celui où on l’appréhende par les ensembles que l’on peut y créer.

Les enfants passèrent une bonne semaine à chercher toutes les façons d’agencer, de regrouper ce qui symbolisait des fenêtres, certains à y rajouter des carreaux, à trouver des astuces pour ne pas avoir à refaire les carreaux de chaque fenêtre, etc. On peut imaginer leurs neurones établissant, modifiant de nouvelles connexions !

Jusqu’au moment où fusa l’idée : « Il faudrait voir si nos amis de La Puye en ont plus que nous ! » Pas possible d’y retourner ! « Et si on leur faxait nos dessins, comme les grands ? »

Ah ! Ce fax qui les intriguait tant ! Sitôt dit, sitôt fait, sitôt envoyé. Et commence l’attente devant le fax.

Frédéric Gautreau, le collègue et ami de La Puye travaille comme nous dans le sens d’une école du 3e type. Il se doute que le fax transmet un évènement important et qu’il ne faut pas le retarder.

Et le fax ne tarde pas à débiter une série de feuilles pleines de représentations. Certaines sont semblables à quelques unes des nôtres, pour d’autres il faut s’interroger, émettre des hypothèses, s’essayer dans de nouvelles modélisations. C’est l’enthousiasme !

Il faut quand même que j’insiste un peu pour savoir s’ils ont plus de fenêtres que nous ! Ce qui les propulse dans de nouvelles explorations. Il y a même une représentation bizarre parce que, au lieu de dessiner des semblants de fenêtre, il n’y a que des croix ! « Ce n’est pas des fenêtres ça !? », « Mais les ronds d’Isabelle, ce n’est pas des fenêtres non plus », « Oui, mais c’est plus vite fait ! » Mes petits venaient de découvrir la puissance de la traduction symbolique imaginée dans un nouveau langage.

Les échanges ont duré plusieurs jours.

Les grands, intrigués, demandèrent aux petits de leur présenter leurs recherches. D’abord un peu interloqués que de tels dessins puissent avoir valeur mathématique, ils se piquèrent au jeu. Et ils se mirent à chercher à leur tour comment représenter ces sacrées fenêtres et leurs carreaux, mais en se servant de leur propre langage mathématique plus élaboré que celui de mes petits, et de la langue mathématique qu’ils commençaient à manipuler, en s’essayant dans une infinie variété de représentations, des emboitements de parenthèses aux opérateurs, en passant par l’exploration de la divisibilité, etc.

Les petits leur avaient ouvert une porte dans laquelle ils s’engouffrèrent. Les fenêtres étaient oubliées. Non seulement le langage mathématique, autre façon d’appréhender le monde, se construisait, mais l’écriture mathématique qu’il produisait se complexifiait.

Dans les jours qui suivirent, ce fut cette fois avec une histoire de dents qui tombent que la jubilation mathématique se poursuivit ! Et cette fois, deux autres écoles participèrent à d’autres inventions mathématiques par l’intermédiaire du fax.

Cela se passait en 1989. Nous étions les premières écoles à s’être débrouillées à obtenir des fax. Il n’y en eut pas beaucoup d’autres !

 

Commentaires
C
Ce qui m'a toujours frappé dans tout ce que vous racontez de votre école, c'est la jubilation intense qui régnait ainsi que la vôtre.. Etait-ce toujours ainsi ?
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