Société et école (6) : évaluations, contrôles.
Évaluer : estimer la valeur d'une chose ! Il n'y a rien de plus relatif que cette action. J'estime par exemple la valeur d'un kg d'aubergine bien plus importante que la valeur d'un kg de caviar, pour mon estomac, pour l'environnement... Mais l'économie de marché qui estime les valeurs pense autrement, tant pis pour les esturgeons.
Dans nos deux maladies, l'évaluationnite et la diplomite, tout doit être évalué, y compris les humains, comment ils se comportent et ce qu'ils font, afin que des ectoplasmes, dont on ne perçoit même plus qui les composent, les gèrent avec des colonnes de chiffres, de courbes. Le travail n'est plus évalué par rapport à son utilité, comme les enfants les salariés sont évalués par rapport à la conformité attendue pour la rentabilité... de profits !
Les profits de quelques-uns se portent bien, pas la planète et les humains qui l'habitent.
Précédents billets : (1) intro et valeur du travail - (2) La domination institutionnelle (espèces sociales ou grégaires) et Le formatage à la soumission - (3) La taille des structures - (4) Les espacs vitaux - (5) Le temps découpé
Société |
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École, Éducation |
Contrôle, évaluation |
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Evaluation, contrôle |
Notre société étant organisée en grands systèmes qui n’émanent pas des populations elles-mêmes (donc qu’elles doivent subir), comme nous l’avons vu précédemment elle doit consacrer des moyens de plus en plus importants à leur contrôle. Comme pour la radioactivité et les déchets des centrales nucléaires elle doit aussi consacrer des moyens de plus en plus importants, soit pour maintenir en attente ses propres déchets (chômeurs), soit pour maintenir en état ceux dont elle a besoin (sécurité sociale). Elle contrôle particulièrement ceux qui sont obligés de recourir à ces moyens, beaucoup moins ceux qui ont les moyens d’échapper aux règles communes, mais ce sont ces derniers qui font les règles. Société du contrôle permanent, du contrôle aux mains d’une infime minorité, je n’ai pas besoin de m’y étendre, surtout actuellement.
En ce qui concerne l’évaluation, on n’évalue pas les besoins des populations mais les besoins du macro-système qui englobe tous les autres, l’économie dite de marché qui n’est pas tournée vers le nécessaire mais vers l’accumulation de profits d’une minorité. La bonne marche de cette économie n’est pas indiquée par la satisfaction des besoins élémentaires de chacun mais par l’accroissement d’un chiffre issu d'un calcul inventé qui veut signifier une richesse globale fictive : le PIB. La matière première de cette économie c’est le travail et les travailleurs. On n’évalue pas la qualité, l’utilité d’une production ou d’un service mais d’une part le chiffre de ce qu’ils rapportent et d’autre part le chiffre du rapport coût/profit. Le coût sur lequel on peut mathématiquement jouer, c’est celui du travail, c’est sans cesse répété. Les salariés et ce qu’ils exécutent sont autant évalués individuellement que les élèves et leurs performances. L’évaluation du travailleur par son employeur a toujours existé de façon subjective et naturelle dans l’interrelation sur le terrain avec en même temps l’interaction entre satisfaction de l’un et salaire ou démission de l’autre. Sa base était la confiance réciproque à obtenir. Elle est devenue une pratique instituée, théorisée, voire obligatoire, produisant des chiffres en même temps que du stress. Tout le monde doit être évaluable et évalué, ce qui doit permettre à la sphère qui décide du travail de maîtriser la gestion de sa matière première, les travailleurs. Comme pour l’évaluation des élèves, l’évaluation du travail et des travailleurs se complique quand les tâches demandées ne sont qu’une infime partie de celles qui contribuent soit à l’obtention du produit final, soit à l’atteinte des objectifs de ceux qui emploient, employeurs, donneurs d'ordre et objectifs étant souvent devenus indéfinissables (multinationales par exemple). Comme pour les enfants, quel est le sens de ce qu’on me demande ? Les objectifs de l’évaluation sont clairement affirmés : Fixer des objectifs aux travailleurs, puis mesurer leur réalisation au moyen d’indicateurs précis. Orienter le comportement du travailleur en vue d’améliorer sa contribution aux objectifs portés par la direction, par l’exercice d’un jugement sur les résultats de son travail. Optimiser au maximum le rendement de la matière première. Lorsqu’il s’agit d’évaluer le résultat concret d’un travail et de son exécutant (par exemple la qualité du meuble réalisé par un ouvrier), le temps qui a été mis pour le réaliser (rentabilité) c’est simple. Cela ne l’est plus du tout dans la parcellisation des actions devant aboutir à une finalité, encore plus quand cette finalité est de moins en moins perçue par les exécutants à qui elle n'appartient pas. L’évaluation va alors prendre en compte beaucoup d’autres paramètres : l’obéissance à la hiérarchie, les comportements entre collègues, l’assiduité, la disponibilité, l’apparence, l’affabilité,… On fait même intervenir l’évaluation par les pairs, l’évaluation par les clients ou usagers, par les fournisseurs… Les fiches d’évaluation vont devenir aussi compliquées que le sont devenues celles des élèves des écoles. L’évaluation est bien sûr liée aux nouvelles théories du management qui fleurissent aujourd’hui. Comme pour l’école avec ses notes, l’évaluation de l’exécution d’une tâche ne suffit pas à l’obtention de ce qui est recherché par cette tâche. La rentabilité ne dépend pas seulement de chacun mais de collectifs, des conditions dans lesquelles s’effectuent le travail… d’où la notion de ressources humaines à optimiser, de motivations à créer, de faire participer les salariés à l’évaluation générale. Le Lean Management, l’holacratie, management par projet,… vont bien plus impliquer chacun dans ce qui leur est demandé (on retrouve la même chose dans l’école : pédagogie inversée, pédagogie de projet,…) L’implication est effectivement plus grande, jusqu’à ce que le temps du travail dans l’entreprise devenant accepté sans limites devienne la totalité du temps de vie. Pour les salariés, on utilise le même argument que pour les élèves : l’évaluation, si elle est positive, serait une reconnaissance de ses efforts, une reconnaissance de sa personne pour constituer son identité au travail qui finit par n’être que sa seule identité dans sa seule vie sociale (les chômeurs qui ne savent plus qui ils sont). L’évaluation dans le monde du travail vise à la rentabilité. Mais de plus en plus cette rentabilité ne concerne pas l’utilité au bien commun mais le profit qui va en être retiré par ceux qui fournissent du travail. Même lorsqu’il s’agit des services publics, ce n’est plus leur utilité qui est évaluée mais leur coût, ceux qui étaient autrefois des usagers sont devenus des clients, l’objectif étant des bénéfices dont le public ne sait pas ce qui en est fait. Ce qui motive naturellement la nécessité du travail c’est son utilité, soit directe (les légumes de mon jardin qui m’alimentent) soit pour les autres (les légumes que je produis et je bénéficie des meubles que d’autres fabriquent), soit pour le bien commun (le train que je conduis pour que tous voyagent). L’évaluation qui permet d’améliorer, d’orienter ou de réorienter le travail, d’améliorer, d’orienter ou de ré-orienter les moyens dont on se dote, c’est alors simplement celle de l’usage ou celle des conséquences de son usage. En réalité et quelle que soit sa forme l’évaluation est le plus puissant moyen de pression depuis l’esclavage pour utiliser et maintenir des humains dans des activités dont le sens et la finalité ne leur appartiennent pas. A lier avec les billets précédents, valeur du travail, taille des structures, le temps découpé.
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Les deux piliers sur lesquels repose dès son origine l’école ce sont le programme et l’évaluation. Comme dit précédemment, l’école étant organisée selon une chaîne tayloriste où ses OS (enseignants) doivent greffer des morceaux de programme simultanément à un ensemble d’enfants supposés identiques, il faut bien contrôler si chaque exécutant a bien exécuté ce qui lui était demandé et évaluer si l’action des enseignants a bien produit les effets escomptés. Pour le second point, logiquement l’évaluation ne devrait pas concerner chaque « élève » mais chaque enseignant et au-delà le système dans lequel chaque enseignant doit opérer et chaque « élève » doit se conformer. L’évaluation s’est concentrée sur la seule évaluation de l’état des objets élèves à différents moments de la chaine scolaire. Chaque morceau de programme est sensé être un apprentissage, mais les dits apprentissages ne correspondant pas pour la plus grande partie des enfants à un besoin, à une utilité immédiate, à une demande des apprenants, ils ne peuvent se réaliser (s’ils se réalisent) que dans des situations artificielles obligatoires, ils vont donc nécessiter un contrôle et une évaluation tout aussi artificiels et obligatoires. Au début l’évaluation n’était que normative : les résultats d’un contrôle sont confrontés à une norme, à une référence extérieure, préétablie. Elle mesurait les écarts par des chiffres (notes) qui classent les exécutants. Elle était en même temps coercitive devant inciter les mal notés à plus d’efforts. Elle était aussi prédictive de l’avenir des uns et des autres. Cela suffisait vu que l’avenir des uns et des autres était plus ou moins déterminé par leurs origines sociales. Au fur et à mesure des nécessités économiques cette évaluation s’est révélée insuffisante pour obtenir des « élèves » ce dont la société avait besoin. L’évaluation a tenté de devenir formative ou diagnostique et s’est quelque peu compliquée. L’évaluation formative aurait comme premier destinataire l’apprenant (toujours pas l’appreneur) et vise à clarifier ses acquis mais aussi sa manière d’apprendre ou d’agir. Elle chercherait à guider l’apprenant, mais toujours dans ce qu’on lui demande d’apprendre. Si on a résolu le problème préalable de la motivation, il faut donc chercher ce que chaque apprenant n’a pas fait ce qu’il fallait pour apprendre comme en pensait qu’il devait apprendre… ou se dire qu’on ne lui a pas transmis de la bonne façon ce qu’on voulait qu’il apprenne. C’est possible dans le cas du préceptorat disposant de temps, cela ne l’est pas quand le même appreneur doit apprendre la même chose, au même moment à un ensemble de personnes. Le problème s’est encore compliqué lorsqu’on s’est rendu compte, en particulier avec les évaluations PISA, que ce que l’on croyait appris n’était pas acquis, c'est-à-dire ne pouvait être réinvesti plus tard dans une autre situation (exemple les enfants ayant des difficultés de lecture au collège alors qu’ils avaient été conformes aux contrôles artificiels de l’école primaire). Alors nous sommes passés à l’évaluation des compétences. Mais c’est quoi une compétence ? « On peut la définir comme un ensemble de savoir-faire conceptualisés dont la maîtrise implique la mise en oeuvre combinée de savoirs formalisés (connaissances scientifiques et techniques), de savoirs pratiques et comportementaux, d’opérations mentales. » Il est donc impossible d’évaluer une compétence on ne peut qu’évaluer le degré de réussite d’une performance hors contexte sans savoir ce qui a manqué lorsqu’elle n’est pas atteinte, à quel moment cela a manqué, comment cela aurait pu se construire dans les actions artificielles que fait exécuter l’école. On ne peut même pas savoir si en réalité toutes les compétences requises n’étaient pas déjà construites mais pas utilisées pour une performance n’ayant aucun sens ni aucune utilité immédiate. Il y a in fine l’évaluation sommative. Elle survient au terme des étapes de la chaîne et sert à sanctionner ou à certifier le degré de maîtrise des acquis. Ce sont les diplômes qui sont la seule finalité proposée aux enfants et adolescents et sont les objets qui ont été décomposés en programme depuis la maternelle pour alimenter les cases de la chaîne scolaire. On a aussi inventé l’évaluation continue qui devrait permettre d’intervenir plus tôt dans les processus individuels et qui constitue aussi un moyen de pression plus permanent, mais elle n’a pas plus de sens dans la distribution uniforme et simultanée des savoirs et savoir-faire imposée par le programme. L’auto-évaluation est le processus naturel de toute activité humaine sans besoin de dispositif ou de contrôles extérieurs (un enfant qui apprend à marcher s’auto-évalue en permanence par ce qu’il a réussi et les nouvelles actions que cette réussite lui permet d’essayer !). Lorsqu’elle est utilisée par l’école (fiches autocorrectives), si elle permet une plus grande individualisation des apprentissages, elle n’est pas dans l’école traditionnelle la validation naturelle qui est celle de l’usage immédiat que l’on fait d’un savoir ou d’un savoir-faire, cet usage justifiant ou provoquant l’apprentissage (ex : je dois aller en Angleterre - motivation -, j’apprends l’anglais, arrivé là-bas je comprends ou ne comprends pas - auto-évaluation -, je me débrouille bien - validation) Il faut bien évaluer aussi l’efficience du système. D’où les mêmes évaluations imposées à tous à des moments de plus en plus rapprochés. Ce sont aussi elles qui indiquent si un élève peut passer dans la case supérieure, mais s’il ne le peut pas, quoi faire ? Faire subir à une pièce mal façonnée les mêmes opérations qui l’ont conduite à être mal façonnée (redoublement) s’est avéré comme inutile. Mais la laisser passer telle quelle dans le maillon suivant va perturber le déroulement du programme qui doit s’y réaliser. D’où la création de diverses filières de « recyclage » que l’on essaye de revaloriser pour les faire accepter. Il faut que ces évaluations produisent des chiffres pour pouvoir rentrer dans des statistiques. L’appréciation du système éducatif ne se fait donc qu’à partir de pourcentages, de courbes qui n’évaluent que des « résultats » de contrôles mais en rien ce que l’école fait des enfants. Quant à la société qui en résulte et qui est la vraie évaluation de l’école, il n’y a qu’à la regarder, en particulier en ce moment. La plus grande partie du temps scolaire va donc être consacrée à faire réussir les évaluations attendues (caricature du bachotage) et à passer des évaluations. Le but de chacun ce ne sont plus les connaissances et l’assouvissement de la curiosité, la nécessité d’apprendre pour « faire », mais la note ou le jugement à obtenir. L’identité acquise pendant ce temps n’est plus que celle d’un « évalué » : un « 15 de moyenne », un « bon élève » un « élève médiocre »… Cette identité intégrée va poursuivre ensuite les enfants devenus adultes, parfois aussi difficile à se débarrasser pour les « bons élèves » que pour les « cancres ». Je ne reviendrai pas sur l’autre approche de la construction des enfants en adultes capables de vivre et de construite leur société, entamée par les pédagogies alternatives et développée dans l’école du 3ème type (voir le blog et mes ouvrages). |
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Au lieu de passer son temps à évaluer comment les enfants exécutent ce qu’elle leur fait faire, à les trier, l’école ne leur sera utile ainsi qu’à la société que lorsqu’elle leur permettra et les aidera à poursuivre ce qu’ils ont commencé sans elle (ex : apprendre à parler), à leur façon et dans leurs rythmes, ceci en leur offrant des environnements et des interrelations qu’ils ne trouvent pas forcément ailleurs. |
Pour aller plus loin : évaluation du travail : « L'évaluation du travail à l'épreuve du réel », Christophe Dejours (INRA) – « Bureaucratie ». David Graeber (Actes Sud) - "Les arbres de connaissance" Michel Authier, Pierre Lévy (Poche)
Évaluation à l’école : « Évaluation, programme », « Apprendre, compétences, connaissances » (extrait de « L’école de la simplexité ») – évaluation – évaluation le serpent de mer qui se mord la queue -
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