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Le blog de Bernard Collot
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10 avril 2022

1940-2021 (79) – 1975 : Une transition d’un an dans une classe… de transition !

transition

Lorsque nous étions arrivés dans la Vienne le premier poste proche du hameau où nous habitions avait été la classe de transition du canton à l’Isle-Jourdain. Pour être « maître de transition » il fallait avoir obtenu une qualification mais cette classe n’ayant pas été demandée au mouvement des instituteurs j’avais pu l’avoir. Les classes dites de transition étaient les classes rebut où étaient fourrés les enfants dont on ne savait plus quoi faire dans l’école. Dans la chaîne industrielle scolaire il fallait bien mettre quelque part les déchets produits à chaque maillon puisqu'on ne pouvait pas les jeter. Je me suis toujours demandé vers quelle transition ces classes devaient conduire les enfants. Souvent aussi c’étaient celles que les inspecteurs conseillaient de demander aux instituteurs qui pratiquaient la pédagogie Freinet: « Là-bas au moins vous me ficherez la paix et vous n’ennuierez plus personne ! » Paradoxalement ces classes-rebuts pouvaient devenir des classes refuges aussi bien pour les enfants que pour des instits Freinet.

La classe de transition occupait un préfabriqué entre l’école primaire et le collège. Nous étions comme une île autonome dont tout le monde se fichait. A contrario, le rêve pour moi ! Pendant un an nous nous sommes éclatés les enfants et moi ! Tout nous était permis de faire, sans contrôles, sans programmes. Nous avions même fait un orchestre avec des percussions, divers instruments bricolés et un harmonica et tous les matins nous attaquions par une séance d’impro[1] ; ce n’était pas du Miles Davis, quoiqu'un certain Eric de 13 ans était de sa trempe, mais ces enfants m’étonnaient.  De surcroît, ils apprenaient, lisaient, écrivaient ! Et j’ai continué d’apprendre ce qu’étaient des enfants, leur immense potentiel, en même temps que ce qu’on leur faisait subir.

S’il y avait bien un local avec des tables et des chaises, il n’y avait pas grand chose d’autre. Comme cette classe recueillait tous les enfants-déchets du canton, ses moyens et fournitures ne dépendaient pas de la commune mais du Conseil général. Le conseiller général du canton était le maire communiste d’Adriers, là où j’habitais. Je lui fis donc une impressionnante liste de tout ce dont une telle classe aurait besoin et j’allai le voir avec ma demande en lui expliquant qu’en somme cette classe était la sienne et dépendait de lui, en rajoutant qu’un communiste ne pouvait pas se désintéresser des défavorisés de son canton. D’abord abasourdi, non pas par ma demande mais par l’existence d’une telle classe dans le territoire dont en somme il avait la charge et pour laquelle personne ne lui avait jamais rien demandé, il me promit de faire tout ce qu’il pourrait.

J’attendais donc. Un jour nous revenions de la piscine avec les enfants tous encore un peu dégoulinants et en arrivant dans la cour de l’école par laquelle nous devions passer il y avait sur le perron Mossieu l’Inspecteur avec la directrice. Manifestement le spectacle du barbu chevelu hirsute avec sa bande de petits sauvages lui fit un choc bien qu’il avait dû avoir quelques échos sur le personnage qui avait débarqué dans sa circonscription.

- Monsieur Collot, c’est vous que je voulais voir. Probablement pour voir de visu celui dont il avait entendu parler mais aussi :

- Le Conseiller général m’a transmis pour avis votre demande de matériel et de fournitures. Là, vous exagérez vraiment. Je sais bien qu’il faut demander beaucoup pour avoir un peu, mais je ne peux approuver ce qu’aucune école n’a jamais demandé. Qu’est-ce que vous avez besoin d’un magnétophone par exemple pour apprendre à des enfants à lire !  C’est ce que je préciserai dans l’avis qui m’est demandé si vous ne modifiez pas votre demande de façon plus raisonnable.

- Désolé, je maintiens l’intégralité dont ces enfants ont besoin, encore plus que les autres.

- Tant pis pour vous si vous n’avez rien du tout. Je ne donnerai pas un avis favorable. Vos prédécesseurs se sont bien débrouillés, vous ferez comme eux.

Quelques jours plus tard je reçus le budget qui était attribué à la classe par le Conseil général : il y avait absolument tout ce que j’avais demandé ! Il est bien possible que le Conseiller communiste ait dû être ravi de rappeler de cette façon à l’administration qu’un élu a un rôle et un pouvoir, n’empêche que cette anecdote avait apporté une certaine considération au personnage pas aussi farfelu que son apparence pouvait faire croire. Cela a quelque peu joué dans les relations qui ont suivi avec l'inspecteur comme avec mes collègues de l’école. En tout cas dans notre préfa où personne ne nous voyait, où nous pouvions faire tout ce qu'on ne fait pas dans un classe ordinaire sans troubler personne, c'était un autre monde !

Une autre anecdote qui m’a fait encore mieux découvrir la froideur et la stupidité des institutions soit disant au service de ce qu’il faut faire pour des enfants catalogués en difficulté.

J’avais dans ma classe une enfant de 12 ans avec tous les handicaps sociaux sur les épaules : des parents pauvres et réputés comme alcooliques, donc supposés maltraitants, elle faisait partie de ceux que l’on juge important d’extirper de leur famille. Elle était hébergée par une famille d’accueil pendant la semaine et revenait chez elle les WE. Elle n’était plus sous la responsabilité de ses parents mais sous celle des services sociaux qui savaient quel était son bien. J’avais bien remarqué une tristesse infinie chaque lundi matin et sa joie chaque vendredi soir lorsqu’elle allait rejoindre sa famille, sa maison, son chien. Pendant la classe c’était une enfant très intéressante et très intéressée, vive, très sociale, autrement dit intelligente ou « normale ».

Chaque année une commission à Poitiers devait décider du sort des « cas sociaux » comme le sien, son instituteur était convoqué pour avis, pas ses parents bien sûr, je m’y rendis donc. Avant j’avais discuté avec elle et elle m’avait bien dit qu’elle voulait absolument rester chez elle et à l’école de l’Isle pour rentrer ensuite en apprentissage comme coiffeuse. Tout au moins à l’époque, on ne demandait jamais leur avis à ces enfants supposant que leurs conditions sociales en faisaient automatiquement des plus ou moins débiles. La commission, en toute bonne foi, s’interrogeait sur les possibilités d’internats du département pour les jeunes handicapés puisque c’est ainsi que cette enfant avait été cataloguée dans les fichiers. Lorsqu’on m’a demandé mon avis, puisque c’était ainsi dans la procédure, je leur expliquai en long et en large qu’Edwige n’était absolument pas dans ce cas, qu’elle aimait ses parents, qu’elle n’avait jamais subit de sévices de leur part et qu’au contraire elle voulait rester près d’eux pour les aider, qu’elle était intelligente et qu’elle n’aspirait qu’à une chose : travailler et devenir coiffeuse. Peine perdue :

- Désolé Monsieur Collot, les services sociaux sont bien plus compétents que vous pour juger de la situation d’un enfant. Nous nous en tiendrons à lui trouver une place dans un des établissements spécialisés.

J’ai été terriblement honteux lorsque j’ai dû annoncer à Edwige que je n’avais rien pu faire pour elle. Depuis j’ai toujours eu la plus grande méfiance pour les services sociaux, probablement à tort quand je le généralisais : comme pour l’école ce ne sont pas celles et ceux qui y travaillent qui sont les coupables mais les machines administratives qui les emploient.

À la fin de l’année scolaire, si j’avais voulu rester dans cette classe il aurait fallu que je fasse je ne sais plus quel stage pour y être titularisé. Je demandai alors la classe unique la plus proche d’Adriers, Moussac ! Une autre aventure allait commencer.    

Prochain épisode : Pourquoi Moussac ? épisodes précédents ou index de 1940-2021 


[1] Selon la méthode de Carl Orff : une percussion plus sonore donne un tempo, au fur et à mesure que le groupe intègre ce tempo d’autres instruments rentrent peu à peu à tour de rôle dans le tempo avec une courte phrase musicale jusqu’à créer une sorte de transe musicale qui devient harmonique et jouissive. Cela apprend aussi l’écoute pour rentrer dans le même univers créé par les premiers entrants.

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