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Le blog de Bernard Collot
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4 avril 2022

1940-2021 (74) - 1975-1995 L'amitié

Mon ami Bine

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Marcel Lavaud que tout le monde appelait Bine était un agriculteur d’un hameau voisin chez qui j’allais chercher le lait en vélo. Avec son épouse il vivait comme tous les agriculteurs de la région d’un troupeau de moutons et de deux ou trois vaches ainsi que des petites cultures nécessaires. Sa particularité c’était qu’alors que la plupart des autres moutonniers étaient rentrés dans la course à l’extension et à la modernisation vu qu’à l’époque le marché du mouton était florissant, lui refusait absolument de rentrer dans cette course. Il avait pu acheter, bien avant, le petit domaine dont il avait été l’ouvrier agricole et ne voyait pas pourquoi il lui aurait fallu se compliquer la vie.

« Mais qu’est-ce qu’ils ont tous à vouloir sans arrêt s’étendre, à acheter des gros tracteurs sophistiqués avec des radios dans les cabines alors que mon petit tracteur ordinaire suffit plus que largement pour les travaux d’un moutonnier ! Et ils n’arrêtent pas de faire venir le vétérinaire à force de nourrir leurs bêtes l’hiver avec des granulés ou de l’ensilage alors que moi, avec les topinambours et le foin je ne le vois jamais ! »

Il est de fait que lorsqu’il y a eu la maladie des moutons qu’on a appelé « la tremblante », les siens ont été les seuls à ne pas être malades. Les topinambours sont effectivement un aliment très riche, même pour les humains. Le problème des « topines » comme il les appelait pour le bétail, c’est qu’elles font de petits tubercules qui se répandent un peu partout beaucoup plus difficiles et demandant plus de temps à ramasser que les pommes de terre ou les betteraves, d’où leur abandon quasi général dans l’agriculture moderne. Mais il avait été inventé un outil agricole tiré par le tracteur qui permettait de les ramasser mécaniquement. C’était la principale concession qu’il avait faite au modernisme et s’en était équipé : « Avec ça, je suis le roi ! » me disait-il hilare.

 Il était communiste (Adriers avait aussi un maire communiste). Lorsqu’il y a eu de grandes manifestations des agriculteurs dans le Montmorillonnais pour revendiquer je ne sais plus quoi, il me disait : « J’ai honte d’être communiste ! Qu’est-ce qu’on peut revendiquer quand comme moi j’ai tout ce qu’il me faut et même le superflu ? Qu’est-ce que sont des communistes quand leurs problèmes sont dus au besoin d’en vouloir toujours plus ?» 

J’allais chaque fois l’aider à ramasser ses betteraves, à charger et rentrer ses bottes de foin. C’est d’ailleurs en chargeant le foin qu’Antoine, un de ses vieux voisins venu pour nous aider, avait donné une leçon au encore un peu jeunot que j’étais. Il avait une prothèse de la hanche et boitait sérieusement. Pourtant il montait les bottes jusqu’en haut du chargement avec une facilité déconcertante alors que moi c’était à force de grimaces. « Tu es bien comme un parisien, tu crois que c’est avec les muscles que tu es fort ! » et il me fit une démonstration pour m’expliquer sans avoir à parler comment l’énergie se transmet par l’intermédiaire et le mouvement de tout le corps. Je me pensais sportif, c’est pourtant dans tous ces travaux, de la manipulation de la fourche, du dail (la faux) qui doit glisser sur les tiges pour les couper  à celle du merlin pour fendre les buches que j’ai vraiment compris comment utiliser son corps pour qu’il soit performant ; cela m’a même servi lorsque plus tard j’ai coaché mon fils qui apprenait à jouer au tennis alors que je n’avais jamais tenu une raquette.

En contrepartie Bine me laissait chaque année un ou deux sillons labourés dans son champ de betteraves pour que j’y sème les carottes, y plante les pommes de terre ou y repique les poireaux dont a besoin d’une grande quantité pour passer l’hiver. Exactement comme mon père dans le Bugey à qui un agriculteur qu’il allait aussi aider lui laissait un champ pour nos patates. Comme mon père j’avais droit aux boudins et tout ce qui ne peut pas aller au saloir lorsqu’était tué et dépecé le cochon. Un jour Bine m’avait donné une chemise épaisse que sa femme venait de lui acheter mais qui ne lui plaisait pas parce qu’elle était écossaise : « Avec ça mon vieux tu auras tout le temps chaud ! »  Cette chemise je l’ai gardée et m’en suis servi longtemps. Quarante après c’est mon fils qui me l’a piquée. Peut-être qu’un jour il la donnera à son tour à un fils, je ne sais si celui-ci connaîtra son histoire.

Bine était connu pour être un braconnier notoire, un pêcheur malin et un ramasseur de champignons réputé. Pour la pêche c’est lui qui m’avait appris à poser des cordeaux comme je l’ai raconté et surtout à pêcher à la sauterelle comme on chasse : un bambou, un fil nylon, un hameçon et une sauterelle accrochée par le dos, et tu suis les bords de la Blourde en repérant les coins où un chevesne pourrait être à l’affut, en progressant à pas de loup et en te dissimulant derrière un tronc, puis en faisant danser la sauterelle sur la surface là où tu pouvais supposer qu’un poisson pouvait être en chasse, et hop, si tu ferrais à la fraction de seconde du gobage tu en avais un de plus dans ton sac. « Qu’est-ce que tu as à t’embêter avec des cannes à mouche, avec des cannes à lancer et des moulinets tout ça très cher alors que c’est si simple ? » me répétait-il.  J’aimais beaucoup cette pêche, même si j’en revenais le plus souvent bredouille ce qui le faisait rigoler : « Il faut que tu la sentes la rivière ! ».

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Pour les champignons, même à son ami il ne révélait jamais ses coins. Ce n’était pas tellement dans les bois qu’on trouvait les ceps mais sous les chênes dans les haies de ce qu’on appelait les vieilles bouises c’est-à-dire les parcs à moutons qui n’avaient pas été refaits depuis longtemps. Je savais qu’il repérait ses coins lorsqu’il allait voir ses moutons ou les changer de parc. Lorsqu’il repérait une levée, il dissimulait les ceps naissants par des poignées de feuilles et y revenait le lendemain. Un jour je le vis passer près de chez nous sans qu’il m’aperçoive ; je le suivis discrètement et le vis remuer les feuilles puis repartir. Le lendemain matin de bonne heure avant de partir à l’école, j’allai faire un tour sous ce chêne et j’y découvris une dizaine de magnifiques ceps de Bordeaux complètement levés pendant la nuit. Le soir j’allai le voir en mettant la moitié de la récolte dans un sac.

- Alors, tu en as trouvé des champignons aujourd’hui ?

- Ben non ! Quelqu’un a dû passer avant moi ! Je me suis fait avoir !

- C’était moi mon vieux ! La prochaine fois, fais gaffe à ce qu’on ne te voit pas quand tu farfouilles dans les feuilles ! Les voilà tes ceps !

Il était horriblement vexé. Du coup j’avais eu droit à une succulente fricassée concoctée par sa femme qui était aussi remarquable cuisinière qu’il était remarquable ramasseur de champignons. C’est de complémentarité dont il faut parler à propos de leur couple plutôt que de domination, ce qui était souvent le cas à la campagne. Nous mangions très souvent chez eux, un peu comme dans la période précédente dans le Beaujolais chez mon ami Charlot le vigneron, un peu comme mes parents du temps de mon enfance dans le Bugey chez un autre paysan. Chez Bine il y avait la carpe à l’oseille. Vous n’en mangerez pas souvent parce que la carpe est un poisson plein d’arrêtes. La seule façon pour qu’elle soit mangeable et délicieuse c’est de la farcir la veille à l’oseille, celle-ci dissout la plupart des arrêtes. La pêche comme le reste n’était faite que pour se nourrir et il y avait en prime le plaisir.

Comme avec mon grand-père, quoique nous fassions, il y avait toujours les moments où il y avait les arrêts pour rouler notre clope. D'accord, le tabac ce n'est pas bon pour la santé, mais il créait ces instants hors du temps où je ne sais pourquoi le monde devient partagé. Ce n'est pas pour rien que les indiens faisaient tourner le calumet de la paix.

Souvent le hommes libres on les découvre et les croise vivant dans les alpages, dans des bois, un peu comme dans des refuges. Bine, lui l'homme libre, apparemment ordinaire, vivait comme tout le monde de son hameau, il était hors du temps dans le temps de tout le monde.  

Lorsque tu as un ami comme lui, tu es bien obligé de voir la vie paisiblement, de respirer et d’apprécier les innombrables petites choses qu'il t'offre sans le savoir comme des desserts. J’ai beaucoup aimé ce monde des petits paysans, des petits artisans qui vous rassérénèrent si vous en avez besoin sans de grands mots et rien qu’à les regarder vivre en vivant un peu avec eux. Aujourd’hui ils sont si rares et apparemment on en aurait bien besoin ce qui fait que ressurgissent sur les réseaux sociaux les interviews piochés dans les archives de l’INA. C’est peut-être la seule nostalgie que j’ai du passé, d’un Bine, du vieux maçon, du berger isolé dans un alpage que j’allais voir lorsque je dirigeais une colonie… Nostalgie des humains simples mais beaux et pas si ordinaires que cela.

Lorsque je suis parti du Poitou, Bine m’a beaucoup manqué. J’avais emporté sa chemise.

Marcel est décédé à l'âge de 90 ans.

La photo n'est pas celle de mon ami. À l'époque je ne pensais pas que j'aurais besoin un jour de retrouver l'image de ceux que j'aimais autrement que par la mémoire.

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