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Le blog de Bernard Collot
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20 septembre 2022

1940-2021 (146) – 1993. Les dessous d’une émission

« Envoyé spécial » à Moussac !

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Ce fut un des événements majeurs de la classe… et pour moi. Et ce fut une drôle d’histoire.

C’était un jeudi de l’Ascension de 1993, nous étions en pleine bagarre pour lutter contre l’éradication des classes uniques. J’étais dans ma classe vide en train de cogiter sur quelles nouvelles actions nous allions pouvoir faire pour enrayer la machine éradicatrice gouvernementale. Le téléphone sonna, c’était Marcel Trillat qui m’expliqua qu’il était en train de préparer une émission « Vive les instits » pour la rentrée. Je le rembarrai assez sèchement en lui disant que j’avais bien d’autres chats à fouetter que la gloire des instits ! Intrigué, comme tout bon journaliste, il m’interpella avant que je ne raccroche :

- Ah bon, et c’est quoi ces chats à fouetter ?

Et du coup la conversation s’engagea. Dès qu’il s’agissait de classes uniques, les écoles du XXIe siècle mais une « autre école » comme nous le proclamions, je devenais intarissable ! J’apprenais qu’il avait été à l’école normale d’instituteurs de Grenoble pendant que j’étais moi-même à celle de Lyon, mais qu’il avait vite compris que le métier d’instituteur avec toutes ses contraintes n’était pas pour lui. Il s’était vite « défroqué » et avait débuté comme journaliste dans l’émission mythique de « Cinq colonnes à la une ». Mieux, l’instit en blouse grise qui allait figurer dans l’émission et qui avait été son camarade à l’école normale avait aussi été mon copain au cours complémentaire à la réputation de disciplinaire dans lequel nous avions été. Pendant la dernière année où nous préparions le concours à l’école normale dans ce CC, nous y avions tous deux avec trois autres trublions inauguré le premier conseil de discipline de cet établissement et été virés, puis nous avions tous réussi le concours de l’EN en candidats libres, probablement pour narguer nos juges (trois à Lyon, deux à Grenoble, voir un des épisodes de ma rétrospective). D’un seul coup Marcel devenait autre chose qu’un journaliste.

À un moment, je lui demandai :

- Au fait, as-tu des enfants ?

- Oui, j’en ai deux et l’école, ils n’ont pas aimé du tout !

- Ah, alors Moussac pourrait bien t’intéresser !

Et c’est comme cela que l’affaire s’est engagée.

Quelques jours avant le tournage, Marcel avait passé une journée dans l’école pour les repérages et cela avait de longues discussions philosophiques, politiques… La veille, il arriva avec son cadreur et son preneur de son. Nous avions passé une partie de la nuit à discuter de presque tout devant des verres sur la terrasse d’un café de L’Isle-Jourdain. Le cadreur, Franck Brissot, et le preneur de son étaient aussi connus à A2 que Marcel comme des trublions pas faciles à gérer.

Le matin du tournage, je ne savais pas ce qui allait se passer. Lorsque j’arrivai à l’école, il y avait déjà des enfants qui s’affairaient et l’équipe de tournage qui filmait. Avant, avec Marcel elle était déjà allée dans une famille pour faire parler des enfants avant qu’ils ne partent à l’école (dans la première partie du film). Le plus désarçonné, c’était moi ! De toute façon je n’avais rien d’autre à faire que de m’intégrer comme d’habitude.

Mais, à 8 h 30, coup de téléphone de l’inspecteur :

- J’ai appris que la télévision allait tourner dans votre classe. Vous n’avez pas demandé l’autorisation, j’interdis formellement tout tournage dans votre classe.

- Désolé, mais ce n’est pas moi qui leur ai demandé de venir, j’ai juste accepté, je suppose que c’est la chaîne qui s’est occupée des démarches. Mais ne quittez pas, je vous passe le réalisateur.

Et alors une scène dont je me régale encore à son souvenir. Colère homérique de Marcel Trillat qui termina avant de raccrocher sèchement par ceci :

- Si vous maintenez votre interdiction, je vous jure que nous ferons l’émission devant l’école et que vous le regretterez. J’attends votre réponse d’ici 10 minutes.

À peine quelques minutes plus tard, nouveau coup de fil de l’inspecteur tout penaud qui en avait référé à l’inspecteur d’académie :

- Pas de problème Monsieur Collot, le tournage peut s’effectuer, je passerai juste saluer le réalisateur.

Il est bien passé dans la matinée, juste pour me demander si tout allait bien et s’est immédiatement éclipsé sans saluer Marcel Trillat… « pour ne pas le déranger » !

L’histoire ne s’arrêta pas là. Huit jours avant la diffusion, Marcel Trillat me téléphona. Le producteur, Bernard Benyamin, avait visionné le montage et avait passé un savon à Marcel.

Je ne t’avais pas demandé de faire une émission sur une pédagogie révolutionnaire, tu me réduis la séquence de Moussac de moitié, tu te débrouilles pour que ça ait l’air d’une école et tu remets la séquence de l’interview d’un inspecteur que tu as sucrée.

Marcel m’expliqua alors qu’ils allaient se débrouiller au montage et il m’invita à aller visionner ce qu’ils allaient faire avec la monteuse, dans les locaux de la chaîne à Paris en me disant : 

- Si tu comptais faire plaisir à tes copains du même bord tu vas être déçu, mais si tu veux qu’il y ait l’impact pour ce que tu défends, fais-nous confiance, nous on sait comment faire réagir l’opinion publique. 

 Entre autres et très astucieusement avec sa monteuse ils avaient intercalé dans la séquence de Moussac la séquence de l’instit en blouse grise, effet garanti !

Et avec un de mes fils, nous sommes allés découvrir un mercredi l’antre où se fabriquait la télé, déjeuner avec un monstre d’éditorialiste de la télé, très cabotin, dont on parlait beaucoup. Le petit monde de la télé. C’est au cours du visionnage que je remarquai qu’on pouvait croire qu’au cours d’une séquence les deux enfants qui allaient à la poste ne le faisaient pas pendant le temps de classe. Marcel rajouta alors en voix off le petit commentaire qui levait tout doute. Par la suite, cela a été ce qui a le plus choqué des enseignants et surtout mon inspecteur ! Ceci me permit aussi de comprendre toute la technicité et la science d’un montage quand à l’époque rien n’était encore numérique et que la monteuse avait dû mémoriser des heures de rushs. Marcel avait choisi comme monteuse son ex-femme « parce qu’avec elle, si elle sent les choses comme je les ai senties en tournant, alors on fait du bon boulot ! »

Bien sûr dans le village de Moussac nous étions des vedettes : nous étions passés à la télé !

 Marcel avait eu bien raison quand il me disait de lui faire confiance : pendant des semaines, j’ai eu presque quotidiennement des appels téléphoniques de parents venant de partout de l’hexagone me demandant où ils pourraient trouver une classe unique semblable. J’ai juste regretté que dans le montage il avait été obligé de couper une séquence où il discutait avec une dizaine de parents dans le jardin : j’avais été estomaqué par tout ce que ces parents disaient sur leurs enfants et ce qu’ils vivaient dans leur école. Cela avait été la séquence de la petite Mathilde rêvant devant la mare qui l’avait remplacée. Marcel m’avait promis avant que les bandes soient effacées et réutilisées d’enregistrer en VHS les rushes qu’il avait été obligé de supprimer, malheureusement le temps lui a manqué.

Quelques semaines plus tard, Marcel fit organisé à l’université de Grenoble une projection-débat de l’émission en projetant seulement la séquence de Moussac avec celle « l’instit en blouse grise ». Nous y avions rempli le grand amphi ce que seul Meirieu avait auparavant réussi ! Sur scène il y avait donc Marcel, mon ancien copain « La Biche » et moi. Je vous ai déjà raconté que Roger Gouttebroz, surnommé « La Biche » par nous, était celui qui, lorsqu’il faisait le mur la nuit du CC-prison où nous étions, emmenait ses quatre autres acolytes jusqu’au village où sa mère était institutrice, pour caresser son chien sans qu’elle ne le voie. Devenu instit à son tour, il m’expliqua qu’il ne pouvait faire autrement que d’être semblable à elle pour sa mémoire. Les ressorts de nos comportements sont toujours profonds et inconscients et je n’y échappais pas non plus. Je m’entendais bien avec La Biche, un garçon très gentil avec un humour très fin qui n’aurait pas fait de mal à une mouche.

Lors de cet événement et des retrouvailles qu’il avait provoquées, au buffet qui a suivi il y avait aussi deux femmes habillées très élégamment qui avaient été élèves avec Roger et moi au CC dont je vous ai déjà parlé, les deux meilleures élèves, mignonnes mais des pimbèches qui toisaient dédaigneuses le petit merdeux que j’étais très probablement. Elles étaient montées en grade dans l’Éducation nationale, étaient devenues profes ou je ne sais plus quoi. Et là, le petit merdeux était devenu la vedette avec qui il fallait parler ! J’avoue que je jubilais quand elles se répandaient en « Oui, mais Bernard nous on ne peut pas faire ça, tu comprends ce n’est pas pareil, toi bien sûr… » et patati et patata… Ce n’est pas bien joli, mais je crois que je n’ai pas pu m’empêcher de les considérer du haut de l’éphémère moment d’un vedettariat inattendu ! Je ne suis pas un saint !  

Marcel Trillat

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Un des très très grands journalistes, reconnu par ses pairs pour sa probité, son intransigeance et aussi par son inlassable recherche à faire connaître la vérité, celle des peuples en souffrance et en lutte.

Après sa sortie de l’école normale, il avait pu être intégré dans la mythique équipe de « Cinq colonnes à la une » et cela avait été avec eux qu’il s’était formé. Puis il était passé dans le tout aussi renommé « Envoyé spécial » qui avait succédé. Autrement dit, il était devenu un diplodocus respecté de la télé. Il m’avait raconté comment il arrivait à faire passer un reportage au journal des actualités de midi avant qu’il ne soit censuré ou tronqué par la rédaction : il envoyait les séquences enregistrées qui risquaient d’être dérangeantes seulement quelques minutes avant que le journal ne débute. Comme c’était l’actualité brûlante, pas le temps de contrôler. C’est ainsi, alors qu’il était l’envoyé spécial pour la guerre de l’Irak, le présentateur annonça :

- Quelles sont les dernières nouvelles de la guerre en Irak, en direct de notre correspondant à Bagdad, Marcel c’est à vous. Et il lança le magnéto.

- Désolé : nous les journalistes n’avons aucune nouvelle à vous communiquer. Nous sommes confinés dans un hôtel de Bagdad et les seules images que nous pourrions vous transmettre sont celles soigneusement triées que le service de communication de l’armée américaine veut bien nous transmettre. Nous ne pouvons donc pas faire notre travail et je n’ai rien à vous envoyer.

 Stupéfaction de la rédaction. Elle n’allait rien avoir à mettre comme les autres chaînes n’importe quelle image sous les yeux de ses téléspectateurs. Le lendemain, Marcel était muté comme correspondant à Moscou. Vive la télé !

Lorsqu’il m’avait fait venir à Grenoble, il m’avait emmené loger chez sa sœur qui s’occupait d’une ferme pédagogique. Marcel est décédé en 2020, j’ai été très attristé, il avait le même âge que moi.

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