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Le blog de Bernard Collot
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16 septembre 2022

1940-2021 (142) – 1992, en Russie !

Moscou, 1992

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Les classes uniques m’ont conduit dans des lieux où non seulement je n’aurais imaginé mettre les pieds, mais aussi ni eu l’envie, l’audace où les moyens d’y aller.

Cette fois cela a été avec le mouvement Freinet où je défendais l’hétérogénéité des âges dans les classes. Le groupe départemental de l’Ille-et-Vilaine était un des plus dynamiques sous l’impulsion, entre autres, de deux personnes exceptionnelles. Pierrick Descottes, je vous en ai déjà parlé à propos des arbres de la connaissance, et Christian Légo. Christian était un baroudeur qui n’avait pas froid aux yeux. Dès qu’il pouvait, il partait de par le monde, un sac au dos, un vol d’avion, et il débarquait dans un pays lointain sans rien d’autre et le parcourait au gré de ses impulsions. Avec Pierrick ils constituaient un duo de choc.

Juin 1992, tous deux tenaient le stand Freinet dans un grand salon consacré à l’éducation. Alors que le salon se vidait, ils ne se pressaient pas pour vider les lieux et juste avant qu’ils ne plient bagage ils virent s’approcher une belle dame blonde qui n’arrêtait plus de leur poser des questions sur la pédagogie Freinet. C’était une Russe. 1991 avait marqué la fin de l’URSS. Une partie de la nomenclature s’était très vite convertie au capitalisme occidental et cette dame passionnée d’éducation était l’épouse d’un nouveau banquier. Les deux compères étaient toujours prêts à sauter sur la moindre occasion pour faire connaître la pédagogie Freinet et lorsqu’en plus c’était une belle dame sympathique… ils lui proposèrent de revenir à Rennes faire un stage chez eux avec un groupe d’enseignants russes.

Cette dame avait les relations et les moyens et ce fut organisé dans la foulée en novembre. Je fus invité avec quelques autres du mouvement à y participer. Deux anecdotes dont je me suis rappelé un peu plus tard. Alors que nous étions dans le temps pluvieux, mais pas très froid de Bretagne, toutes les dames étaient emmitouflées dans leurs fourrures alors que chez elles le thermomètre était déjà sous le zéro. Et puis lorsque je suis intervenu, je ne sais plus pourquoi j’expliquai que malheureusement pour beaucoup d’enfants le seul endroit où ils pouvaient se retrouver seuls était les WC, et tous les Russes s’esclaffèrent sans que je comprenne pourquoi.

Dans ce qu’avaient concocté Pierrick et Christian, la suite ce devait être nous qui devions aller au mois de février suivant à Moscou animer un stage sur la pédagogie Freinet. Comment s’étaient-ils débrouillés pour obtenir le financement d’un tel déplacement ? Et bien, pas par le ministère de l’Éducation nationale évidemment, mais par celui des affaires étrangères ! La Russie était devenue un pays où tous les autres voulaient mettre les pieds, il y avait des affaires à faire, peu importe par quels moyens et dans quel domaine.

Il y a fallu que Christian me convainque que je n’aurai qu’un anorak à acheter et que plusieurs couches de vêtements dessous suffisaient, deux paires de chaussettes à enfiler et que je serai paré. Pour le reste, pas de problèmes, je n’aurai qu’à le suivre. Je n’étais cependant pas très fier lorsqu’arrivé à Paris il nous attendait avec Pierrick pour nous faire arriver à Orly. Connaissant la musique des voyageurs à l’étranger, il nous avait demandé de tous avoir une « banane » de ceinture avec à l’intérieur les documents absolument indispensables à avoir sans cesse avec nous, et, prudent, il vérifia que nous en étions tous munis.

Et nous voilà partis, Christian, Pierrick, Bernard Monthubert, Georges Bellot (je vous ai déjà parlé d’eux dans d’autres épisodes) un cinquième dont je n’arrive plus à retrouver le nom, et moi. C’était la première fois que je montais dans un avion, heureusement que je n’étais pas seul.

Débarqués à Moscou, nous étions attendus et fûmes conduits là où nous étions être hébergés. Étonnement permanent, la grande plaine plate et blanche à perte de vue, le long de la route rectiligne des carcasses de voitures désossées : lorsqu’elles ne marchent plus elles sont laissées sur place et toutes les pièces sont récupérées nous expliquèrent nos accompagnateurs.

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Arrivée dans la banlieue de Moscou. C’était là qu’était l’établissement scolaire vide pendant les vacances dont nous devions occuper comme tous les stagiaires russes une des chambres de 5 ou 6 personnes alignées le long d’un immense couloir de son internat. De grands immeubles parallélépipédiques tous semblables disposés un peu comme en vrac dans un espace parsemé de bouleaux. Il n’allait pas falloir que je sorte seul sinon jamais je ne retrouverai le bon ! Mais c’était vrai que là-bas, par -20° tu ne sentais pas le froid sec, suffisait de repirer par le nez.

Nous nous installâmes, nous discutâmes beaucoup…, et le matin chacun avec notre trousse direction WC et lavabos. Une surprise de taille nous attendait. WC et toilettes étaient collectifs : dans une grande salle une batterie de cuvettes de WC avec une batterie de lavabos en face !  Pendant que tu te rasais, tu en avais derrière toi qui faisaient leurs besoins et discutaient avec leurs voisins de siège. Je compris pourquoi à Rennes tous les Russes rigolaient quand je leur disais que des enfants n’avaient que les WC pour s’isoler. Pour nous les petits Français, c’était la constipation assurée. Pour ne pas avoir une semaine à passer sans vider nos entrailles, nous attendîmes que la plupart des Russes soient partis, et nous avions fabriqué une pancarte en français et traduite en russe : « Occupé par un français, attendre un peu » ! 

 Tous les jours nous nous retrouvions dans une salle avec les stagiaires venant de toute la Russie. Impressionnant, il y en avait qui venaient de Sibérie : pour les uns plusieurs jours de voyage alors que le salaire d’un prof d’université ne dépassait pas la valeur de deux kilogrammes de saucisson. Tout cela pour nous écouter. Nous nous sentions tout petits. Moi encore plus en apprenant qu’il n’y avait pas de classes uniques en Russie, ne serait-ce qu’en raison du climat hivernal il valait mieux se retrouver en ville où au moins les locaux publics étaient chauffés. L’une des stagiaires nous raconta un soir que ses deux enfants devaient être en train de regarder la télé, emmitouflés parce qu’il devait faire quelques degrés en dessous de zéro dans leur appartement non chauffé.

Il n’empêche que toutes et tous nous ont écoutés et questionnés pendant toute cette semaine avec une intense attention. Ils n’ont eu le temps d’aller faire quelques achats dans Moscou des produits essentiels introuvables chez eux que lorsque d’autres nous emmenaient visiter la ville. Et ils nous ont fait danser le casatchok, enfin surtout Christian et Bernard !

Ce qui était le plus stupéfiant c’était d’apprendre ce qu’était leur vie en Russie après la chute du rideau de fer, ce que nous ne savions que par l’intermédiaire de nos médias qui chantaient seulement la louange de leur liberté qu’ils auraient retrouvée ainsi qu’un soi-disant bien-être à l’occidentale. Peut-être le plus terrible était leur vie quotidienne en appartements communautaires où l’une d’entre les stagiaires nous avait emmenés. Certes, ces appartements urbains étaient l’œuvre de l’URSS lorsqu’il fallait bien loger et entasser tous ceux dont l’industrie avait besoin en vidant les campagnes, mais strictement rien n’avait changé et les promesses n’étaient que du vent. Imaginez : une grande pièce faisant office de cuisine et de salle commune, autour trois chambres où dans chacune étaient logés les parents, les enfants, les grands-parents d’une famille ; il n’y avait pas toujours de toilettes à part celles collectives de chaque étage. La stagiaire nous expliquait qu’à 40 ans il fallait qu’elle fume en cachette et surtout que ses parents ne l’apprennent pas. La liberté, chacun la retrouvait dans une bulle psychologique qu’il se créait. Cette bulle, nous l’avons constatée lorsque nous avons été conviés à assister à une séance dans une classe où une d’entre les stagiaires, professeur de français, faisait une réunion coopérative, comme chez nous. Les jeunes étaient en cercle autour d’elle, nous autour, et manifestement c’était comme si nous n’existions pas. À un moment, l’un d’entre nous essaya d’intervenir parce que justement ils parlaient d’une ville où sa classe avait des correspondants d’une autre classe russe. Silence impressionnant, les regards tournés vers nous brusquement inquiets, nous venions involontairement de semer le trouble dans leur vie et nous nous sommes tus. La profe nous expliqua qu’effectivement nous venions de crever la bulle dans laquelle le groupe pouvait exister.

Beaucoup de ces Russes nous ont avoué presque honteusement qu’effectivement, s’ils n’étaient plus sous la coupe du parti communiste, ils regrettaient le temps d’avant. Avant s’ils ne pouvaient pas aller au-delà du rideau de fer, par contre ils pouvaient, pour très peu cher, circuler dans toute l’URSS et les pays satellites. Pour très peu cher, ils pouvaient assister aux séances de toutes les grandes salles de théâtre, du Bolchoï, de l’opéra. Si dans les magasins il n’y avait pas l’abondance et la prolifération des denrées de chez nous, personne ne mourait de faim. Bref, la vie n’était pas rose, mais elle l’était devenue encore moins. Sauf pour les anciens apparatchiks devenus les oligarques, les truands devenus hommes d’affaires.

Lorsque nous partions en visite, les stagiaires nous avaient recommandé de ne jamais partir sans l’un d’entre eux. Bien sûr pour ne pas nous perdre, mais aussi pour ne pas nous faire arnaquer voire pire, l’arnaque, surtout des étrangers, étant devenu un sport national. Par exemple n’importe qui pouvait arrêter sa voiture et vous proposer de vous emmener où vous vouliez, il ne fallait surtout pas croire que c’était de la gentillesse russe !

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Prudemment je ne me serais jamais amusé à partir sans un Russe, sauf Christian le baroudeur. Une fois c’est lui qui nous a amenés sans accompagnateur dans une école que nous devions aller voir, en prenant le métro. L’extraordinaire métro moscovite : par des escaliers monumentaux, tu avais l’impression de descendre au plus profond des entrailles de la Terre jusqu’à la station plus immense qu’une cathédrale. Dans le métro, tu te trouvais entre des passagers emmitouflés dans des parkas semblables, silencieux, le visage figé et le regard fixe, encore plus impressionnant que ceux du métro parisien. Comment Christian avec les simples explications qui lui avaient été données avait-il pu nous faire descendre à bon port ? Parce que, s’il y avait bien comme chez nous des plans affichés avec le nom des stations, c’était écrit en caractères cyrilliques. Pire, le nom des stations n’était pas affiché sur ses murs comme chez nous, il était annoncé au micro. Encore pire, le nom des stations changeait suivant le sens dans lequel tu les prenais. Christian ne comprenait pas le russe, enfin pas encore puisque par la suite il est retourné à plusieurs reprises en Russie.

La première sortie avait été un immense marché étonnamment vivant et folklorique pour nous. C’est là que nous avions tous acheté l’indispensable et vraie chapka pour ce qui correspondait à quelques francs. Je ne quittais pas les basques de Christian, mais il fallait sans arrêt rechercher le folâtre Bernard. Bien sûr nous avons été amenés sur l’incontournable Place Rouge où sans arrêt me revenait la chanson de Gilbert Bécaud « La place rouge était vide… Nathalie, mon guide… le café Pouchkine… » (je ne sais pas si c’est pour cela que par la suite j’ai épousé une Nathalie !) : sous la chape morne d’un régime, il y a toujours pour ceux qui le cherchent un autre monde chaleureux, poétique… qui s’octroie la liberté qu’on veut lui retirer et qui ne demanderait qu’à s’épanouir au grand jour.

Et puis les Russes nous ont amenés au seul spectacle célèbre resté accessible au peuple, le Cirque de Moscou. Un immense couloir circulaire entourant le chapiteau en dur où il fallait pendre manteaux et anoraks sur un alignement de centaines de cintres où tu te demandais comment tu allais faire pour les retrouver et les reconnaitre à la fin du spectacle. Et nous avons vu le numéro du fameux Popof, le plus célèbre clown du monde avec Achille Zavata, et sa réputation n’était pas usurpée.

Le dernier jour, puisque c’était le ministère des Affaires étrangères qui avait financé le voyage, nous avons été invités par l’attaché culturel de l’ambassade de France à manger dans un des plus célèbres restaurants de Moscou, là où, parait-il, Trotski signait ses décrets. Sous une immense coupole de verre, nous détonnions au milieu de dames quasiment en tenue de soirée, de messieurs avec des nœuds papillon… C’était comme un self-service, tu allais avec ton assiette te remplir ton assiette autant de fois que tu voulais dans des montagnes de caviar, de truffes, foie gras et autres mets dont tu n’avais fait qu’entendre parler. Bof ! Je n’ai jamais compris quels attraits pouvaient avoir tous ces trucs qu’on te fait miroiter parce que tu ne peux pas t’en offrir. Le caviar ce n’est qu’un truc gélatineux qui a le goût de poisson et tu en es vite dégoûté. Nous ne nous sommes même pas bâfrés. Et puis nous n’étions pas particulièrement à l’aise : les Russes qui nous avaient amené jusqu’aux portes, aucun n’étant invité, étaient repartis manger leurs lentilles avant de revenir nous chercher.

Au cours de ce repas, l’attaché culturel a répondu à une de nos questions : pourquoi le peuple russe s’est toujours soumis à des dictateurs, des tsars, Staline… ? D’après lui il faut remonter aux débuts de l’humanité : dans les immenses plaines russes, il n’y a pas comme ailleurs beaucoup d’endroits refuges où des groupes d’humains peuvent s’installer pour se protéger. Instinctivement ils se rassemblaient donc autour du plus fort et se laissaient guider par lui pour créer une masse compacte auto protectrice. Ce serait ce qui se serait plus ou moins inscrit dans un génome russe. L’explication vaut ce qu’elle vaut, chez nous ce n’est pas une immense plaine, il n’empêche que nous sommes bien devenus aussi des moutons semblables à tous les autres.

 

Je pourrais aussi raconter bien d’autres anecdotes vécues avec le mouvement Freinet comme les universités d’été sur la communication qu’Alex Lafosse de l’ICEM (Insitut coopératif de l’école moderne) organisait de La Rochelle à Brest en passant par Nantes, cette fois avec les grands quotidiens régionaux, Sud-Ouest, Ouest-France ou le Télégramme de Brest. Des centaines d’enseignants du mouvement Freinet pourraient en raconter des centaines et des centaines d’autres depuis son début en 1920. Entrer dans la pédagogie Freinet, ce n’était pas seulement une aventure pédagogique !

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Dans divers épisodes je vous ai déjà parlé d’eux. Bernard Monthubert avait été instit à St-Rémi sur Creuse puis avait été détaché à la mairie de Châtellerault pour créer et gérer le serveur télématique ACTI que nous utilisions. Dans le mouvement Freinet c’était un peu le pape de l’informatique, il avait créé pour cela une commission, INFORMATICEM. Son fils, Bertrand, est un mathématicien chercheur très connu, fondateur du mouvement « Sauvons la recherche ». Bernard ainsi que Paul Lebohec ont beaucoup œuvré pour une autre approche de l’enseignement des maths.

Christan Légo était instit dans la seule classe en pédagogie Freinet d’une grosse école de Rennes. Avec Moussac, sa classe et celle de Pierrick avaient participé à une série documentaire sous la direction de Jean-Jacques Morne, directeur des Sciences de l’éducation de Rennes, qui devait être faite pour les formateurs européens… et qui n’a jamais été diffusée ! Il était une figure très indépendante du mouvement Freinet.

Pierrick Descottes était directeur de la seule école de Rennes, Léon Grimaud, entièrement en pédagogie Freinet, mais sans en avoir le titre. Ce n’est que peu à peu que sous son impulsion des enseignants Freinet avaient demandé des postes dans cette école lorsqu’ils devenaient vacants. C’est aussi sa classe et celle de Moussac qui apparaissent, entre autres, dans le film de Suzanne Forslund « Les enfants d’abord ». C’est lui qui était avec Christian à l’origine du projet Acacia avec les Arbres de connaissance. Je suis allé plusieurs fois voir sa classe et son école. Il a été une des grandes figures du mouvement Freinet de cette époque, sans jamais occuper un devant de la scène, je crois qu’il l’est encore. Tous deux avec Christian m’ont souvent emmené finir les soirées dans les crêperies et bars à bière de Rennes !

Georges Bellot était prof d’histoire-géo dans un collège de Védène (Gard). Une partie de sa classe et de la mienne s’étaient retrouvées à « Média-jeunesse » de Niort dont je vous ai aussi déjà parlé. Sa classe faisait partie du réseau télématique d’écoles. Avec Bernard Monthubert et lui, nous nous retrouvions dans toutes les universités d’été organisées par Alex Lafosse. Je ne sais plus pourquoi j’étais allé le voir et il m’avait emmené une journée dans le festival off d’Avignon.

Je n’ai pas grand-chose comme souvenirs du 6ème de la bande que je connaissais peu, mais tout aussi sympa que les autres.

Prochain épisode : une rencontre Erasmus - épisodes précédents ou index de 1940-2021 – La lutte pour l’école rurale

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