Autorité et ordre à l'école, indissociables des pédagogies
Je vais poursuivre le décorticage de l'autorité et de l'ordre entrepris déjà dans deux billets (Le premier, le second). Ce billet est un peu long et quelque peu indigeste ! Je m'en excuse et le reprendrai dans un fichier sur mon site.
Il y a un premier point sur lequel il faudrait s'entendre : l'autorité et l'ordre dans l'espace scolaire n'ont rien à voir avec les mêmes concepts dans l'espace familial. Dans ce dernier, ils se fondent sur l'affect (sentiments, émotions, caractères…), souvent il est cadré par les conventions, les morales, LA morale, les croyances éducatives, le passé des parents, les cultures voire les religions (la bible, le coran…ont dit "tu ne dois pas…"), les habitus. Ils dépendent aussi des conditions matérielles, d'habitat, sociales, financières dans lesquelles l'autorité doit s'exercer. D'ailleurs, dans le domaine familial, l'auteur de ce blog est plus indigent et incompétent que ses lecteurs et surtout lectrices ! Lorsque cette autorité et cet ordre sont mêmes réglementés (code de la famille, tables des lois religieuses) il ne s'agit pas tant de l'intérêt de la famille et des enfants que de celui des systèmes sociétaux qui ont besoin d'une normalité familiale. Ce n'est pas des enfants dont on s'est soucié et pour lesquels une majortité s'est offusquée quand se sont développés dans les années 60 et 70 d'autres conceptions des relations familiales, mais de leur incompatibilité avec l'ordre sociétal et des conséquences que cela risquait d'avoir sur ce dernier.
Ce qui me frappe, c'est que lorsque l'on parle de l'autorité et de l'ordre dans le domaine de l'école, il s'agit rigoureusement de la même chose que dans le domaine familial : "Ah ! Braves gens ! ILS ne respectent plus rien ni leurs maîtres pas plus que leurs parents. Si ceux-là leur apprenaient l'obéissance, on n'en serait pas là ! Une bonne fessée à la maison et des punitions à l'école ! De mon temps quand je ramassais une punition à la maison, c'était en prime une claque à la maison". La confusion entre les deux domaines est si totale qu'on demande à ce que les conceptions soient identiques.
Dans l'espace scolaire, autorité et ordre ne peuvent reposer sur l'affect, ni sur les conventions ou la morale (encore que celle-ci soit brandie à tout bout de champ). Si nécessité il y a, elle ne peut avoir qu'une utilité : permettre à l'école de remplir son office, c'est à dire que les apprentissages qui semblent lui être dévolus s'y réalisent pour tous les enfants qui doivent non pas y vivre mais y rester.
Bon alors, comment ça se passe dans les écoles différentes… qui n'ont aucun problème d'autorité et d'ordre ?
Je vais l'aborder avec deux exemples simples : le "bonjour" et les règles.
Le "bonjour".
C'est la tarte à la crème de nos bons penseurs. Si vous avez la chance d'emmener vos enfants dans une de ces écoles ou classes différentes ou si vous avez l'occasion d'assister à une rentrée, qui verrez-vous dire bonjour ? Les profs ! Que les enfants ou ados répondent ou non, il ne le leur est pas demandé d'ailleurs (horreur !). Mais vous verrez aussi qu'il est exceptionnel qu'au bout d'un certain temps, le bonjour ne devienne pas un acte réciproque. Si vous aimez vous promener en montagne, vous avez aussi pu constater que les croisements avec des inconnus sur les sentiers caillouteux sont presque toujours marqués par un bonjour souriant, complice. La complicité de ceux qui se reconnaissent pour aimer, respecter, profiter de la même chose. Y prendre le même plaisir.
Dans le simple bonjour d'accueil de ces écoles, il y a d'abord ce qui relève de la reconnaissance (je te reconnais comme une personne avec qui je vais passer quelque temps, prendre du plaisir à faire quelque chose avec toi). De cette reconnaissance, c'est d'abord l'enfant qui en a besoin et pas le maître ou la maîtresse. Et c'est bien sûr à l'adulte de marquer le premier ce signe indispensable. Déjà on comprend que reconnaître l'enfant comme une personne au lieu de vouloir être reconnu comme l'autorité dont l'enfant va dépendre suppose un fonctionnement qui ne va plus tout à fait être basé sur la simple exécution. C'est là le fondement mis en exergue par le problème récurent de l'autorité et de l'ordre à l'école.
Ensuite le bonjour est le premier acte d'une relation et de relations multiples et croisées sur lesquelles vont se fonder les apprentissages de tous ordres. Ces relations ne peuvent avoir lieu que si chacun est reconnu et accepté comme tel. Le "bonjour" est ici très souvent accompagné de "As-tu bien dormi ? Comment va ton rhume ? Il était bien ton match de foot ?…" et, du côté de l'enfant, il vient très vite les "Tiens, regarde la sauterelle que j'ai trouvée – j'ai regardé l'émission que tu avais conseillée mais je n'ai pas tout compris – Je t'ai vu hier au super-marché…". Le bonjour est alors aussi la marque d'une continuité, je te reconnais (comme une personne), mais aussi je te connais. Les relations qui vont s'en suivre sont d'un tout autre ordre et c'est sur ce type de relations que sont basées toutes les approches différentes de la construction des apprentissages. A l'inverse, l'approche traditionnelle a plutôt besoin d'objets exécutants, l'autorité devant assurer l'exécution. On a besoin alors d'un bonjour d'allégeance : lève ta casquette ! Cela ne marche que si d'entrée on inspire la crainte. Ce bonjour-là n'a rien à voir avec le respect. On ne cherche pas le respect mutuel des personnes mais le respect de l'Autorité. Il correspond bien à une nécessité pédagogique qui n'est plus du tout la même. Il suffit de voir comment se passe l'entrée de l'école pour savoir ce qui s'y passe !
Les règles.
Elles sont toujours faites et on impose de les respecter au nom du "vivre ensemble". Comme, même si on les respecte, le "vivre ensemble" attendu n'est en général pas très réjouissant (si on peut même appeler cela du "vivre ensemble"), il faut être diablement obéissant, passif, craintif, pour ne pas se laisser aller à vivre un peu de temps en temps en s'écartant de la règle. Cercle vicieux : si l'on enfreint les règles de vie dans un lieu de non vie, on rend encore le lieu plus difficile à vivre et les règles et leurs sanctions en accroissent encore la pesanteur.
Pour comprendre ce qui se passe dans les écoles différentes, il faut comprendre que le moteur essentiel des apprentissages, ce sont, là, les projets que les enfants ou ados vont pouvoir réaliser à l'école ou que l'école va proposer.
La réalisation de ces projets et la satisfaction des intérêts suscités vont nécessiter bien sûr l'élaboration de règles explicites ou implicites. Ces règles ne vont pas avoir pour objectif l'intérêt de l'enseignant (que chacun se plie à ce dont il a besoin pour procéder à la transmission de savoirs tel il la conçoit), même si on dit toujours, c'est pour ton bien (Le "bien" est si lointain et si incertain qu'il est peu crédible pour un enfant ou même pour un ado). Elles vont devoir permettre aux projets de se réaliser en s'inscrivant dans un collectif sans lequel ils sont d'ailleurs irréalisables.
Du coup, au lieu d'avoir à appliquer des règles, chacun participe à l'élaboration de règles dont il a besoin, dont il va trouver un profit immédiat. Le problème n'est plus dans l'application, il est dans l'élaboration ! Toutes les pédagogies modernes, sans exception, ont opéré ce renversement. De l'ordre qui est imposé, on est passé à l'organisation, voire l'auto-organisation qui émane des nécessités individuelles et collectives et qui concerne cette fois directement l'activité même de chacun dans le groupe. De cette activité, chacun en est "le maître", plus ou moins suivant le degré d'avancement des pédagogies. Il est beaucoup moins besoin alors d'assortir de sanctions les règles élaborées et acceptées collectivement pour la simple raison que leur non respect entrave sa propre activité, va à l'encontre de ses propres intérêts (je n'ose pas dire de ses propres plaisirs, tant ce mot est devenu tabou à l'école !)
A l'encontre des pédagogies traditionnelles, les règles ne sont souvent pas édictées à l'avance par l'Autorité. La plus grande partie est érigée au moment seulement où des comportements, l'organisation, empêchent de mener à bien les activités pour lesquelles chacun y trouve un intérêt. C'est toujours l'intérêt qui crée l'assentiment. Et beaucoup de ces règles restent implicites ou provisoires. Par exemple Pierre se rend à l'atelier musique, trouve les CD en vrac, il ne peut réaliser son projet, l'atelier est devenu inutilisable pour tous. Pas besoin de cherche un coupable ! Le désagrément provoqué concerne tout le monde, il suffit de le signaler, rarement d'édicter une règle et de l'assortir d'une sanction, chacun rangera... pour pouvoir y revenir !
Dans le cas des pédagogies traditionnelles, l'intérêt d'un enfant faisant une dictée n'est pas d'apprendre l'orthographe mais d'avoir une bonne note et d'éviter les sanctions, jugements, stigmatisations, dévalorisations qui consacrent la mauvaise note. S'il n'est pas dans le bon lot, il deviendra vite, malgré toutes les règles, insupportable et de plus en plus insupportable, ne serait-ce que pour sa survie psychologique : exister quand même. Le cercle vicieux est enclenché.
Dans les pédagogies modernes, l'intérêt d'un enfant écrivant une lettre, inventant une poésie… n'est pas l'orthographe ! Ce sera la relation que lui permet l'écrit, l'envie ou le besoin d'exprimer quelque chose. Il aura alors éventuellement besoin de règles organisationnelles collectives qui lui permettent de satisfaire un intérêt palpable. Ce faisant, bien sûr il aura un enseignant qui lui n'oubliera pas l'intérêt de l'orthographe, qui en profitera pour l'aider… et du coup nous aurons un enfant qui comprendra l'intérêt de l'orthographe… pour être compris, pour la satisfaction de son propre intérêt. Pas besoin d'autorité et de contraintes !
Dans les pédagogies modernes, il ne s'agit pas seulement d'une autre façon d'établir et de respecter des règles. Celles-ci n'ont plus les mêmes raisons d'être parce que la conception de l'acte éducatif n'est plus la même.
Bien sûr cela correspond à des pratiques, des fonctionnements de classe ou d'écoles différents.
Parmi les différentes pédagogies modernes, la pédagogie institutionnelle, née dans les classes d'enfants dits en difficulté (c'est à dire mettant en difficulté l'école), a particulièrement "institutionnalisé" un certain nombre de pratiques, de fonctionnements, que l'on retrouve d'ailleurs avec des divergences plus ou moins accentuées dans toutes les pédagogies. Vous trouverez de nombreux sites à son propos. Des outils structuraux sont mis en place comme "le conseil" d'où vont naître des "lois", les "ceintures" inspirées du judo qui marquent les droits acquis ou conquis sur soi-même qui permettent de "faire" dans le collectif, les outils qui permettent l'auto-organisation individuelle ou l'organisation collective comme les plans de travail etc. Tout ceci n'ayant de sens et ne devenant acceptable que si la parole est libérée, le droit à la critique respecté, l'autonomie recherchée, et que si le "faire" ne concerne pas seulement les travaux scolaires mais aussi les projets émanant des enfants eux-mêmes. Contrairement à ce que l'on peut imaginer, la loi y est ici beaucoup plus forte que la règle autoritaire, mais elle est acceptée parce que chacun en est en partie l'auteur et que cette loi au lieu de contraindre ouvre la porte à des libertés, permet alors de satisfaire la réalisation de besoins, d'intérêts, de projets personnels qui ne sont qu'indirectement scolaires.
Je suis cependant un peu critique vis à vis de la pédagogie institutionnelle qui, si elle permet à des enfants et à des collectifs déstructurés justement de retrouver des structures de références dans lesquelles ils peuvent à nouveau revivre et se construire, le poids du maître doit y être important et les structures trop institutionnelles finissent par être un carcan. Elles émanent trop des conflits, mais aussi parce que souvent cela a été le premier problème à résoudre dans ces classes.
Une école du 3ème type part directement d'une autre conception de l'acte éducatif. Le rôle de l'école est de favoriser la poursuite de la construction des langages, en particulier écrits, mathématiques, scientifiques. Celle-ci ne se faisant que dans une multitude de projets, variés à l'infini, qui vont mobiliser, nécessiter, l'utilisation des langages, voire être suscités par les langages eux-mêmes (jouer avec eux comme le petit enfant joue, invente crée avec sa voix, ses babillages, ses premiers mots, ses mains, les objets ramassés… il joue aussi avec des gribouillages, des signes mathématiques, des représentations scientifiques, dans la mesure où, autour de lui, ces langages fassent partie de la vie courante comme c'est le cas du langage oral dans la famille ou dans la rue). Le "vivre ensemble" est alors une conséquence de la réalisation de ces projets qui ne peuvent être menés que s'ils secrètent simultanément de l'organisation. La nécessité du "vivre ensemble" n'a même pas à être explicitée : elle provient des enfants eux-mêmes.
Bien sûr que des outils classiques de l'école sont aussi utilisés pour améliorer, fixer, faire évoluer tel ou tel élément des langages. Mais il ne sont plus alors exécutés parce qu'ils figurent dans des programmes ou dans les progressions de l'enseignant, mais parce qu'ils vont contribuer, dans l'instant, à aller plus loin et d'une façon plus autonome dans un projet, à le prolonger. Exemple simple : un enfant me demande régulièrement de lui corriger ses lettres ou des textes parce qu'il a besoin que les autres le comprennent. Si par exemple des fautes de pluriel persistent et du coup l'ennuient, je vais lui proposer quelques "exercices" susceptibles de le libérer de ce problème. Ce qui est une contrainte ailleurs va être réalisé sans problème, voire alors avec enthousiasme. Dans ce renversement, le travail scolaire proposé n'a plus du tout le même sens et surtout il n'a pas nécessité d'acceptation de l'autorité. Mieux, moi le "maitre", je suis reconnu comme une "autorité" cette fois qui "sait", qui a la capacité d'aider au lieu d’ordonner.
Il ne faut pas imaginer que, dans les pédagogies modernes, l'enseignant, les enseignants quand ils constituent vraiment des équipes pédagogiques, ne posent pas eux-mêmes un certain nombre de règles intangibles. Il y a un certain nombre de choses que l'adulte doit assumer. Ne serait-ce qu'en ce qui concerne la sécurité. Ne serait-ce aussi parce que l'on n'ouvre pas la porte de la cage du canari qui n'a jamais connu la liberté sans précautions, il serait alors immanquablement mangé par le premier chat venu. Mais ces quelques règles sont d'autant acceptées que dans ce qui est devenu un véritable collectif d'enfants, les enseignants sont alors reconnus à leur tour comme des adultes dont les compétences s'exercent pour assurer ce qu'on peut appeler le bien-être de l'ensemble. Le bien-être n'étant pas alors uniquement le confort mais aussi tout ce qui permet aux enfants de comprendre, de vivre le monde qui les entoure, d'agir sur ce monde. C'est d'ailleurs le rôle des langages[1].
La reconnaissance, mot cher à Michel Authier[2], n'a de sens que si elle est réciproque.
Le problème de l'autorité, comme tous les problèmes qui se posent à l'école, ne peut être traité isolément. Il dépend de la conception même de l'école et de l'acte éducatif.
[1] langages : quand je parle de langages, langage écrit par exemple, il ne s'agit pas seulement de l'ensemble cohérent des signes qui constituent une langue. Il s'agit des outils neurocognitifs qui permettent de saisir des informations, de les interpréter, de donner des représentations différentes du monde qui nous entoure, d'y exister et d'y agir. La langue, orale, écrite, mathématique… n'en est que l'aspect codifié, normalisé, adopté par une communauté. Tout le monde sait maintenant que ce n'est pas parce que l'on déchiffre que l'on lit ! On peut très bien apprendre ces codes sans pour autant être vraiment rentré dans le langage qu'ils normalisent. C'est d'ailleurs l'erreur fondamentale de l'école de le croire. Il y a d'ailleurs plein de langages non normalisés eux (corporels, olfactifs, musicaux, graphiques…) dont on s'est appauvri pour certains.
[2] Michel Authier, philosophe mathématicien, auteur du concept des « arbres de connaissances » et de l’outil informatique permettant de cartographier et de naviguer dans les compétences d’une communauté.