Education, école : en faire moins, regarder et écouter plus ! La leçon d’un apiculteur.
« Autrefois, pour augmenter la production de mes ruches, je faisais des opérations très compliquées et savantes, j’essayais à tour de rôle des méthodes que je trouvais dans l’abondante littérature apicole. Et j’étais sûr que c’était pour cela que mes ruches me donnaient du miel. Et puis… et puis, aujourd’hui je ne fais plus rien mais je vais les voir souvent… et mes ruches me donnent toujours autant de miel ! »
C’était ce que m’expliquait un très vieil apiculteur. Comme pour apprendre j’allais souvent l’accompagner dans son rucher et l’aider quand il fallait transporter les hausses, désoperculer les rayons, je m’apercevais que, s’il ne faisait plus rien de compliqué, il avait toujours de petits gestes apparemment insignifiants. Enlever des brindilles qui encombraient la planche de vol (il m’expliquait que la colonie avait besoin de se ventiler) ou au contraire rétrécir l’entrée (il m’expliquait qu’il avait vu quelques guêpes et qu’il fallait que les gardiennes puissent mieux se regrouper), détourner très légèrement telle ruche (il m’expliquait comment les abeilles s’orientent), etc. Et je constatais bien que pas une ruche n’avait été placée par hasard !
Les abeilles et les apiculteurs m’ont beaucoup appris sur mon métier d’instituteur, ne serait-ce que d’apprendre à regarder en me laissant imprégner, ou conserver mon sang froid quand un imprévu créait quelque bouleversement… et piqûres !
Quand on débute, apiculteur ou éducateur, on a besoin de lire toute la littérature qui concerne le sujet, d’aller voir ce que font les praticiens, d’étudier toutes les méthodes répertoriées… On a besoin de… se rassurer. Et on choisit une méthode dans laquelle on s’engage avec enthousiasme. Il est rarissime qu’on en reste là toute sa vie. On en change, on panache, on essaie de faire son miel (et du miel par les abeilles !) de toutes, on en invente même.
J’avais par exemple inventé (ou cru inventer !) la conduite de ruches faites qu’avec des hausses. La raison n’était que pratique : ne disposant pour les fabriquer avec des planches de toute sorte que d’un rabot et d’une scie circulaire, il m’était très difficile de conserver un équerrage parfait des cadres. Important parce qu’alors les cadres touchent les parois, sont collés par la propolis, empêchant leur déplacement, limitant la circulation de l’air et la climatisation… En réduisant leur hauteur de moitié, je limitais les conséquences d’un équerrage incertain. Mais je pensais aussi que j’allais pouvoir réaliser plus simplement des opérations savantes comme la multiplication des ruches par partage : on sépare les deux hausses qui constituent une ruche, l’une orpheline élève une nouvelle reine, l’autre poursuit son élevage avec la reine qui y est restée. Je ne l’ai fait… qu’une fois ! Cela avait marché mais le bouleversement provoqué avait demandé deux saisons et des conditions favorables pour que chaque colonie retrouve son rythme, même si après j’en avais deux ! Mais mon idée m’avait permis de simplifier une autre opération : je n’avais plus besoin de fabriquer des ruchettes pour capturer des essaims puis d’effectuer le délicat transvasement dans un corps de ruche : c’étaient mes hausses qui servaient de ruchettes, l’essaim capturé je n’avais plus qu’à l’installer et lui rajouter une hausse pour faire une ruche ! Je m’étais simplifié la vie… et celle des abeilles beaucoup moins dérangées !
Il m’a fallu un certain temps pour m’approcher de la tranquillité et de la simplicité de mon vieil ami. Et à l’école aussi !
Il est nécessaire et pas du tout honteux de débuter en s’appuyant sur une méthode qui apporte une certaine sécurité et dont on pense qu’elle va être… productive, même si on oublie que ce n’est pas la méthode qui est productive mais les abeilles… ou les enfants… si on leur laisse ou qu’on leur donne les conditions pour l’être ! Transhumez régulièrement vos ruches sur des monocultures mellifères : certes, vous allez obtenir de grosses productions (ou aucune si le climat vient contrecarrer vos espoirs) mais d’une part quelle dépense d’énergie et de travail il va falloir engager, d’autre part les colonies sont fragilisées, et par la surproduction à laquelle elles se livrent (et qu’on va leur enlever ensuite), et par les déséquilibres alimentaires successifs, les désorganisations dans les transports, etc. Si bien qu’au retour, il y aura des pertes, des opérations de soins, un nourrissement artificiel à effectuer… La recherche de productivité massive, qu’elle soit agricole ou scolaire, aboutit à son effet inverse dans le rapport énergie dépensée/résultats obtenus.
Lorsqu’on se rend compte de cela avec la ou les méthodes choisies, on a fait un grand pas !
Reste alors à… éliminer. Exemple assez banal : Je peux penser que la dictée est indispensable à l’orthographe. Dictées après dictées, les rédactions restent encore bourrées de fautes pour beaucoup. Je modifie la méthode et remplace la dictée par l’autodictée. C’est même plus sophistiqué, mais il faut toujours l’imposer, corriger et faire corriger chacun (dépenser de l’énergie et faire dépenser de l’énergie), l’amélioration n’est pas notable pour tous. Je découvre alors les fiches autocorrectives d’orthographe. C’est plus simple, je pense réussir l’individualisation,... mais il faut mettre en place un système de plan de travail, le faire réaliser, le contrôler,… et le résultat n’est toujours pas à la hauteur de ce que j’en attends. Mais j’ai gagné un peu de temps disponible, les enfants aussi et ils ont plus d’interstices pour écrire des textes libres, des lettres (j’ai pêché cela dans la méthode freinet)… et je peux les regarder en train d’écrire librement, mieux, ce sont eux qui m’apportent leurs écrits, me demandent de les aider ! Et là, je commence à voir comment ils font les fameux progrès ou ce dont ils ont besoin pour les faire (écrire d’abord !). J’ai éliminé la dictée, l’autodictée, les fichiers, libéré du temps… et je peux regarder ce que les enfants font librement, comment ils le font, pourquoi il le font (ou ne le font pas !). Je peux faire alors comme le vieil apiculteur : donner un truc de ci[1], proposer un entraînement de là, tenter une explication, proposer un outil, et généralement, miracle, je suis écouté ! Evidemment puisque l’enfant veut que son écrit soit compris par d’autres, lus par un correspondant ! Je ne fais alors que ne pas empêcher son envie et son besoin de butiner pour tout. Comme le vieil apiculteur qui agrémente l’environnement de son rucher de fleurs mellifères, j’enrichis l’environnement de la ruche école, pour que les enfants aient à butiner toutes sortes de fleurs : les fleurs mathématiques, les fleurs scientifiques, les fleurs artistiques, etc. J’essaie de bricoler la ruche école pour qu’ils puissent y construire leurs rayons de cire de la façon la plus efficiente possible, etc.
Toute la marche vers une école du 3ème type est constituée par l’élimination progressive de ce qu’on croyait nécessaire, par la simplification de tous les agencements organisationnels savants, en particulier celui du temps, par l’élimination des nourrissements artificiels (leçons exercices…), jusqu’à ce que tout ne soit plus que naturel et que la ruche école s’auto-organise et s’alimente elle-même[2]. Il ne reste plus alors qu’à voir ce qui empêche, gêne, dysfonctionne, a besoin d’une petite modification, d’un coup de pouce.
Toutes les méthodes sont données (vendues !) comme ayant fait leurs preuves et scientifiquement irréfutables (exemple la méthode syllabique… ou les OGM de Monsanto !). Elles trouvent toujours un scientifique pour les cautionner. Les enfants comme les abeilles se chargent de les démentir toutes.
Il vaut mieux, pour débuter, s’inspirer des grandes pédagogies qui ne sont pas des méthodes, même si on les affuble de ce titre, d’utiliser leurs outils, puisque leurs fondements et leurs logiques devraient conduire immanquablement à une école du 3ème type où il n’y a plus besoin de méthodes même naturelles : elle devient elle-même naturelle. Mais même avec ces pédagogies, il va falloir ôter peu à peu les cloisons qu’elles ont placées, libérer les procédures qui limitent et sécurisent faussement, de moins en moins s’attacher à les imposer comme d’autres cadres dans lesquels doivent rentrer les enfants, réduire son rôle de « maître ». J’en ai déjà parlé de cette maîtrise dont on a du mal à se départir (ici). D’ailleurs quels conseils sont donnés à celles et ceux qui veulent s’y engager ? « Tu peux peut-être commencer par… », mais il faudrait toujours rajouter : ne t’arrête jamais et surtout ne les arrête jamais !
Bref, l’apiculteur et le professeur devront devenir plus humbles, être moins croyant en leurs techniques savantes, apprendre à regarder, à respirer et surtout à laisser respirer abeilles comme enfants !
[1] En ce qui concerne l’orthographe, un des trucs les plus simples était celui-ci : pour une ou deux erreurs seulement (les autres je les corrigeais, sinon écrire devenait une corvée) je lui faisais barrer ce qu’on appelle un groupème, exemple « les enfant », je le réécrivais dessous « les enfants », et il le réécrivait une seconde fois à son tour. Au bout de deux ou trois fois c’était fini, il n’y avait plus d’erreurs de pluriel : sa main et son cerveau avaient fait bien plus que toutes mes explications ! Cela, je l’avais découvert en les observant s’essayer à écrire quand ils ne savaient pas bien écrire. J’enlevais une brindille !
[2] En apiculture, la ruche la plus naturelle est la cloche en paille ou en osier. Mais pour la récolter, il fallait… étouffer la colonie au souffre !