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Le blog de Bernard Collot
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16 février 2022

1940-2021 (55) - 1968 - Les idées

 

Le foisonnement des idées - Avant et après 68.

gueule-ouverte

Cela avait quand même commencé avant 1968, mais c’était surtout dans le monde intellectuel. Il n’y avait bien que le parti communiste qui continuait à prôner un changement radical de société mais il était englué et aveuglé par l’influence de l’URSS et il avait été pour le moins très réticent face au bouillonnement étudiant. Le stalinisme agissait plutôt comme un repoussoir ou un éteignoir à l’imagination d’autres possibles, ce d’autant qu’en pleines trente glorieuses il y avait peu de velléités de changement radical dans ceux qui comme moi en profitaient. Pour ma part cela avait été  surtout dans le mouvement Freinet à partir de 1960 que j’avais commencé à percevoir d’autres conceptions sociétales.

Il faut dire que dès son origine (1920) beaucoup de militants du mouvement Freinet s’inscrivaient dans l’anarchosyndicalisme de l’époque. La pédagogie Freinet provenait bien du « plus jamais ça » après la boucherie de 14-18. Dans « faire l’école du peuple » qui était l’objectif affiché, en fait, il s’agissait plutôt de l’école du prolétariat, pour que celui-ci prenne son destin en main. De ce fait il était aussi constaté que les enfants « apprenaient » mieux ce que l’Institution demandait et les idées des Rousseau, John Deway, Carl Rogers, Cousinet, Decroly, etc. commençaient à se répandre et leurs ouvrages à se lire. Mon entrée dans le mouvement Freinet avait été surtout pragmatique pour me tirer d’affaire face au multi-âge. Je ne savais pas dans quoi je m’embarquais ! Peut-être que si j’avais débuté dans une classe urbaine à un seul cours j’aurais eu le parcours classique, tranquille et confortable d’un instituteur finissant sa carrière avec sa villa payée et un camping-car.

 

fonvielle

De même la psychanalyse avec Freud, Reich, Jean Oury, Bruno Bettelheim, donnait lieu au courant de la pédagogie institutionnelle ce qui créait aussi le premier conflit d’idées entre Freinet d’un côté, Fernand Oury et Raymond Fontvielle de l’autre (1960). Le mouvement parallèle de la coopération à l’école créé par Barthélémy Profit lui se calquait surtout sur une reproduction des institutions républicaines à l’école sans toucher fondamentalement les pratiques dans les apprentissages. Mais cela ne dépassait pas de petits cercles. J’étais un peu le spectateur d’un frémissement qui ne faisait pas forcément pressentir les événements qui ont suivi.

 

Après 1968

Cela a été l’explosion ! Je n’ai jamais tant lu qu’au cours de cette période.

Les livres d’auteurs déjà cités ou d’autres écrits bien avant comme « Une société sans école » ou « Némésis médical » d’Yvan Illich étaient réédités et beaucoup plus lus, discutés. Il y eu un foisonnement d’éditions ou de rééditions : Foucault, Derrida, Bourdieu, Lacan, Sartre, Deligny, Popper, Lorentz, Wiener, De Rosnay, Laborit, Levi-Strauss, Roger Gentis (« le droit à la connerie »), Laing et Cooper (« mort de la famille »)… etc., de nombreux thèmes s’entrecroisant. Pour ma part c’était surtout dans le mouvement Freinet que nous en parlions, échangions.

 

gueule

À côté des livres il y avait la floraison de journaux, d’hebdomadaires, de mensuels, de ce que l’on a appelé la presse alternative ou de la contre-culture. Elle s’attaquait à tout en introduisant le dessin humoristique saignant ou la bande dessinée. Hara Kiri devenu « Charlie hebdo », « La Gueule ouverte ». Ce dernier en particulier qui touchait avec des auteurs de talents et de façon virulente aussi bien l’alimentation, la consommation, la défense des animaux, l’agriculture,… de ce qui par la suite a fait partie de l’écologie. Plus intellectuels ou plus marqués politiquement « Actuel », « Tout » et un peu tout ce que l’on a mis dans la bassine du « gauchisme », « VLR » (Vive la Révolution), « Le torchon brûle ». Même des titres nationaux comme « Le nouvel observateur » qui s’était fortement engagé pour l’IVG, « Libération » fondé par JP Sartre et où une très large part était faite aux lecteurs n’étaient pas ce qu’ils sont devenus ensuite.

choron2

 

Tout

Il y a eu aussi deux publications qui ont eu beaucoup d’influence pour moi : « TOUT, le livre des possibilités » qui dans une organisation curieuse bâtie sur le modèle du Yi King, abordait tous les problèmes de la société, de l’éducation à la science, l’espace, la cosmologie, la drogue, l’urbanisme, etc. à partir d’une compilation de tous les philosophes, sociologues, scientifiques, historiens, poètes, écrivains, du monde entier. Je pense qu’aujourd’hui encore ce serait LE livre de philosophie dont aucun étudiant en quoi que ce soit ne devrait se séparer. Je ne pense pas que les penseurs contemporains auraient beaucoup de chose à rajouter. De surcroit son iconographie en noir et blanc était superbe.

 

catalogue

Et puis il y a eu la série des « Catalogues des ressources » aux éditions alternatives. Toutes les pratiques ou techniques de la vie courante y étaient abordées. Il y a eu aussi le « Massacrier » du nom de son auteur Jules, expliquant de façon parfois quelque peu naïve ou simpliste comment se débrouiller avec pas grand-chose. C’est plus tard dans un changement de vie qu’avec les catalogues il m’a beaucoup servi.

 

Au cinéma André Cayatte, Costa-Gravas, Godard, Trufaud et d’autres secouaient fortement le système politique et sociétal.   

Même la télé avait changé depuis que journalistes et techniciens de l’ORTF avaient rejoint le mouvement de grève générale. Des émissions devenaient grand public et étaient très suivies. Michel Polack se lâchait complètement dans des émissions qu’il animait comme « Le masque et la plume » avec les débats homériques entre Georges Charensol et Jean-Louis Bory qui ne cachait même plus son homosexualité, comme « Post scriptum » qu’il a quand même été obligé de quitter en 1971 pour avoir oser aborder le problème de l’inceste avec le film « À bout de souffle ».

 

Choron

Et surtout « Droit de réponse » spectaculaire et célèbre par les empoignades qui avaient lieu sur un plateau où l’on fumait, s’interpelait, s’engueulait avec ou sans micro et des personnages invités truculents comme le « professeur Choron », Cavana, dont on ne savait jamais trop s’ils y étaient arrivés complètement à jeun. Chaque émission était un scandale qui faisait la une des médias mainstream mais qui faisait encore plus regarder les suivantes.

Un Jean-Christophe Averty continuait de révolutionner et de scandaliser le petit écran (il avait juste le défaut de parler comme une mitraillette !) ou encore les Shadocks avec l’inénarrable voix de Piéplu qui nous scotchait grands et petits cinq minutes devant l’écran à une heure de grande écoute.

Bernard Pivot dans des émissions littéraires devenant elles aussi grand public avec « Ouvrez les Guillemets » puis « Apostrophes » où aucun sujet ni auteurs ne devenaient tabou. Il se trouve que je connaissais assez bien Bernard Pivot parce qu’à cette époque il venait souvent chez son frère viticulteur en Beaujolais lequel amenait par choix ses enfants dans mon école. Lorsqu’il l’accompagnait au concours de belote de l’école, il emmenait une pile de bouquins et tout en tapant les cartes et trinquant avec ses partenaires il prenait des notes pour préparer son émission, puis en fin de partie il nous donnait la pile pour qu’on les rajoute en prix ! Politiquement il était plutôt gaulliste, mais 68 avait impulsé une autre éthique du journalisme à lui comme à quelques autres.

Françoise Dolto de 1976 à 1978 avait tous les matins une émission « Lorsque l’enfant parait » qui bouleversait et parfois déstabilisait beaucoup de parents avec sa vision de l’enfant comme une personne à part entière et du coup de toute l’éducation plus ou moins dominatrice.

C’était le choc des idées, des opinions, inusitées, différentes ou contradictoires qui étaient l’âme de ces émissions et qui provoquait une large écoute. L’information officielle par contre restait relativement uniforme. Auparavant la seule émission d’une information faite de longs reportages était le fameux « Cinq colonnes à la une » qui dû se saborder justement en mai 68 face à la censure dont elle était l’objet et n’a ressurgi que plusieurs années plus tard dans la forme de « Envoyé spécial » dont j’aurai l’occasion de vous reparler.

Bien sûr petit à petit l’État a repris bien en main sa radiotélévision. Les radios périphériques restèrent libres un peu plus longtemps.

 

boulin

C’est ainsi que de décembre 1975 à Septembre 1976, 10 minutes par jour sur EUROPE 1, puis jusqu'en mai 1977 tous les mercredis pendant 1 heure 30, Bertrand Boulin fit parler les enfants de 8 à 17 ans. De leurs désirs, de leurs angoisses, de leurs peines, de leursespoirs, tout ceci sans aucune censure. Faire parler les opprimés, faire œuvre de témoignage puis dresser un catalogue des doléances, tels étaient les objectifs de Bertrand Boulin. L'émission était tellement provocatrice qu'elle entraîna bien entendu des réactions politiques : « Quelles mesures compte prendre le Premier Ministre devant cette incroyable succession de revendications en l'absence de toute référence aux devoirs ; il s'agit d'une véritable incitation de mineurs à la débauche et d'une opération de subversion morale qui sape et bafoue l'autorité dans la cellule familiale » s'indignait un député... qui obtenait la suppression de l'émission[1].

La publication de la parole des enfants a toujours suscité la réserve des autorités comme celle de l’opinion. Plus tard les fanzines[2] lycéens ou collégiens, encore plus récemment leurs blogs, suscitaient encore méfiance et réaction, bien que la liberté d’expression leur ait été reconnue dans la Convention internationale du droit des enfants en 1989.

Dans la région lyonnaise, en 1976, le « théâtre des jeunes années » publia et distribua gratuitement sur Lyon 40 000 exemplaires de « L’ébouriffé ». Le roi Mathias était son personnage mythique et symbolique. A lui, les enfants pouvaient tout dire comme à sa marionnette ou à son chat. Et on pouvait tout lui faire répondre. « Cher Mathias. Toi qui es roi, je voudrais que tu dises à la maîtresse d'interdire les punitions. Je voudrais que tu dises aux enfants d'arrêter de m'appeler le petit bébé - Carole ». Les réponses de Mathias étaient bien sûr très subversives « La punition est, en effet, un moyen bien avantageux pour le maître d'établir son autorité. L'école est un endroit on l'on doit apprendre sans être grondé. La punition comme le surnom est un manque de respect vis-à-vis des autres. On ne traite plus un enfant d'un nom qu'il ne mérite pas - Mathias ». Et c’était publié et diffusé dans toute l’agglomération lyonnaise. L’école et les autorités ne pouvaient contrôler et censurer ni les demandes, ni les réponses. Le numéro 2 de l’Ébouriffé était entièrement composé de textes que lui envoyaient librement les petits lyonnais. L’expérience ne dura pas devant le tollé qu’elle souleva.

C’est dans cette espèce d’euphorie et de tâtonnement des idées que nous découvrions et dans lesquelles nous baignions avec une sorte de jouissance que nous avons été quelques-uns à clarifier un peu les nôtres que nous ne faisions que ressentir confusément auparavant.

Mais ce ne fut pas seulement cela.

Prochain épisode : 68 L'écologie, le Larzac.  épisodes précédents ou index de 1940-2021 

[1] . A partir du matériel accumulé à la radio, B. BOULIN, JM DESJEUNES et P.ALPHONSI rédigeaient un livre, « La charte des enfants » (éd. Stock) où ils énonçaient un certain nombre de propositions. Certaines allaient à contre-courant comme la demande de « suppression des crèches où les enfants sont parqués comme ries moutons » ou celle « que l'enfant puisse toucher lui-même ses allocations familiales et puisse travailler à partir de14 ans ».

[2] Pendant une quinzaine d’années la ville de Poitiers a organisé une manifestation de trois jours, Scoop en Stock, où se retrouvaient des dizaines de délégations de collégiens, lycéens et même quelques écoles primaires de toute la France publiant des fanzines. Chacune avait son stand, tous échangeaient, discutaient technique et autre. Et tous participaient à la réalisation, en 24 heures non stop, à la réalisation par chaque groupe d’un fanzine sur un thème donné par les organisateurs. S’organiser, partir en enquête, écrire la matière, composer… Même les journalistes professionnels étaient impressionnés ! Je ne manquais jamais d’y être pendant au moins toute une journée ou soirée lorsqu’après 1976 je suis allé dans la Vienne. J’avais même tenté de faire réaliser l’équivalent avec les écoles primaires réalisant des journaux scolaires. Nous l’avons fait une année avec trois ou quatre écoles de la région pendant une journée, mais la ville de Poitiers ne pouvait pas nous offrir les moyens que cela aurait demandé avec des enfants venant d'ailleurs.

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