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2 018 - Mon dernier séjour en Belgique a été encore sur l’invitation d’Alain Buekenhoudt, mais cette fois c’était à Liège pour participer à un stage de trois jours qu’il organisait avec sa complice des ceméa Catherine Lochet.

Liège la festive, Liège l’épicurienne, Liège parfois rabelaisienne, Liège de Georges Simenon. Liège est une ville étonnante. Surnommée « cité ardente » par un romancier pour sa résistance lorsqu’elle fut mise à sac et incendiée par un certain Charles le Téméraire (un Français !), elle est connue pour le caractère chaleureux et bon-vivant de ses habitants, réputés têtus et frondeurs. Alors que son histoire est comme toutes les villes européennes marquée par l’emprise de l’Église (villes aux cent clochers), certaines de ses fêtes d’origine religieuse sont parfois gentiment détournées en y introduisant une touche de paillardise, à croire que Rabelais était liégeois.

. Quel sens donner à l’école au XXIème siècle ?

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C’était l’intitulé du stage. Cela se passait dans l’auberge de jeunesse de Liège où nous étions aussi logés. Un vieux dans une auberge de jeunesse, c’est quelque peu surréaliste ! J’ai pu me faire croire que j’avais 60 ans de moins ! Mes os m’ont rappelé que non, mais la chance d’être là au lieu d’être dans un EHPAD, ça n’a pas de prix.

Les CEMÉA avaient rassemblé une vingtaine de participant-e-s balayant tout l’éventail de l’école, de la maternelle jusqu’à la « Haute école », là où on forme tous les autres.

 La question posée et prétexte à la rencontre est devenue plutôt banale aujourd’hui, elle fait couler beaucoup de salive. Mais, avec les CEMÉA belges, tu ne réponds pas aux questions avec seulement de la salive. Depuis leur origine les CEMÉA sont passés maîtres dans l’art de provoquer la réflexion et l’action ou l’action et la réflexion. Pour cela, Alain et Catherine, avec leur air de ne pas y toucher, sont des experts de cet art et ils nous ont embarqués tous azimuts.

Ils sont arrivés à l’auberge de jeunesse avec leurs bagnoles bourrées jusqu’au toit de cartons, de matos… Lorsqu’Alain a installé, et pas n’importe comment, tout un bric-à-brac sur une grande table, allant des ciseaux, peintures, scotch, papiers divers… jusqu’aux agrafeuses, ficelles, etc., perplexe, peut-être même inquiet, je lui ai demandé à quoi cela allait servir : « J’en sais rien ! » Ça m’a rassuré : j’étais bien tombé chez des « 3ème type » !

Nos deux « cadreurs » de stage avaient posé un cadres très sommaire, mais très habile, dont on ne savait pas ce qui allait en surgir, ce d’autant que lorsque tu croyais que tu suivais bien une consigne, paf ! ils te déstabilisaient.

Un exemple d’une séquence à laquelle tu n’étais pas obligé de participer, d’ailleurs rien n’obligeait de faire ce qu’ils proposaient si ça te dérangeais et que ce n'était pas ton truc, mais bon, tu n'allais pas te couper des autres :

« Mettez-vous à plusieurs et trouvez 10 mots qui résument pour vous ce que devrait être l’école. ». Là, ça va, depuis le temps qu’on cogite tous là-dessus, on en a des centaines de mots à proposer. Mais pour trouver ceux qui sont communs, importants, il faut discuter sur chacun, sur ce que l’on met sous chacun, et les neurones commencent à chauffer. Quand tu es bien fier d’avoir trouvé un accord avec tes copains copines sur dix mots qui ne sont peut-être pas ceux des autres, voilà qu’il faut en éliminer cinq ! Et ça cogite à nouveau. Tu t’attends alors à la grande discussion orale avec la présentation des mots de chaque petit groupe, ailleurs on n’arrête pas de faire ça. Patatras, voilà que nos deux loulous nous disent : 

-  Vous allez présenter votre recherche aux autres sur le support que vous voudrez, mais vous n’avez pas le droit d’écrire le moindre mot ! Vous prenez tout ce que vous voudrez à l’atelier. » (Alain ne savait peut-être pas ce qu’on allait faire avec le matériel qu’il avait mis en place, mais ce n’était pas innocent)

C’était quoi cette connerie ? On n’était pas à la maternelle, voyons ! Mais l’ambiance créée aidant, chaque groupe se plia au jeu. Et là, surprise : quand il s’agit de transposer la pensée que reflète des mots dans un objet à inventer et à composer, la réflexion initiale rebondit, se prolonge, s’affirme, se modifie, prend une nouvelle dimension, nous passons en quelque sorte derrière les mots, au-delà des mots. Et ça discutait, en même temps que ça crayonnait, ça peignait, ça découpait, ça collait… pour produire quelque chose qui soit cohérent. Au fur et à mesure, ce que ne disaient peut-être pas les mots isolés les uns des autres apparaissait dans la création qu’il fallait en faire, nous faisait aller plus loin. Nous avions été induits à utiliser ce qu’Alain avait mis à notre disposition, mais nous aurions pu aussi bien nous servir de nos corps, du mime, de la musique…  Penser à plusieurs à travers nos mains et nos manipulations devenait intensément jouissif, on voyait notre pensée se créer, évoluer. Lorsque chaque groupe a présenté son œuvre aux autres, là encore les autres pour comprendre faisaient aller la réflexion encore plus loin, sur des chemins contenus dans les images, les bricolages… Les mots savent de nous ce que nous ignorons d’eux, disait René Char, il n’y a pas que les mots qui révèlent des pensées que nous n’exprimons pas, il y a ce qui émerge différemment de la matière que nous triturons pour dire quelque chose... Tous les artistes le savent.

Ce n’est qu’un exemple de ce qui s’était passé à travers des actions apparemment simples à réaliser que nous proposaient les deux comparses (l’imagination d’Alain et Catherine était sans limites !)[1].

Habituellement on ressort des rencontres classiques avec la réponse intellectuellement à donner, en l’occurrence, ici, « quel sens donner à l’école ? ». Réponse qui en côtoiera beaucoup d’autres. Là, c’était beaucoup plus fort, c’était chacun d’entre nous qui avait fait émerger de son vécu le sens que l’école pourrait avoir, devrait avoir, tout simplement dans la vie de chacun, dans la vie sociale, dans ce qui est une société.

La conclusion, c’est S… qui nous l’avait donnée. S… s’était isolé pour écrire un poème. Lors du bilan de chacun, elle nous l’a lu ce poème adressé à une petite fille. Il était simple, mais derrière les mots lus avec des fêlures dans la voix, des yeux qui s’embuaient, nous avions deviné tout ce qu’un passé avait fait surgir au cours de ces trois jours, les souffrances que justement une école sans sens n’avait fait qu’accentuer. Il a fallu un sacré courage à S… pour nous le lire, peut-être la confiance qui s’était instaurée entre nous pendant ces moments ensemble et à faire ensemble.

J’ai souvent constaté, y compris pour moi-même, que lorsqu’on ose pour les enfants à ne plus se plier à ce qu’imposent école et société, cela fait remonter aussi nos propres souffrances et ce n’est pas facile. Peut-être est-ce pour cela que beaucoup ne bougent pas, prudemment.

Après ces passages en Belgique je me disais que j’aurais bien aimé aller vivre avec les Belges. Mais je m’étais dit la même chose de retour de chez les Portugais et je me serais probablement dit la même chose si j’avais pu aller chez les Québécois !



[1] En France le GFEN (Groupe français de l’Éducation nouvelle) était également très innovant dans les formations qu’il proposait.

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