1940-2021 (120) – 1988 à 1996. Un collège qu’un principal tentait de faire évoluer.
Le collège de l’Isle Jourdain
Le collège faisait bien partie de la vie de l’école puisque c’est là que les enfants devaient aller ensuite. Il obnubilait même souvent la vie de l’école en général (mais pas la mienne !) puisqu’il était demandé à celle-ci de « préparer » les enfants à y aller… pour qu’ils n’y aient pas trop de problèmes. C’était en quelque sorte reconnaître que le collège allait leur poser des problèmes. Il y avait même des commissions instits de CM2 et profs de sixième pour cela. Les préparer à la discipline, aux horaires, aux devoirs, etc. C’est d’ailleurs dans une de ces commissions que j’ai continué à me faire mal voir de pas mal de collègues lorsque, passablement énervé par ces incantations, je me suis levé et ai prononcé: « Si je comprends bien, c'est comme si les nazis avaient mieux préparé les juifs ils auraient eu encore moins de problèmes pour les faire passer au four crématoire ! » D’accord c’était un troisième degré très douteux et je ne vous dis pas l’avalanche de mots qui m’était tombée dessus.
Ceci dit j’avais de très bonnes relations avec le principal, Pierre Clavaud (Pierrot). Dès la fin de la première année à Moussac, je lui avais demandé avec l’accord des parents de me transmettre les bulletins trimestriels des enfants de ma classe, la seule façon pour moi de savoir si mes méthodes incongrues pénalisaient les enfants au collège. Lui-même proclamait que les enfants de Moussac n’étaient absolument pas défavorisés par rapport aux autres. Il me disait : « Tes mômes n’ont pas plus de problèmes scolaires que les autres, peut-être moins. La seule chose qui ennuie et énerve certains profs, c’est qu’ils questionnent et répondent comme s’ils étaient des adultes ! ».
Pierrot était un personnage peu ordinaire et une personnalité du canton, pouvant être haut en gueule. Sportif, c’était un fan de parapente, pratique alors beaucoup plus rare qu’aujourd’hui. Intrigué et curieux de ce qui se passait dans ma classe unique, il était venu y passer deux ou trois après-midi. C’était aussi les débuts d’une autre obnubilation : l’échec et les retards scolaires. Cela préoccupait d’ailleurs beaucoup plus les profs de collège que nos classes multiâges. Le système éducatif français est une chaîne industrielle scolaire, avant de passer une pièce dans le maillon suivant il faut qu’elle subisse un contrôle de qualité et on ne cessait de constater que la laisser un an dans le même maillon subissant la même chose ne changeait rien à ce qui était défectueux. Il lui était venu à l’idée que ce qui se passait à Moussac pourrait être une solution.
Pour préparer le terrain avec les quelques profs en accord avec cette volonté de faire quelque chose d’inusité (on en trouve toujours !), quelques-uns étaient venu passer quelques après-midi à Moussac. Mieux encore, Pierrot m’avait demandé de venir au collège à mon tour quelques après-midi chez ces profs. Pour ce faire un prof du collège venait me remplacer une ou deux heures, celui qui venait les soirs animer nos séances d’espéranto et que les enfants et les parents connaissaient bien ; ceci évidemment sans demander d’autorisation quelconque qui aurait été refusée.
Et voilà ce qu’il a mis en route avec trois ou quatre profs volontaires et engagés : une classe, sixième-cinquième, dite pour les instances officielles « à parcours personnalisés ». Dans cette classe devaient être accueillis les enfants signalés par les instituteurs lors de la commission d’entrée en sixième comme devant avoir avec certitude des difficultés scolaires ou d’adaptation au collège, ce qui d’ailleurs arrangeait bien tout le monde et surtout les autres profs (dans un premier temps parce qu’ensuite cela les a au contraire bien gênés). L’idée était qu’au bout de deux ans ensemble, ensuite ces enfants réintégreraient et suivraient normalement avec les autres le cursus classique de la quatrième jusqu’au brevet.
Et il y avait mis les moyens : d’abord il y a eu un an de préparation et de cogitations avec le petit groupe de profs engagés. Un prof de psychopédagogie de l’IUFM de Poitiers est venu apporter sa propre expérience pendant cette année, puis les années suivante a continué à apporter régulièrement son regard sur cette classe. De surcroît le principal avait obtenu pour l’expérience la nomination de ce qu’on appelait un « maître E » de l’enseignement primaire, spécialisé pour les enfants en difficulté et connaissant les pédagogies actives. Il avait mis à disposition de cette classe trois salles communicantes où étaient aménagés divers espaces (coins expériences, coins ordinateurs et vidéo, coin bricolage, coin bibliothèque et documentation avec fauteuils, coin pour la réalisation d’un journal, coin détente avec petit frigo, etc. Il y avait bien sûr tous les outils, fichiers autocorrectifs de nos classes ou de la pédagogie Freinet. Il avait permis l’élevage d’un mouton avec un local et il m’arrivait de le retrouver le mercredi dans la cour du collège vidé, une baguette à la main et maugréant
- Bon dieu, ils font chier ses drôles, ils ont encore oublié de rentrer leur mouton !
Les profs de la classe avaient bien sûr décloisonné toutes les matières et tous les horaires des sacro-saints emplois du temps des enfants et des programmes.
Et cela a marché ! À tel point que des parents se mirent à protester :
- Pourquoi mon enfant n’a pas droit lui aussi à une telle classe ?
Et cela a été ce qui, par conte-coup, a créé un clivage et une animosité entre les profs de l’expérience et les autres menés par les deux seuls agrégés du collège, qui plus est intégristes catholiques tous les deux et, du fait de l’auréole de leur agrégation, respectés par les parents. Pendant cette période, il s’est trouvé que j’étais devenu le président de l’association des parents d’élèves du collège, ce qui m’avait permis d’aider en jouant un peu le rôle de tampon (ce sera pour l’épisode suivant).
Cela n’avait pas été non plus évident pour les profs qui y participaient. Sur le papier tout semble aller du bon sens, mais dans la réalisation il y a toujours le fameux doute qui taraude. Un jour je ne sais plus pourquoi je discutais en tête à tête avec une profe qui était passée me voir. À un moment elle s’est lâchée :
- Tu sais Bernard, maintenant je ne reviendrai plus jamais en arrière. Mais, pendant la première année, pendant des nuits j’ai fait des cauchemars. Je me réveillais en hurlant, «Bordel pourquoi tu fais ça ! Laisse tomber ! Qu’est-ce que tu en as à foutre ? »
On ne se rend pas compte et on ne le dit jamais, mais changer complètement de paradigme c’est aussi détruire tout ce sur quoi auparavant on s’était construit et fondé. Donc l’école, pour tout le monde mais surtout pour les enseignants qui finalement n’en sont jamais sorti. Il faut alors se restructurer totalement et cela se fait rarement sans souffrance. J’ai narré par ailleurs une séance qui avait eu lieu sur le gazon de je ne sais plus quel congrès Freinet. Nous discutions dans l’herbe avec Paul Le Bohec lorsqu’une bande de jeunes enseignants était venue nous rejoindre et l’un d’entre eux nous avait demandé :
- Comment se fait-il que tous deux vous arrivez à faire tranquillement ce que nous, nous n’y arrivons pas, tout au moins tranquillement ?
Paul pratiquait ce qu’il appelait la co-biographie, c’est-à-dire remonter dans le temps à deux. En nous livrant à l’exercice en public, nous avions bien trouvé chacun un ou deux événements très forts pendant notre enfance qui nous avaient très fortement déstructurés et nous avions eu un long temps pour nous restructurer. Psychologiquement nous étions préparés d’avance.
Fort de la réussite de sa classe à parcours personnalisé, Pierrot essayait d’expliquer, dans les réunions académiques de principaux de collèges qui n’arrêtaient pas de discuter et de se plaindre de ces enfants pas dans la norme qui faisaient du déroulement des programmes un chemin de croix, qu’il y avait bien une solution. Celle qu’il avait mise en œuvre et qui marchait. Pauvre Pierrot ! « C’est comme pisser en l’air, me disait-il, cela n’intéresse strictement personne ! »
Écœuré, pile poil le jour où il a eu les annuités nécessaires, il a pris sa retraite et est parti faire du parapente à la Réunion ! Dès qu’il a été parti, l’expérience de sa sixième-cinquième à parcours personnalisé a été interrompue. Ainsi va l’Éducation nationale.
Les chats ne font pas des chiens parce que son fils Jacques, devenu enseignant, a fait partie de la bande d’instits du réseau de la Vienne, je crois même qu’il enseigne ou a enseigné dans une… SEGPA (section d'enseignement général et professionnel adapté).
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