Madame la ministre de l’Education nationale, vous ne vous en sortirez jamais, sauf…
Comme tous vos prédécesseurs un tout petit peu progressistes, vous avez compris que, quoi que vous proposiez, vous déclenchez une polémique et vous ne pouvez même pas faire passer vos réformettes par la force, votre propre administration dans ses échelons les plus subalternes ne faisant rien pour les soutenir (pensez à la réforme des cycles jamais appliquée !).
Que dire si vous posiez le problème de la finalité de l’école aujourd’hui, en amont de toute tentative de transformation (un ingénieur sait pourquoi il doit construire telle ou telle machine, de telle ou telle façon) ! Pourtant c’est bien ce qu’il faudrait faire avant tout, mais je comprends bien que tout politique soit frileux pour se lancer et lancer tous les acteurs éducatifs sur un tel sujet, tant il est certain d’une foire d’empoigne et de la montée au créneau de tous les prélats autoproclamés… qui savent le « bien ». Ce d’autant qu’une finalité ouvertement humaniste remettrait radicalement en cause tout ce sur quoi est construite la machine scolaire (programmes, évaluations, diplômes, pédagogies…).
Cela fait un siècle que deux camps s’affrontent, un majoritaire conservateur, un minoritaire humaniste (mais ce camp croît !)… et ce sont des électeurs !
Pourtant, par ci par là, il existe des îlots qui n’ont pas attendu une réforme… pour la faire. Vous vous êtes vous-même intéressée par exemple au collège de Clisthène, et c’est tout à votre honneur. Il en existe quelques autres. Il existe des écoles que personne ne devrait ignorer puisqu’elles ont fait l’objet d’études et d’évaluation comme l’école Freinet de Mons en Bareul. Il est vrai que pour exister, il a fallu qu’elles soient qualifiées « d’expérimentales » et obtiennent ce statut, distribué au compte-gouttes. Il en a même existé allant beaucoup plus loin que tout ce qu’un pédagogue pourrait même imaginer et une ministre même progressiste accepter : il s’agit de la poignée de classes uniques que j’ai appelées « écoles du 3ème type »… et c’étaient bien des écoles publiques (mais elles n’avaient aucun label et étaient simplement ignorées de tout le monde). A ce sujet, vous faites et poursuivez une erreur éducative et politique monumentale en voulant éradiquer les dernières qui existent. Souvenez-vous d’un grand ministre de l’agriculture, Edgar Pisani, qui après avoir programmé et réalisé le remembrement des terres agricoles (ce qui s’apparente au remembrement scolaire que vous faites), ce qui paraissait rationnel, a reconnu qu’il avait fait une énorme erreur malheureusement irréversible. Reconnaître une erreur avant qu’il ne soit trop tard c’est aussi faire preuve d’intelligence et de responsabilité.
Et puis il y a toutes les écoles alternatives qui, si elles ne devaient pas fonctionner avec l’apport financier des parents, videraient déjà une partie de l’école publique parce qu’elles répondent à une aspiration d’un nombre de plus en plus grand de familles, d’enfants, d’enseignants et qu’elles démontrent leur efficience.
Les approches éducatives de ces deux camps ne peuvent être panachées parce que leurs fondements sont radicalement opposés. Quelques-uns de vos prédécesseurs, comme Lionel Jospin, s’y sont essayés comme par exemple dans la loi d’orientation de 1989. Chaque fois cela a été un fiasco dans l’application, ce qui s’explique du fait d’une cohabitation impossible de logiques différentes (mettre un peu d’essence dans un moteur diesel), dans un système fait pour une approche traditionnelle (et d’une administration plutôt passive quand elle ne mettait pas des bâtons dans les roues). Et vous avez pu constater qu’aucun des problèmes auxquels se heurte l’école n’a jamais trouvé de solution (programmes, rythmes, évaluation, échec scolaire…)
Alors, la solution serait dans la prise en compte de ces deux positions pour l’instant inconciliables. C’est ce qui vous est demandé dans un appel dont vos services ont eu connaissance et qui, sans publicité, a déjà obtenu près de 20 000 signatures et presque autant de commentaires les justifiant.
● Il faudrait d’abord que le ministère informe officiellement les familles qu’il y a deux grands types de pédagogies. Celles que l’on peut appeler traditionnelles ou classiques, celles que l’on peut qualifier de coopératives, actives, Freinet, Montessori. Aujourd’hui, partout dans le monde la valeur de ces dernières est reconnue, y compris par les Educations nationales. Il me semble que c’est le rôle d’un ministère d’informer, ce qui ne l’oblige pas à prendre parti.
● Permettre aux familles et aux enseignants de faire le choix de l’une ou l’autre de ces approches.
Vous me direz que les enseignants ont la liberté pédagogique. En réalité c’est faux puisque la liberté pédagogique n’est qu’individuelle, dans ce sens et en particulier pour les pédagogies différentes, elle ne peut s’exercer que dans un ensemble cohérent et fonctionnant dans la même approche, celui d’un établissement (c’est ce qui est fait seulement dans les rarissimes établissements ayant pu obtenir la qualification d’expérimentaux), ce qui n’est pas le cas aujourd’hui, d’où aussi la difficulté de constituer de vraies équipes pédagogiques où tous les enseignants travaillent collectivement dans la même approche.
En ce qui concerne les familles, leur responsabilisation que vous appelez de vos vœux ne peut passer que par leur liberté du choix qui est aussi à assumer. On ne peut que se réjouir de voir le nombre grandissant de parents réfléchir à propos de l’éducation de leurs enfants[1]. On ne peut plus aujourd’hui les empêcher de penser, de juger, d’avoir une opinion. Mais est-il normal, est-il démocratique même dans une école républicaine, qu’ils soient soumis pour leurs enfants dont ils ont la responsabilité affective, matérielle et juridique, à accepter la seule proposition de l’école dans laquelle ils ont l’obligation de les mettre ? Ceci étant valable aussi bien pour ceux qui pensent qu’une école traditionnelle est préférable qu’à ceux qui optent pour les écoles différentes.
Ce faisant vous résoudriez le problème de la collaboration parents-école. Partout où il y a adéquation entre le type de pédagogie pratiquée et l’aspiration des parents, la collaboration est effective, facile et fructueuse pour les enfants.
● Ce qui paraît à beaucoup du simple bon sens est facile à réaliser.
- Le nombre d’enseignants désirant pouvoir pratiquer une autre approche de l’école est important. La plupart sont d’ailleurs en souffrance de ne pouvoir le faire isolément dans des établissements classiques, un certain nombre croissant en vient à quitter l’EN. Le nombre de parents informés et cherchant une autre école est aussi croissant. Quant au nombre d’enfants en souffrance dans l’école ordinaire, même si vous les appelez en échec ce qui est bien une souffrance, je ne vous apprendrai rien.
Alors, il suffirait que dans chaque secteur il y ait une école, voire une partie d’établissement, officiellement caractérisée par son approche différente et incluse dans la carte scolaire donc proposée[2]. Techniquement, la répartition et la gestion d’une certaine fluctuation prévisible n’est pas difficile à gérer aujourd’hui avec les moyens informatiques, cela se fait bien pour les lycées. Bien sûr cela imposerait aux enseignants de ne pouvoir postuler que pour les établissements dont ils adhèrent à la pédagogie. Mais vous avez déjà les moyens puisque, théoriquement, tout enseignant devrait accepter le projet d’école en cours dans l’établissement qu’il postule, ce qui ne peut paraître que du bon sens. Le projet d’école serait simplement beaucoup plus global et complet que ne le sont ceux actuels.
Et cela ne coûterait rien à l’Etat ! Pas même une réforme ! Et cela pacifierait l’école.
Dans l’immédiat il y a déjà des demandes, des projets dans l’école publique, plus ou moins bloqués par l’administration. Il n’y a qu’à leur donner le feu vert. Il y a des projets d’écoles alternatives émanant de parents, d’enseignants, il y a quelques écoles alternatives laïques dans lesquelles ne peuvent aller que les enfants de parents ayant les moyens. Pourquoi ne pas les intégrer dans l’Education nationale ? C’est ce que la plupart demandent. Ne trouvez-vous pas anormal que l’Etat et les collectivités locales subventionnent sans état d’âme les milliers d’écoles confessionnelles et le refusent pour quelques écoles laïques ? Cela ne ferait même pas un trou dans le budget. En intégrant ces écoles dans le service public, l’Education nationale pourrait d’ailleurs garantir un certain nombre de principes dont celui de la laïcité, et, pourquoi pas, l’atteinte d’un socle commun au terme du parcours scolaire (sans avoir à indiquer comment, ce qu’aucun ministère n’est jamais arrivé).
● On parle beaucoup de réduire l’inégalité. Or l’école actuelle uniforme est profondément inégalitaire puisque seuls les privilégiés ont, eux, le choix et la possibilité de la quitter (les écoles alternatives fleurissent). Ce faisant le mixage social que vous appelez de vos vœux est de moins en moins effectif dans une carte scolaire où il n’y a pas d’offres différentes accessibles aux uns comme aux autres.
● Dans cette polémique scolaire séculaire et stérile où s’échangent des opinions, des extrapolations mais pas des faits, en permettant que se développent parallèlement et non concurrentiellement[3] ces deux approches, des constats pourront être faits au bout de quelques années aussi bien par les parents, les enseignants que par l’Etat. Et, enfin, l’Education nationale pourra, elle, entreprendre une refondation générale à partir du concret.
L’école est un service public que nous défendons. Mais il doit être au service du public. Celui-ci a des aspirations pour ses enfants, elles ne sont pas forcément les mêmes quelles que soient leurs conditions sociales, encore que la nécessité de l’épanouissement des enfants et des adolescents devient de plus en plus commune. Elles sont légitimes et au nom de quoi l’État devrait-il en décider à leur place ? Oui, l’État doit garantir que tous les enfants aient accès à l’instruction, c'est-à-dire qu’ils puissent s’armer des outils qui leur permettront d’être des adultes citoyens aptes à vivre et agir dans la société ainsi qu’à faire à leur tour cette société. Il doit en donner les moyens à la population, mais l’État et les politiques n’ont aucune compétence pour imposer le comment et la seule façon d’atteindre cet objectif.
Au lieu de faire de l’école une affaire politique ou idéologique qui ne satisfait personne et surtout qui ne bénéficie pas à tous les enfants, sortez de cette impasse, soyez pragmatique, admettez la réalité de l’existence et de l’opposition de deux conceptions éducatives, permettez aux uns comme aux autres de l’assumer, dans des établissements différents mais cohérents de l’école publique (donc accessibles à tous), seuls les constats permettront aux uns et aux autres de sortir des opinions toutes faites et immuables. Les réformes et les refondations pourront alors avoir du sens… et être faciles. Ce ne serait qu'être... raisonnable.
Voir aussi le billet précédent et tous les billets concernant l’appel
[1] Suivez les universités populaires de parents (UPP) implantées dans les quartiers dits défavorisés, et vous serez étonnée du niveau de leur réflexion comme de leurs propositions, niveau qui devrait faire envie aux politiques ou aux experts médiatiques patentés.
[2] Vous pouvez prendre exemple sur la ville de Gand en Belgique où le choix entre pédagogie traditionnelle et pédagogie Freinet est possible dans la cinquantaine d’écoles communales et ne pose pas de problème.
[3] Il n’y a concurrence que lorsqu’on veut attirer des clients, s’octroyer un marché et détruire… le concurrent. Dans les commentaires justifiant leurs signatures, la motivation des signataires de l’appel n’est pas celle de « résultats » (notes, obtention de diplômes, de situations sociales…) qui seraient alors l’objet d’une concurrence, mais bien d’une autre conception des apprentissages et de la vie des enfants et des adolescents pendant le temps scolaire.