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Le blog de Bernard Collot
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30 août 2022

1940-2021 (137) – 1995 Le rêve d’un « Woodstock » de l’éducation et Albert Jacquard

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À Autrans nous avions bien constaté que l’essentiel des discussions, des rencontres, des découvertes… s’était fait à la buvette, sur les terrasses où l’éclatement des lieux d’intervention conduisait immanquablement. D’autre part dans la centaine d’intervenants, tous ceux qui n’étaient connus de personne, n’avaient aucune notoriété, n’avaient pour beaucoup jamais parlé devant un public, de simples parents, de simples instituteurs, de simples personnes avaient autant de succès, étaient autant intéressants que les experts plus ou moins connus. À part quelques personnalités qu’il avait fallu loger, comme aux colloques du Vigeant et de Crozon tout le monde s’était débrouillé pour venir, se loger par leurs propres moyens sans demander le moindre remboursement. Il est vrai que venir pour cela sur le plateau du Vercors ou sur la presqu’île de Crozon, c’est même mieux que d’y venir en touristes.

Immanquablement l’idée de faire un Woodstock (1) de l’éducation nous a titillés. Faire rencontrer des personnes faisant partout des expériences petites ou grandes sur une autre école, une autre éducation, par extension une autre société ou même simplement intéressées à découvrir d’autres paradigmes, leur donner la possibilité de le raconter dans les multiples coins d’un lieu, ce devait être facile. Suffisait de trouver le lieu.

En rentrant, nous avons à nouveau cogité. Déjà à Autrans Rui D’Espinay le Portugais et Luis Araguàs l’Espagnol auxquels nous en avions parlé étaient enthousiastes. « Chez nous on diffuserait l’information et on pourrait même organiser des cars » me disait Luis. Une Brésilienne m’écrivait « Oui, mais il faudrait que ce soit à un moment où nous de l’hémisphère sud on puisse venir. »

Plus les projets sont fous, plus on a envie de les réaliser ! Mais il n’y avait pas encore tous les réseaux d’internet pour mobiliser l’hexagone et pourquoi pas la planète. Un rassemblement plus ou moins géant sans aucune personnalité en tête affiche, ce n’était pas crédible. Nous n’avions pas de Joan Baez ou de Jimmy Hendrix pour attirer les foules ! Des personnalités de notoriété mondiale et capables de s’investir bénévolement pour changer l’école, cela ne court pas les rues, sauf une seule, Albert Jacquard.

Je lui écrivis donc pendant les vacances. Pas de réponse.

L’idée continuait de trotter dans nos têtes. En septembre j’appris qu’Albert Jacquard devait venir faire une conférence aux collégiens et lycéens de Montmorillon pas très loin de Moussac. Fébrile je m’y précipitai bien en avance pour essayer de l’accrocher, sans trop y croire en pensant qu’avec toute la gentry qui allait descendre de Poitiers il allait être accaparé et inabordable. Le premier installé dans la salle j’attendais, lorsque je vis le petit grand bonhomme, tout seul en bas de la scène. Je me précipitai comme un fou vers lui alors que le public s’installait tranquillement.

- Monsieur Jacquard, je voudrais vous parler. Je vous avais écrit pour un rassemblement sur l’école.

- Ah ! C’est vous le Woodstock de l’éducation ! Je n’ai pas pu vous répondre, mais on en parle après la conférence. »

 Je ne vous dis pas mon état lorsque je suis remonté m’asseoir ! J’étais quand même inquiet, à la fin de sa conférence, il allait être tellement entouré que j’allais avoir du mal à l’approcher. Pas du tout, c’était même incroyable, tout le monde s’en allait comme s’ils avaient assisté à une banale séance de ciné. Mon Albert Jacquard était seul en train de ranger ses papiers. C’est tranquillement que nous avons pu discuter et sans aucune hésitation :

- C’est une très bonne idée et cela devrait absolument se faire. Vous m’utiliserez et je ferai comme vous voudrez. Il faudra juste me dire bien à l’avance quand et où cela aura lieu pour que je bloque mon agenda.

Détail : au retour dans la nuit et dans l’euphorie j’ai loupé un virage et bousillé ma bagnole !

Le problème suivant était de trouver un lieu. Nous étions quelques-uns à avoir vécu les deux grands rassemblements sauvages du Larzac et le nom du Larzac était encore dans les mémoires et hautement symbolique. Après avoir occupé pendant une année la ferme du Cun, près de La Couvertoirade, les opposants au projet d’extension militaire en furent expulsés. Les membres de l’association du Cun, objecteurs de conscience, s’étaient installés en 1976 sur un terrain d’une vingtaine d’hectares en bordure du camp militaire. Ils y avaient construit des bâtiments et développé des activités de formation autour de l’écologie, la non-violence et la solidarité internationale, il y avait un camping. Ce devrait être des militants intéressés. Quelques-uns connaissaient le lieu du Cun et un jour de novembre nous nous y sommes retrouvés à une dizaine. Énorme déception : en fait de militants c’étaient plutôt des prestataires de service, ils n’offraient pas le lieu et les bâtiments, ils les louaient ! Quant au camping il n’était pas très grand et plus possible de s’étendre sur le plateau comme lors des grands rassemblements.

De retour, le rêve s’éloignait. Mais une autre idée germa. Beaucoup de petites villes s’étaient mises à organiser chaque année un festival, toujours sur le même thème, le festival du jazz à Marcillac, le festival interceltique de Lorient, le printemps de Bourges, encore mieux le festival du spectacle de rues à Aurillac… ce qui leur apportait une notoriété et un grand intérêt économique pour le commerce. Quelle petite ville n’aurait pas encore le sien ? Un festival de l’éducation ! Et chacun de chercher.

Dans la Vienne il y avait Châtellerault. Je connaissais bien Bernard Raby qui était à la mairie le responsable de l’enfance et du secteur scolaire et c’était Châtellerault qui avait créé le serveur télématique à disposition du réseau Freinet (voir le vieil épisode sur l’aventure roumaine). Avec ma compagne qui comme chargée de développement savait comment monter un dossier, nous en montâmes un d’une trentaine de pages, budgétisé… Pas de chance, Bernard venait de quitter son poste et c’était un élu communiste qui avait la charge. Réponse sèche, la ville avait bien autre chose à faire que de faire un festival sur l’éducation qui n’intéressait personne.

Jacqueline Mérour la maman Bretonne de Crozon proposa de contacter à son tour Chateaudin. Mais cette fois toute la bande était démobilisée et l’ampleur démesurée de l’affaire avait de quoi effrayer une fois l’enthousiasme passé.

Nous avons renoncé au rêve et sommes passés à autre chose ! Mais nous avons beaucoup appris.

Et, qui sait…

(1) Ce qui m'avait le plus impressionné dans le fameux woodstock c'est que, contrairement aux prévisions des organisateurs, plusieurs centaines de milliers de personnes s'y étaient retrouvées pas seulement pour écouter des vedettes mais aussi pour manifester leur ras le bol de la guerre au Vietman et de l'absurdité de cette société de consommation et de violence. Cela aurait dû être une effroyable désorganisation avec une multitude de drames. Or, à la surprise générale, ces 500 000 personnes ce sont naturellement auto-organisées, entraidées, et tout s'était très bien passé.

Albert Jacquard

Albert Jacquard est pour moi le personnage le plus important du XXème siècle et probablement pour longtemps encore. D’une extraordinaire simplicité et modestie, d’une étonnante gentillesse, s’il pouvait être invité sur tous les plateaux de télé, les universités du monde, sans être pour cela vraiment écouté et que soit vraiment pris en compte ce qu’il martelait, il n’hésitait pas à se rendre bénévolement dans les collèges ou les lycées qui le demandaient, et là il était écouté et compris.

Après le rêve avorté, nous eûmes la surprise d’entendre une de ses rubriques quotidiennes sur France-inter qui nous était entièrement consacrée.

J’ai eu par la suite la chance de le rencontrer et de déjeuner avec lui. Ce devait être deux ans avant son décès (2010). J’avais beaucoup d’amis dans le groupe de l’école moderne de l’Ain (pédagogie Freinet) et ils m’ont invité à plusieurs reprises à leurs rencontres à Hauteville. Ce jour-là ils avaient aussi invité Albert Jacquard qui, à son âge et déjà malade, fit une étonnante conférence complètement improvisée. C’est juste avant sa conférence que j’ai déjeuné avec lui et quelques autres du groupe. Lorsque je lui racontai en rigolant qu’il m’avait coûté une bagnole, il était désolé mais je lui expliquai que cela avait été le seul pépin de ma vie qui ne m’avait fait ni chaud ni froid !

Rien que pour cette rencontre, cela valait le coup d'avoir rêvé.

Prochain épisode : nous nous dotons d'un serveur télématique.  épisodes précédents ou index de 1940-2021 – La lutte pour l’école ruraletous les épisodes  sur l’école et l’éducation 

 

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