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Le blog de Bernard Collot
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6 mars 2022

1940-2021 (62 ) - 1968 a aussi secoué les mouvements pédagogiques

Après 68 dans le mouvement Freinet

Je sais bien que le mouvement Freinet n’était qu’une infime partie des enseignants de l’Éducation nationale. Cependant dans l’histoire de l’école il est impossible d’ignorer qu’il l’a marquée et qu’il continuera encore à la marquer et à la déranger.

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Freinet était décédé depuis 1966. Il est possible que comme dans les familles la mort du père ait provoqué des libérations ou à l’inverse figé l’héritage intellectuel. J’attribuerais plutôt à 1968 l’effervescence qui s’est alors emparé d’une frange du mouvement. Les jeunes enseignants ont été pour beaucoup dans cette effervescence, pour eux les trentenaires comme moi étions déjà des vieux, même s’ils nous aimaient bien ! [1].

Il faut dire que nous aussi nous aimions bien leur fougue, leur audace à tout point de vue, le vent frais, joyeux et libéré qu’ils apportaient à notre génération qui peut-être commençait à sommeiller et se contenter de faire vivre les acquis. En tout cas pour moi ils ont été un aiguillon lorsqu’ils venaient dans ma classe avec leurs instruments de musique, leurs idées, leur soif d’apprendre, leurs questionnements, la reconnaissance de ce qu’ils découvraient et leur amitié.

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Dans les grandes rencontres du mouvement Freinet et en particulier dans les congrès qui onsuivi 1968 il y avait à la fois un nombre impressionnant de participant-e-s (jusqu’à 1 500 personnes) et une ambiance pouvant même être mouvementée dans les plénières ou les AG. Les envolées oratoires et provocatrices dans les amphis des facultés qui nous hébergeaient provoquant parfois des empoignades homériques, un Paul Le Bohec, une des figures de proue du mouvement, qui enflammait ou provoquait les participants dans les plénières, les dirigeants de l’ICEM (organe dirigeant du mouvement Freinet) trop procéduriers contestés avec virulence par les plus libertaires dans des AG houleuses… 

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Les ateliers qui s’éclataient sur les pelouses, le succès des ateliers de création musicale, créations artistiques, danse, expression corporelle, etc. Les repas coopératifs où s’étalaient sur les tables fromages, saucissons, vins et autres spécialités venant de toute la France apportés par les uns et les autres. Les improvisations à l’extérieur avec le « satori » lancé par des profs de gym qui consistait à inventer des jeux où il fallait trouver des règles simples qui permettaient aux jeunes, aux vieux, aux impotents, aux handicapés de s’éclater ensemble en jouant à n’importe quoi.

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Les dazibaos dans les halls où tout le monde pouvaient s’exprimer, le journal quotidien du congrès réalisé chaque nuit, etc. etc. Au congrès de Bordeaux en 1974 il avait même été créé pour l’hébergement nocturne dans la fac un dortoir mixte ! Des thèmes osaient être abordés comme celui de la sexulalité et du naturisme.

Dans cette effervescence les jeunes y étaient pour beaucoup. Il y avait aussi l’influence des mouvements de l’antipsychiatrie, David Cooper, Michel Foucault, Félix Guattari, Roger Gentis, Franco Basaglia,… des éducateurs poètes comme Fernand Deligny, des chanteurs comme Claude Marti, Léo Ferré, Higgelin, Nougaro, Le Forestier, etc. Le répertoire de Brassens était connu, repris et chanté par beaucoup les soirs sur les pelouses.

Bref, le mouvement Freinet était vraiment en mouvement, avec tous les tourbillons et courants d’air que provoque un mouvement. Le courant autogestionnaire par exemple qui s’affirmait, le courant de ce que j’appellerais des « communiquants » qui faisait éclater quelque peu les cadres et hiérarchies, celui des « méthodes naturelles » assez radicales, etc. C’est vrai qu’il n’y avait plus Freinet qui auparavant orientait, validait, approuvait ou non les pistes. Le mouvement Freinet n’était plus ce que Maurice Berteloot appelait « une pyramide renversée » où Freinet occupait bien la pointe, mais en bas, ramassant, synthétisant et exprimant tout ce qui se passait et redescendait jusqu’à lui depuis la base de la pyramide placée en haut.

Un point est particulièrement significatif de l’effet 68. Je le narre succinctement parce que je l’ai vécu intensément :

La correspondance scolaire avait été depuis le début une des pratiques incontournable de la pédagogie Freinet. Mais elle s’inscrivait généralement dans un cadre bien précis, assez rigide : « mariage » de classes semblables en âge et en nombre d’élèves, « mariage » de chaque enfant d’une classe à un correspondant de l’autre classe, moments consacrés à la correspondance, rythmes hebdomadaires ou bimensuels des échanges, règles imposant de répondre, etc. L’enseignant était en quelque sorte le conducteur et le régulateur de la communication. Un petit peu comme pour les restaurants d’enfants dont j’ai parlé dans un épisode précédent nous étions quelques-uns à considérer que si on nous demandait à nous adultes de correspondre ainsi nous n’écririons jamais.

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En 1972 était lancé par Marcel Jarry au congrès de Lille les circuits de correspondance naturelle. Le principe était simple : des circuits comportant une vingtaine de classes de différents niveaux (des CP jusqu’au collège, voire aux lycées) étaient constitués. Les échanges s’enclenchaient ou ne s’enclenchaient pas à partir de ce que chaque classe ou chaque enfant voulait communiquer aux autres par l’intermédiaire d’une « gerbe ». Chaque classe d’un circuit réalisait une ou deux pages qu’elle imprimait en une vingtaine d’exemplaires, les envoyait à une classe coordinatrice qui agrafait toutes celles qu’elle recevait et envoyait la gerbe ainsi constituée à toutes les autres.

Comme j’avais eu précédemment l’expérience dans le Beaujolais avec les échanges de journaux scolaires hebdomadaires (voir le 50ème épisode) je m’inscris évidemment immédiatement dans l’expérience et ma classe devint une des classes coordinatrice réalisant la gerbe d’un circuit. Comme l’expérience précédente me l’avait montré il ne fallait pas attendre un mois pour envoyer les gerbes sinon les temps de réaction tuaient la dynamique. C’est donc toutes les semaines que nous envoyions la gerbe qu’elle ait deux ou trois feuilles ou plus. Pour lancer le circuit puisque c’était mon rôle j’avais un peu innocemment envoyé à tous la règle suivante : « on écrit si on veut, quand on veut, comme on veut, à qui on veut ». Cette année-là tout fut bouleversé dans beaucoup des classes du circuit. Des enseignants écrivaient « c’est formidable l’activité que cela provoque, mais je n’arrive plus à respecter un emploi du temps, à leur faire faire des fichiers de math ou de français ». J’ai raconté tout cela dans un ouvrage « La fabuleuse aventure de la communication ».

Parallèlement à la gerbe des enfants nous envoyions la Gerbe des adultes. Lorsqu’on occupait un rôle de coordinateur c’est à lui que les enseignants du circuit écrivaient et racontaient comment ils vivaient l’expérience, les difficultés qu’ils rencontraient ou ce qui les enthousiasmaient, souvent aussi leurs états d’âme. Tout cela était chargé de pas mal d’affect. Il était évident que nous n’étions que des coordinateurs, pas des conseilleurs. Du coup une première gerbe des adultes avait été ainsi composée…de leurs lettres. Cela avait créé une étonnante dynamique et le sentiment d’être vraiment un groupe, une communauté fraternelle à distance vivant la même aventure que les enfants de leurs classes. Rapidement tout le monde avait compris et n’écrivaient plus à Bernard un coordinateur mais à tout le monde en une vingtaine d’exemplaires comme les enfants pour la gerbe des adultes. Il est vrai que la charge de l’instit avec sa classe coordinatrice devenait assez énorme et des nuits étaient bien occupées à taper à la machine ce qui était reçu, à le limographier, l’agrafer, l’envoyer…

Il n’empêche que les circuits de corres naturelle ont à l’époque trop fait éclater les cadres dans lesquels la pédagogie Freinet était encore, les circuits n’ont pas eu le succès espéré dans le mouvement et ils ont vite périclité. Mais nous avions en quelque sorte été les avant-gardistes des réseaux sociaux, ceci en trichant de façon éhontée avec la franchise postale : à l’époque le courrier entre administration et ses fonctionnaires avait la franchise postale, mais pas entre fonctionnaires. La poste n’ayant pas le temps de vérifier l’exactitude des fonctions dans le tri du courrier, nous mettions, bien imprimé sur les enveloppes, « Franchise postale, décret du….n°…. », nous nous étions même fait fabriquer des tampons pour que cela paraisse encore plus officiel, et ça passait ! Pour ceux qui étaient quand même ennuyés par la poste nous libellions ainsi les adresses : « à Monsieur l’Inspecteur de l’Éducation nationale en déplacement à l’école de… » [2]

Dans le mouvement Freinet il y eu à cette époque un choc des idées comme des pratiques qui n’entraina pas tout le mouvement et qui provoqua même des scissions, des départs, voire des exclusions. Le mouvement n’était plus un fleuve tranquille sous la houlette d’un père fondateur. J’ai l’impression qu’il est redevenu aujourd’hui plus tranquille, je ne pourrais pas vraiment dire pourquoi ni si c’est mieux, la réticence voire la répression dont il a toujours été en butte n’est pas pire aujourd’hui. Peut-être est-ce cette peur du risque qui a gagné toute la société. Il n’empêche qu’il y a de plus en plus de « défroqués » de l’école publique qui quittent le Titanic.

Je reviendrai sur un autre bouleversement lorsque j’aborderai dans un autre épisode l’apparition des technologies nouvelles en 1983.

 Prochain épisode : la révolution… sexuelle !   épisodes précédents ou index de 1940-2021 


[1] À l’épque on devenait instituteur à 19 ou 20 ans, à 30 ans on avait donc déjà 10 ans d’ancienneté ! On commençait à être vieux !

[2] Comme classe coordinatrice il y avait des jours où le facteur devait mettre le courrier que nous recevions dans un carton spécial pour l'école. Un jour tout le courrier fut taxé. J’étais fils de postier et connaissais un peu la musique : lorsque l’on refusait de payer la taxe, la poste devait soit retourner le courrier à l’expéditeur soit l’envoyer au rebus ce qui lui faisait un travail de paperasse supplémentaire. Je refusai donc et allai voir le receveur. Je lui expliquai ce qu’était ce courrier qui correspondait à une activité de l’école publique, service public comme la poste, et que je n’étais qu’un fonctionnaire comme lui désirant bien faire son travail ! Il était idiot que mon refus de payer des taxes impose un travail supplémentaire au brave facteur. Il finit par l’admettre mais en ajoutant : « Je veux bien fermer les yeux mais à condition que vous ne le dites à aucun de vos collègues de la région ! » Cette franchise postale entre fonctionnaires a été supprimée définitivement en 1996.

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