Ecole et société. (16) Les organisations réticulaires
Une forêt vivante est une forêt avec toutes sortes d’essences de plantes, toutes sortes d’animaux, elle forme en elle-même un système vivant, une entité. La botanique associée avec la systémique ont découvert relativement récemment que tout ce monde en interdépendance est en communication et forme dans sa canopée (partie aérienne) mais surtout dans sa partie souterraine un extraordinaire réseau. Un immense et complexe réticule. Tout le monde complète tout le monde et rend service à tout le monde, ce qui fait une forêt saine dont chaque élément peut se développer, qui perdure et même s’adapte au climat. Je rajoute qu’une forêt naturelle se crée elle-même dans le processus du temps. Les plantes ne sont que des êtres vivants… comme nous !
Un rhizome est la tige souterraine de certaines plantes vivaces comme l’iris qui s’étend et se remplit de réserve alimentaire dans chacune de ses protubérances.
La théorie du rhizome dans le domaine sociétal a été développée par les philosophes Gilles Deleuze et Félix Guattari. Il s'agit d'une structure évoluant en permanence, dans toutes les directions horizontales, et dénuée de niveaux. Elle vise notamment à s'opposer à la hiérarchie en pyramide. Le rhizome possède une mobilité essentielle et une souplesse qui rendent possible sa transformation permanente. Le « principe de connexion et d'hétérogénéité » implique que le rhizome se forme par liaisons d'éléments hétérogènes sans qu'un ordre préalable assigne des places à chaque élément : n'importe quel point d'un rhizome peut être connecté à un autre, et doit l'être.
Pour ceux qui préfèrente le texte en une colonne : Soci_t__image16
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L’école, les écoles, pourraient être un rhizome |
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La pyramide économique, politique et sociale |
Pour poursuivre ma comparaison avec la forêt, l’école traditionnelle n’est qu’un alignement de plantes qu’on cherche à être le plus semblables possibles, mises dans des boites, piquées côte à côte hors sol, qui ne s’alimentent pas elles-mêmes mais qu’on force à absorber ce qu’elles n’auraient jamais puisé elles-mêmes. C’est dans l’histoire et le vécu de ce que j’ai appelé les écoles du 3ème type que l’on peut saisir que pour les enfants comme pour les plantes c’est dans des réticules (ou réseaux) constitués qu’ils évoluent et grandissent. Dans le chapitre (9) systèmes fermés, systèmes ouverts, j’ai expliqué que ces écoles étaient des systèmes vivants composés d’autres systèmes vivants, les enfants de tous âges. Ce sont les interrelations et les interactions entre les uns et les autres rendues possibles par la structure dissipative qui faisaient de chacune de ces écoles une entité vivante particulière, autonome. Les émotions, les plaisirs, les essais, les réussites, les difficultés… des uns interagissent sur les autres et créent la dynamique de l’ensemble où chacun évolue (progresse) comme l’ensemble lui-même évolue. Chacun s’alimente des autres et alimente les autres. Ce qui permet cela est la communication dont j’ai déjà parlé ((8) Communication, informations). En elle-même une école du 3ème type est un réseau de personnes ou un rhizome. Mais si chacune de ces écoles étaient des entités autonomes cela ne voulait pas dire qu’elles étaient isolées. Déjà dans les années 60 quelques classes uniques du Beaujolais avaient constitué ce qu’on appelle aujourd’hui un réseau. Chaque semaine elles s’envoyaient leurs journaux scolaires. À partir des informations perçues, les unes reprenaient des idées des autres ou les complétaient, sollicitaient des compétences qu’elles n’avaient pas, mutualisaient des moyens, créaient des événements communs, en auto-organisaient d’autres comme par exemple les rencontres USEP autogérées par les enfants qu’elles ont été les premières à faire pendant le temps scolaire… Dans les années 70, une frange du mouvement Freinet créait les circuits de correspondance naturelle composés chacun d’une vingtaine de classes de la maternelle jusqu’au secondaire. Chaque classe et chaque enfant communiquaient ce qu’ils voulaient aux autres par l’intermédiaire d’une « gerbe » commune. C’est à partir de cette communication libre que se créaient et se tissaient des liens, se mutualisaient des idées, des moyens, s’organisaient des rencontres… Mais c’est surtout avec l’arrivée de la télématique* que dès 1983 s’est constitué dans une frange du mouvement Freinet et avec les classes uniques du 3ème type un étonnant réseau qui a comporté plus de 300 classes, jusqu’à des collèges et lycées étrangers. La communication entre enfants et entre enseignants devenait quotidienne. Ce réseau s’auto-organisait au fur et à mesure qu’il croissait et que les interactions s’intensifiaient. Des règles implicites ou explicites se créaient suivant les besoins qui apparaissaient. Tous les moyens de communication étaient utilisés suivant les nécessités de ce qu’il y avait à communiquer et à qui le communiquer : messagerie, courriers, albums, journaux hebdomadaires, télécopie, cassettes audio, cassettes vidéo… Nous avions inventé le pluri-média ! Les compétences ou les moyens des uns étaient mis au service des autres. Un exemple parmi beaucoup d’autres : une école d’Aizenay avait un très riche centre documentaire ; lorsqu’un enfant du réseau ne trouvait pas un document dont il avait besoin, il envoyait une requête par messagerie aux enfants de cette école qui recherchaient le doc et le lui transmettaient soit par courrier, soit par télécopie (nous n’avions pas encore internet et ses moteurs de recherche). * Télématique : ce terme utilisé à l’époque associait télécommunications et informatique. Il est apparu à l’occasion de l’arrivée du minitel. Ces classes utilisaient soit l’appareil minitel lui-même, soit les premiers ordinateurs (TO7, puis PC) émulés en minitel qui permettaient archivage, travail hors connexion, réalisation de journaux télématiques. Ce qui était surprenant c’est que cet ensemble qui comportait plusieurs milliers d’enfants et deux ou trois centaines d’enseignants fonctionnait et évoluait sans leaders, sans « dirigeants », sans votes. Les outils utilisés, en particulier la liste de diffusion générale, s’ajustaient et se perfectionnaient au gré des besoins et des suggestions de ceux qui les employaient avec les compétences possédées par les uns ou les autres. Un exemple : les enfants de ma classe unique échangeant à plusieurs reprises par messagerie avec les dames qui géraient le serveur télématique du Conseil Général de la Vienne pour qu’elles leur concoctent un tableau où chaque école pouvait tous les jours à 9H du matin inscrire leurs relevés météo consultables par tous (il n’y avait pas internet avec météo-France !). Une initiative était mise en œuvre par les uns ou les autres et s’avérait inutile ou gênante ? Elle était naturellement abandonnée sans créer de polémiques. Une autre n’intéressait qu’une petite partie du réseau ? Il se créait des réseaux dans le réseau. Tout cela ne restait pas dans le virtuel. Dans les partages de vie sur le réseau naissaient les besoins d’aller plus loin, d’aller se voir : rencontres entre classes ou écoles, voyages-échanges de plusieurs jours, rencontres d’enseignants… Dans ces rencontres comme dans quelques-unes des écoles et comme dans le réseau, rien n’était programmé. Il y avait des plus actifs, des moins actifs, des silencieux qui à un moment ou à un autre ne l’étaient plus, c’était le respect absolu des identités individuelles ou collectives, c'est-à-dire de leur liberté. Il est vrai que parmi toutes les classes ou écoles de cette vaste entité, les plus à l’aise et moteurs de la dynamique étaient celles qui elles-mêmes vivaient déjà dans leur intérieur l’autonomie et la liberté, mais par effet synergique elles contribuaient à la transformation des autres. Cette aventure a été un étonnant tâtonnement expérimental social et éducatif,… avec et par des enfants de tous âges. J’ai narré tout cela dans « La fabuleuse aventure de la communication, du mouvement Freinet à une école du 3ème type » (thebookedition.com) Beaucoup de ces écoles et de ces enseignants très divers ont été fortement impactés par la force de ce réseau, à la fois une force sécurisante et une force libératrice : dans leur conception des apprentissages, dans l’extension des libertés accordées, dans le développement de l’auto-organisation, jusqu’à propulser quelques écoles dans la planète des écoles du 3ème type. Nous vivions et faisions partie d’un étonnant rhizome semblable à ce qu’ont théorisé Deleuze et Guattari. Chaque école était autonome c'est-à-dire vivait sa propre vie, n’était pas dans le réseau pour réaliser un projet pédagogique commun édicté par une autorité pédagogique (ce qui a été le cas des réseaux d’écoles rurales créés par l’Education nationale pendant une courte période), mais elle s’alimentait de la vie des autres tout en y participant. Quel est votre projet ? Jean-Paul Sartre répondait : le projet de vivre. J’ai pu dire fin des années 80, notre école c’est la planète. Ces écoles et ces enfants, en créant de véritables microsociétés que l’on peut caractériser de libertaires, nous ont appris ce que pourrait être la nôtre,… puisqu’ils l’ont fait ! À noter : le réseau dont je parle s’était constitué hors de l’administration qui l’a longtemps ignoré, quasiment clandestinement. Elle les a ensuite vaguement tolérés quand elle a voulu introduire les technologies nouvelles à l’école parce que ces écoles étaient les seules qui en faisaient quelque chose !
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La planète est un réticule de systèmes vivants dans une multitude d’écosystèmes, pour rester dans notre comparaison initiale : un réseau de forêts diverses. Il paraitrait logique que la société que l’on veut mondialisée soit également un réticule d’une multitude d’individus, dans une multitude de petites entités sociales en synergie dans des écosystèmes sociaux eux-mêmes connectés dans le réticule. Depuis longtemps notre société n’a pas pris cette voie pour rester dans des organisations hiérarchiques en pyramide, puis actuellement dans UNE organisation économique et politique mondiale dirigée par une poignée de personnes dont dépendent servilement toutes les autres organisations. D’où l’incapacité plus que visible aujourd’hui de résoudre les problèmes qui conduisent à l’effondrement, problèmes créés par le haut de la pyramide. Le village gaulois d’Astérix (certes fantasmé !) était relié à d’autres villages gaulois qui ne pouvaient pas pêcher de poissons mais qui pouvaient cultiver du blé. Les sentiers ont été les premiers fils de ce qui était encore un réticule d’unités autonomes, un maillage informel. Et Puis César et l’empire romain ont pavé ces premières routes, c’était plus carrossable mais il s’agissait surtout de l’approvisionnement des villes de l’empire et de la mobilité des légions assurant l’obéissance et la soumission à Rome. Le maillage était édicté, calculé (toutes les routes mènent à Rome !) Les interdépendances entre groupes sociaux se sont effilochées au cours des siècles pour n’être plus que la dépendance au sommet d’une pyramide devenue mondiale. Lorsque les sommets des pyramides, en particulier de la pyramide française, se sont rendu compte de leurs difficultés à faire fonctionner leurs bases comme ils l’entendaient, ils ont inventé la décentralisation. Mais celle-ci n’a été que l’augmentation des pouvoirs des courroies de transmission (préfets, présidents de conseils départementaux ou régionaux, recteurs…). La très relative autonomie soi disant accordée n’a été que dans l’exécution de ce qui était décidé en haut (exemple du RSA), exactement comme la pseudo liberté pédagogique des enseignants : débrouillez-vous pour faire comme vous voulez ce que je veux que vous fassiez ! Vous avez droit à l’innovation… si je vous y autorise. C’est dans les interstices ou localement que des rhizomes sociaux ou économiques se reconstituent presque intuitivement, ce qui est la preuve s’il en fallait une que c’est bien la voie naturelle que devrait prendre l’espèce humaine. Les crèches parentales, créées à l’initiative de parents et non de l’État ou des collectivités territoriales, peuvent conserver leur originalité éducative et ont leur force de résistance dans le vaste réseau qu’elles constituent (ACEPP Association des collectifs enfants, parents, professionnels). Le réseau Nature et Progrès (producteurs et consommateurs bio ensemble) a été au départ du développement de l’agriculture biologique qui était à inventer et devait résister aux pressions et aux dénigrements. Les AMAP, tout ce qui se situe dans l’économie sociale et solidaire, les écoles alternatives… se constituent dans des organisations réticulaires qui font leurs forces. Mais chaque fois l’État légifère pour les encadrer ou leur oppose ses lois pour les éliminer (ZAD de NDL) La course effrénée à la technologie appelée le progrès et devenue un de nos dieux avec le profit, si elle a apporté un confort pour une minorité mondiale et conforté les pouvoirs en haut de la pyramide, elle nous a asservi d’une part et d’autre part c’est elle qui est devenue la plus grande consommatrice de ressources dans son utilisation déraisonnée. Toutefois les technologies peuvent être ce qui pourrait démantibuler la pyramide, en particulier les technologies de la communication ; les pouvoirs s’en rendent bien compte en tentant actuellement de les contrôler. C’est dans l’appropriation ou le détournement de ces technologies par un grand nombre que des failles dans l’hégémonie pyramidale ont pu apparaître. Par exemple le minitel, fait initialement pour remplacer l’annuaire téléphonique ou communiquer les informations des institutions ou des services publics, utilisé par des classes et écoles avec leurs listes de diffusion (voir partie éducation). Internet, vidéo, youtube, wiki… Si l’on prend les réseaux sociaux et en particulier ceux des Gilets jaunes ce sont bien des rhizomes qu’ils constituent ou tout au moins des rhizomes en train de se constituer. Ils ont encore quelque mal à les relier les uns aux autres, la première libération émotive de la parole y est parfois confuse et mal maîtrisée ; ce qui est l’auto-structuration à partir de l’informel prend quelque temps, mais cela n’est que normal dans ce qui est une découverte pour beaucoup. Comme pour le réseau des écoles où c’étaient celles déjà elles-mêmes un rhizome d’enfants qui en ont été le moteur, c’est d’abord sur les ronds-points que les GJ ont instinctivement constitué « ces structures autonomes évoluant en permanence, horizontales et dénuées de niveaux ». Dans les réseaux sociaux ces structures autonomes n’apparaissent pas encore beaucoup en tant que telles et avec leur parole propre à partager aux côtés de celle des individus. Débutés surtout avec le partage d’informations pour ce qui est un combat légitime, c’est avec l’assemblée de GJ de Commercy puis avec leur assemblée des assemblées que la parole de collectifs autonomes commence à alimenter l’intelligence connective. L’intelligence connective dont parle Vincent Cespedes est plus informelle que ce qu’on appelle l’intelligence collective. Cette dernière se réalise dans des structures organisées, dans des temps et des espaces précis, suivant des modalités, en général avec un problème à résoudre en commun ; elle peut être aussi perturbée par les égos, les affects. L’intelligence connective est ce qui émerge de façon imprévisible de la connexion d’individus et de groupes partageant dans un espace physique ou virtuel ce qu’ils montrent, racontent et expriment de leur vie. Les espaces où l’informel pouvait encore exister comme les bistrots de quartier ou de village, les épiceries et même les places ont disparu. Ainsi le plus étonnant dans le mouvement des GJ c’est que s’étant retrouvés ensemble dans divers ronds-points pour protester simplement contre une taxe, ils les ont transformés en lieux de vie permanents puis se sont connectés aux autres. Et ils en sont arrivés, de façon complètement imprévisible au départ, à avoir comme revendication commune le RIC puis à remettre carrément en cause les systèmes politiques et économiques. Ce qui fait émerger une conception de l’organisation de la vie, c’est la vie de chacun, de chacun avec d’autres, et sa réalité, ce n’est pas une conception intellectuelle préalable de la vie qui organise la vie. L’intelligence connective. Qu’est-ce que les ronds-points et les réseaux ont connecté pour qu’émerge une pensée collective ? Ils ont connecté les vies personnelles de chacun faites de difficultés diverses, ils ont connecté les envies et les besoins de ne plus être seuls, ils ont connecté les aspirations simples de vivre. Les corps individuels formant un corps collectif fluide devenant pensant et agissant. Les réseaux sociaux, dont on peut supposer qu’ils s’étendront et se complexifieront autant dans les espaces géographiques locaux que dans l’espace virtuel, sont bien un danger pour le système en place. Il ne fait plus de doute que l’organisation pyramidale et mondiale de notre société conduit à son effondrement. L’espoir d’une survie de l’espèce ce sont ces entrelacs qui se créent, comme dans la forêt, souterrains ou plus visibles dans la canopée sociale. Mais cela sera-t-il possible si au préalable la pyramide des pouvoirs n’est pas détruite avant qu’elle ne termine de détruire tout ce qui pourrait être un espoir ? (voir l’actualité) |
Pour compléter : « Réseaux » (extrait de « l’école de la simplexité ») – Les livres « La fabuleuse aventure de la communication dans le mouvement Freinet et les écoles du 3ème type » (thebookedition.com) et « Un autre journal scolaire, outil et reflet de la communication » (thebookedition.com)
Le livre de Armand Mattelard « L’invention de la communication » (1994, La découverte)
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