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Le blog de Bernard Collot
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15 juin 2022

I940-2021 (107) – 1985 à 1990 Les journaux télématiques

Les journaux télématiques, les ancêtres des sites

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La messagerie et ses listes de diffusions ne permettaient pas de s’adresser à des publics plus larges, d’où l’envie de faire des journaux télématiques, c’est-à-dire s’affichant sur un écran minitel ou d’ordinateur et que pouvaient consulter comme ils le voulaient ceux n’étant pas dans nos listes et même des inconnus, il suffisait de consulter l’adresse de nos pages et de les voir sur son minitel et même d’y réagir.

Mais quels bricolages il fallait faire ! Je reproduisais l’écran minitel sur une feuille de papier avec le quadrillage de tous ses pixels et ceux dans lesquels pouvaient s’inscrire des lettres normales ou double hauteur ou double largeur ou double hauteur et double largeur. Ce que l’on voulait écrire devait s’inscrire dans ces quadrillages, pour y ajouter des illustrations il fallait colorier chaque pixel. Lorsque la page était composée, nous l’envoyions à Bernard Monthubert qui passait une nuit à tout traduire en codes cabalistiques pour que cela s’affiche, soit sur l’écran du journal télématique de Moussac, soit sur celui du journal télématique d’ACTI.

De surcroit, sur l’écran minitel on ne pouvait pas utiliser le style littéraire classique : un écran rempli d’un texte était très pénible à lire, deux écrans successifs de textes et les yeux n’arrivaient plus à suivre. D’autre part, sur l’écran minitel le regard ne se comportait pas comme sur la page d’un livre où il commence en haut à gauche pour se dérouler de gauche à droite jusqu’en bas du texte. Il englobait d’abord la page-écran puis allait, attiré, d’un point à un autre et reconstituait un sens. C’était une autre lecture et du coup une autre écriture où la couleur jouait aussi un rôle.[1]

C’est avec l’aventure de la Calypso que nous nous sommes vraiment amusés à cet exercice. Cette aventure je l’ai racontée par ailleurs et vous la narrerai complètement dans un prochain épisode, mais je la résume : nous avions suivi une expédition de la Calypso sur la barrière de corail australienne par des échanges épistolaires avec Didier, un marin de l’équipage, parent d’élève d’une école bretonne. Chaque semaine il répondait à nos questions par de magnifiques lettres dignes de la littérature épistolaire. Les enfants voulurent évidemment partager l’aventure avec leurs copains du réseau. Les lettres étaient intégralement reproduites sur La Fourmilière-hebdo, notre journal scolaire, mais échangé seulement avec une quinzaine de classes.

Pour que tout le réseau en profite ainsi que d’autres, nous avions décidé de faire une page-écran de chacune des lettres au fur et à mesure que nous les recevions. Il a fallu réduire chaque fois deux ou trois pages des courriers de Didier en une page-écran. Étonnant et passionnant exercice pour choisir quelques mots, phrases ou extraits de phrases, les agencer, colorier des pixels, pour donner une idée de ce qu’il nous racontait. Une page difficile avait été lorsqu’il nous avait raconté une tempête qui avait fortement secoué le navire : les mots et expressions choisis n’avaient pas été alignés horizontalement mais formant une ou deux vagues vous donnant presque le mal de mer ! C’est ainsi que nous avons vécu et fait vivre presqu’en direct[2] une expédition de la Calypso à tout le réseau et même à d’autres : des classes et des enfants, voire des inconnus, posaient des questions par messagerie et les enfants de Moussac les transmettaient à Didier dans les courriers suivants. Nous reçûmes même un jour un message d’un lycée italien nous demandant l’adresse de la fondation Cousteau. 

Lors d’une université d’été sur la communication et l’écrit court, une universitaire professeure de littérature française à l’université de Séville s’élevait contre la destruction de la langue française qu’était cette forme de communication (et il n’y avait pas encore les SMS !). Je l’avais conviée à l’atelier que j’animais et lui avais fait voir cette série sur la Calypso : un peu abasourdie elle s’excusa « Je regrette ce que j’ai pu vous dire, vos enfants ont inventé un genre littéraire un peu comme le rondeau que j’enseigne ! » 

Malheureusement la technologie galopante fait qu’il n’est plus possible de voir ce que les classes de toute une frange du mouvement Freinet produisaient alors sur les écrans minitels et nous ne pensions pas les photographier et même les imprimer. Nous n’avions même pas l’idée que c’était un exceptionnel à conserver. Je n’ai que les deux images insérées et même pas en couleur.

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Tous les bricolages que nous faisions avec le temps qu’ils prenaient paraitraient insensés aujourd’hui où cliquer suffit. Et ce n’était pas que pour le numérique ! Ils avaient cependant un énorme intérêt éducatif parce que les enfants et nous comprenions ce qui se passait dans l’utilisation de n’importe quelle technologie, avec n’importe quel outil, ce qui nécessitait de construire d’autres façons de s’exprimer, d’écrire, de lire, voire de penser, tout en en sachant les limites : lorsque l’on connait le fonctionnement de ce que l’on utilise, on en est beaucoup plus maîtres, on est beaucoup moins asservi ou aveuglé par cela. Suivant ce que les enfants voulaient communiquer ou ce à quoi ils voulaient réagir ou suivant à qui ils s’adressaient, ils utilisaient aussi bien les messageries que des enregistrements audio, ou des vidéos, ou des albums, ou le simple courrier… ou la vive voix en allant voir celles et ceux avec qui une interrelation était amorcée.

Je me plais à penser que nous évitions aussi de construire un monde qui ne devient que numérique avec de moins en moins de l’humain, parce que simultanément les enfants continuaient de baigner et de communiquer intensément avec l’environnement social et physique, que c’était ce qui pouvait être ressenti dans ce monde non virtuel qui était transmis par les technologies utilisées. Autrement dit s’il n’y avait pas eu la vie dans nos écoles, il n’y aurait rien eu à transmettre (voire la théorie sur les langages et la communication que j’ai pu élaborer en cours et à partir de ce vécu).


[1] Patrick Guihot de l’INRP avait fait toute une étude sur le comportement de l’œil dans la lecture sur écran minitel.

[2] Nous envoyions nos lettres à la fondation Cousteau, qui les envoyait par avion en Australie, d’où elles partaient en hélicoptère jusqu’à la Calypso. Nous pouvions avoir une réponse parfois en à peine une semaine.

Prochain épisode : arrivée du fax ! 

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À leur demande de quelques abonnés, pour celles et ceux qui sont surtout intéressés par les billets de ces périodes sur l’école et l’éducation

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