La permaculture éducative

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J’avais donc été invité à Pourgues pour animer une des trois journées d’une formation intitulée « La permaculture éducative », peut-être parce que j’avais écrit un texte sur « l’éduculture biologique ». La première était sous l’égide de Thierry Pardo, la troisième sous celle de Ramin. Thierry, je le connaissais bien, je l’avais rencontré à deux ou trois reprises lorsque des écoles démocratiques nous avaient demandé de les parrainer et surtout nous avions écrit un bouquin à deux (« Entre autres, le chemin des adultes pour libérer les enfants » L’Instant Présent.)

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Thierry Pardo avait habité en France jusqu’à 35 ans, y avait fait ses études universitaires en même temps qu’au Québec, puis s’était fixé définitivement à Montréal. Titulaire d’un doctorat en éducation, il avait été chercheur associé au centre de recherche en éducation et formation relatives à l’environnement et à l’écocitoyenneté de l’Université du Québec à Montréal, formateur pour la commission jeunesse de l’Union européenne. Il avait un solide bagage intellectuel en même temps qu’il s’était pris de passion pour une nature un peu plus sauvage au Québec que chez nous ainsi que pour les peuples autochtones amérindiens. À Pourgues il était accompagné par sa seconde épouse, une Inuit.

Mais surtout le mauvais souvenir qu’il avait de sa scolarité en France et tout ce qu’il avait étudié et appris l’avait incité à déscolariser ses enfants et à militer pour le unschooling. En s’appuyant sur le vécu de cette expérience en même temps que sur toutes les connaissances acquises, il avait écrit de nombreux livres et parcourait la France et le monde pour faire des conférences, animer des formations. Ses livres sont remarquablement écrits et ne ressemblent pas aux mornes productions des universitaires. De même ses conférences sont simples et vivantes. Bref, Thierry est reconnu dans le monde alternatif comme un des meilleurs spécialistes de l’éducation. 

C’est surtout pour voir ce fameux Pourgues que j’avais accepté l’invitation de Ramin. J’avais bien saisi que c’étaient trois jours de formation, mais en fait de formation je n’avais jamais été « formateur » de quoi que ce soit, même dans ma classe unique je laissais la vie nous former entre nous. Ramin m’avait bien demandé comment je voulais qu’on intitule ma journée, je ne me souviens même plus comment elle devait s’appeler pour les stagiaires. J’étais parti là-bas un peu comme d’habitude : « Je verrai bien ! »

La première journée sous l’égide de Thierry m’avait impressionné et rendu quelque peu inquiet : il était vraiment un chevronné, dans les exposés qu’il faisait, dans les situations qu’il proposait aux stagiaires, dans ce qu’il leur en faisait tirer, dans la structuration de sa journée. C’était passionnant et c’était vraiment ce que les stagiaires qui prenaient des notes attendaient, c’est-à-dire qu’ils soient conduits. Bigre ! Qu’est-ce que j’allais pouvoir bien faire le lendemain ?

La nuit ne m’avait pas apporté d’inspiration. Le lendemain matin, je n’étais pas plus avancé et avant de me rendre dans l’arène je fumais ma dernière clope devant le spectacle des Pyrénées. Alors me revint en mémoire ce qu’un ami instit dans une classe unique perdue de ces montagnes, Michel Barrios que l’on appelait d’ailleurs « l’ours des Pyrénées », m’avait raconté. Lorsqu’il avait quitté sa petite école de Saleich, il avait été nommé dans un groupe scolaire de Toulouse. Il m’expliquait à quel point il avait été désarçonné le jour de la rentrée : « Nous sommes tous rentés dans cette classe. Tous les enfants se sont mis derrière un bureau attendant que je leur dise de s’asseoir. Tous attendaient que je monte sur l’estrade et tous les regards me fixaient. Ils attendaient sagement que je parle et que je leur dise ce qu’il fallait qu’ils fassent. Et je ne savais plus quoi faire ! À Saleich, pendant des années nous ne rentrions pas en classe, nous réoccupions simplement notre maison. Comment allais-je pouvoir les sortir de cette soumission ? Cela a été mon seul problème pédagogique ».

Je tenais l’introduction de ma journée devant un public qui comme les enfants de Michel attendait sagement que je dispense une bonne parole et que je guide tout le monde puisque j’étais censé organiser et animer des ateliers. Je leur racontai cette anecdote et j’enchainai :

 « Le mieux serait de nous mettre dans la situation des enfants des écoles démocratiques, libres de ce qu’ils veulent faire et de s’organiser pour le faire. Sur le papier est inscrit le thème de la journée, mais ça ne vous est pas forcément utile, vous avez probablement d’autres besoins, à vous de voir ce que vous voulez faire… Commencez-donc par discuter, proposer, et organisez-vous ! En somme, autogérez-vous ! ». Et je ne suis plus intervenu.

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Surprise et perplexité, tout le monde était désarçonné ! Il y avait des enseignants de l’école publique et des écoles alternatives parmi les stagiaires. Je ne savais pas ce qui allait se passer dans un groupe déstabilisé dans ses attentes, en sachant que chacun dans ce groupe avait un vécu, une pratique solide de la vie en communauté à la fois personnelle en même temps que pour aider des enfants, voire d’autres adultes à vivre en communauté, en autonomie. Je ne savais pas ce qui allait se passer tout en étant certain qu’il allait se passer beaucoup de choses. J’étais relativement tranquille parce qu’il y avait Philippe Ruelen qui, sans que l’on se soit concertés, s’était inscrit à cette formation surtout, tout comme moi, pour connaître ce fameux Pourgues. Et puis il était un habitué de ces situations où il faut qu’un groupe s’autogère et s’oriente, il connaissait très bien le provocateur que j’étais. Autrefois, le seul inspecteur qui avait dit quelque chose de juste sur moi avait écrit dans son rapport que je pratiquais la pédagogie de la provocation. Il y avait aussi Ramin et je savais qu’il allait jouer le jeu.

La journée a donc commencé d’une façon quelque peu brouillonne et incertaine, mais l’animateur qui n’était plus animateur (cependant quelque peu responsable !) imperturbablement assumait ! L’absence de direction dans laquelle un groupe doit s’engager crée bien un premier malaise quand il attend qu’on lui en donne une. Mais, comme ces personnes n’étaient pas n’importe qui, tant bien que mal et même perplexes elles ont joué le jeu dont elles n’avaient pas été informées et se sont mises en route, sans trop savoir elles non plus ce qui allait se passer, comment cela allait se dérouler. Elles ont accepté… l’insécurité.

La veille Thierry Pardo avait magistralement mené sa journée d’ateliers et cela avait été passionnant. Mais le vieil observateur que j’étais, plus trop impliqué dans sa vie courante dans des collectifs, n’avait pu s’empêcher de se demander : « Si Thierry n’avait pas été le recours permanent dans les interrelations comme dans l’organisation, est-ce que cela aurait été aussi riche ? » Ne prônions-nous pas plus ou moins l’autonomie en ce qui concerne les enfants ? Mais sans berger ? Officiellement il n’y avait don plus de leader, mais évidemment dans les propositions, les décisions, il y en a toujours qui apparaissent, ne serait-ce que parce qu’ils sont plus à l’aise avec le verbe, peut-être aussi ceux qui sentent qu’il faut débloquer une situation. Je savais que je détenais déjà une piste pour engager la réflexion du débriefing le soir.

L’auto-organisation, quand elle est brutale et non préparée, n’est pas évidente même pour celles et ceux qui par ailleurs vivent dans des dispositifs vraiment démocratiques, sont bienveillants et à l’écoute des autres. Le choix de ce qui va être abordé, le choix de l’organisation du groupe et de l’espace où cela va être fait… L’ajustement des uns aux autres pour arriver à faire des choix consensuels satisfaisants pour tous devient instable quand une grille ne prévoit pas comment cela va être fait ou qu’une personne recours dument reconnue ne tranche pas pour tous, tout en disant « est-ce que cela vous convient ? » 

Le groupe s’était un peu autostructuré au fur et à mesure et avait retrouvé un début de tranquillité. Ce qui m’avait frappé dans ce début de matinée c’était la grande différence perceptible dans les visages et attitudes avec ce qu’ils étaient la veille avec Thierry. Ce n’était pas de l’inquiétude mais quand même une certaine perplexité. La sécurité qui se traduit par la tranquillité se retrouve lorsqu’un ensemble de personnes commence à constituer une entité et une entité a besoin de se donner au moins un semblant de structure avec des repères. Il faut qu’il arrive à s’autoréguler, à autoréguler l’interrelation. Dans la situation classique de l’animation, c’est l’animateur qui régule l’interrelation, qui sent qu’il faut interrompre gentiment l’épanchement des uns, solliciter la parole d’autres… il est un élément important de la structure. C’est très visible si l’on fait un schéma de la direction des regards dans les interrelations (c’est une de mes marottes !) : la veille, le schéma aurait montré dans la complexité du croisement des flèches la prépondérance et leur structuration par rapport à la position de Thierry, même s’il ne disait rien. Ce matin, il aurait bien été difficile de discerner une structuration, sauf par moments quand l’un des membres prenait une position provisoire de leader pour dénouer une impasse collective. Les physiciens expliquent que les molécules d’air s’agitent en réalité dans tous les sens sur place quand on les croit immobiles pour, à un moment, s’orienter dans le même sens pour produire le vent.  

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Après la discussion où je me contentais d’observer, éventuellement de poser une question, tant bien que mal des ateliers se sont constitués sur différents thèmes et se sont répartis dans les lieux, y compris à l’extérieur. En passant ma journée à observer et à écouter les groupes qui s’étaient finalement constitués et qui fluctuaient, j’avais été étonné par la variété et l’intensité des sujets qui y étaient soulevés. Si j’avais pu être simultanément partout et suivre complètement tout ce qui était abordé, il m’aurait fallu des pages et des pages pour en rendre compte. Même si j’avais été un super-animateur génial, jamais je n’aurais pu savoir ce qui était vraiment important à mettre sur les tables communes. Tiens ! Tiens ! Mais ne dit-on pas qu’il faut faire confiance ? La liberté anarchique est bien féconde quand celles et ceux qui y sont placés s’en emparent, sont riches de ce qu’ils ont à dire, avides de ce qu’ils ont à chercher des autres. Peut-être suffit-il de se libérer des attentes   

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Je n’avais plus rien à faire que de passer d’un groupe à l’autre et d’observer en me permettant juste de temps à autre de mettre un grain de sel en posant une question. L’insécurité dans laquelle j’avais mis le groupe en y abandonnant mon rôle attendu qui était d’être au moins le régulateur des interrelations a bien provoqué des malaises, voire des souffrances. L’observateur extérieur qui ne s’implique pas perçoit des détails dans la vie d’un groupe que ne peuvent percevoir ceux qui vivent le groupe, ou tout au moins en saisir l’importance. Vous connaissez ma marotte des détails ! Un détail a toujours un signifiant que l’on ignore, surtout quand il paraît anodin. Il y en avait eu un en particulier qui m’avait fait dresser l’oreille le matin à propos de l’espace où une personne voulait rester. J’avais eu envie d’intervenir parce que le rôle de l’espace est une autre de mes marottes, mais il fallait que je me conforme à mon retrait que j’avais imposé aux autres. L’après-midi, le même « détail » avait été exprimé par cette même personne, mais, bien qu’écoutée gentiment, le groupe était passé outre et tout le monde était allé dehors où il faisait un beau soleil. Cette fois, l’observateur extérieur avait bien vu qu’un des membres du groupe était très fortement perturbé, que le « détail » et ce qu’il recouvrait n’avait rien d’anodin.

En fin d’après-midi, je reprenais en quelque sorte la main et demandais à chacun ce qu’il tirait comme enseignements de cette journée. J’avais bien précisé que les meilleurs enseignements sont ceux que l’ont peut trouver dans ce qui a mis mal à l’aise, a perturbé, voire fait souffrir. Mais le vieux singe que je suis pourtant n’a pas été malin parce qu’il a laissé d’abord s’exprimer ceux qui avaient trouvé du positif, au demeurant fort intéressant. Après le positif, c’est toujours plus difficile de se laisser aller à démolir quelque peu le positif, ce d’autant que c’est alors l’affect qui est en jeu. Et puis le temps qui manque. Bref, je pressentais que l’essentiel n’avait probablement pas émergé, mais peut-être m’étais-je trompé sur ce que j’avais cru percevoir.

Il ne pouvait y avoir de meilleures personnes et meilleur lieu pour vivre cette expérience : le lendemain matin, avant le démarrage de la journée de Ramin, ce fut celle même qui avait été très troublée la veille qui a demandé à ce qu’on revienne sur ce qui s’était passé. Et cela a été très fort. Le détail n’était pas un détail puisqu’il concernait la sécurité (ou le refuge) que peut apporter l’espace. Mais surtout, c’était la non-reconnaissance ou l’impression de non-reconnaissance qui avait occasionné une véritable souffrance. Lorsqu’une personne exprime une souffrance qui a été très forte bien qu’ayant été invisible ou dissimulée, elle fait ressurgir et exprimer par d’autres des états qui avaient été semblables mais qui n’avaient pas osés être dits, elle fait rentrer tout le monde dans l’essentiel qui ne se résout pas seulement par le meilleur dispositif organisationnel qui soit. C’était ce qui s’était passé et cela avait été un moment intense, le moment le plus important dans le déroulement imprévu de la journée de la veille. Le moment qui in fine provoque l’apaisement. Instinctivement et de lui-même, un rassemblement de personnes était devenu un groupe.

L’essentiel c’est l’affect. Pour qu’un groupe existe, il faut que chacun se sente exister dans le groupe, que le groupe tienne compte de ce que chacun est. Nous touchions ce que peut être la violence involontaire et peu perceptible d’un groupe.  Nous le savions tous, mais entre le savoir et le vivre il y a un monde. Après, les regards deviennent plus affutés, l’attention aux autres plus pertinente en particulier quand ces autres sont des enfants, enfants qui étaient quand même et au moins en arrière plan les sujets de nos réflexions (formation à la permaculture éducative !).

En somme la pire insécurité dans laquelle j’avais mis quelques-un-e-s en n’assurant pas le rôle attendu, ce n’était pas l’insécurité organisationnelle, l’insécurité de l’absence de grilles, de programmes, de directives, c’était l’insécurité affective.

Je ne peux m’empêcher d’extrapoler. Comment est assuré le besoin naturel et légitime de sécurité qu’on recherche dans une société ? C’est souvent une personne : on élit un président ! Je m’étonnais lors d’un stage organisé par le mouvement Freinet à Moscou que le peuple russe s’était toujours soumis à un Tsar, à un dictateur. L’attaché culturel de l’ambassade nous expliquait ceci : dans les immenses plaines russes, il n’y avait pas d’endroits où les hommes pouvaient se réfugier, se protéger. Leur solution était donc de s’agglutiner autour du plus fort, leur masse compacte était leur protection.

On attend cette sécurité des institutions déjà installées… par d’autres, d’où la difficulté de les remettre en cause. On l’attend de l’acceptation universelle d’une morale qui régit ce que chacun doit être et ne pas être. On l’attend de l’intouchabilité à la propriété censée nous protéger de l’intrusion des autres. On l’attend des réserves qu’on peut accumuler (comptes en banque) sensées nous mettre à l’abri (de quoi ?). On se donne même des gardiens de la sécurité (justice, police, armée). Plus on pense avoir de pouvoir sur les autres plus on pense devoir se protéger des autres (et non pas protéger les autres) et c’est exponentiel.

Paradoxalement, cette recherche naturelle et instinctive de la sécurité dans des intermédiaires (personnes, dispositifs, principes) n’a fait au cours de l’histoire qu’accentuer l’insécurité générale d’une société et de chacun dans cette société. Plus on a voulu se protéger, et plus on a été fragile et soumis à ce qu’on avait mis en place ou plutôt ce que d’autres avaient mis en place… pour notre bien sécuritaire (la sécurité est actuellement le terme qui a le plus d’occurrences dans tout ce qui est proféré).

Alors, ne faudrait-il pas admettre que c’est l’insécurité qu’il faut accepter comme normale et productrice des interrelations et liens sociaux qui seuls permettent de la vivre… en sécurité ? Pour changer notre société ne faut-il pas d’abord casser ce qui est censé la protéger ?  

Évidemment si j’avais osé faire ceci avec des personnes lambda, il n’y a aucun doute, tout le monde serait parti et je me serais fait remonter les bretelles par Ramin l’organisateur ! Mais ce n’étaient pas des personnes lambdas, et elles se sont lancées… dans un vide à combler. J’ignore si cette journée leur a été utile. J'ai toujours été convaincu que le plus utile est ce que l'on apprend par le recul sur ce que l'on vit.   [1]

Le soir, je devais faire un exposé pour engager un débat. Une magnifique soirée, tout le monde dans un grand cercle. Ce fut facile, il me suffisait de faire un parallèle entre mon parcours et mes tâtonnements de jardinier par nécessité, du jardinage classique jusqu’à la permaculture, et ceux de l’instituteur ignorant, incapable de faire la classe comme les autres face à des enfants de tous âges, jusqu’à une école du 3ème type. Je n’étais plus qu’un vieux paysan racontant son passé et les vieux on les écoute toujours avec bienveillance. J’avais recollé avec le thème de la formation, la permaculture éducative !


[1] Quelques années auparavant, un ami, Robert Caron qui avait créé le centre de lecture de Paris, m’avait demandé de participer à deux jours de formation pour les directeurs et animateurs des BCD parisienne. J’avais compris qu’il fallait que j’explique pendant une heure ce qu’était l’école de 3ème type. Arrivé dans la salle, tout le monde était là, sauf l’ami qui avait instauré ces deux jours. Je m’assis parmi les stagiaire et attendis qu’il arrive pour que débute la journée et qu’il me dise ce que je devais faire. Tout le monde attendait… et rien ne se passait. J’allai à l’accueil me renseigner.

- Robert n’a pas prévu de venir, c’est vous qui devez animer ces deux jours !

Et je m’étais retrouvé comme à Pourgues ! Lorsque j’expliquai la situation aux bibliothécaires, ce fut un éclat de rire général. Il avait fallu que l’on se débrouille et cela avait été génial !

Prochain épisode : Et les 3ème type ? épisodes précédents - L'alternative

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