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Le blog de Bernard Collot
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10 janvier 2020

"Aucune trace ne nous est montrée du développement de l’esprit critique" : dégagez !

 

gilets-jaunes

Un tribunal, à la demande d’un recteur, vient « d’injoncter » des familles et leurs enfants à quitter une école bretonne (le Carré libre - Quimper), avec menace de poursuites judiciaires, du jour au lendemain et en plein dans le courant de l’année. Pour quelle raison ? Enfants en danger quelconque ? Pas du tout ! Sur la simple foi d’un rapport d’inspection qui ne trouve pas dans cette école « les traces » habituelles des écoles publiques ! L’Éducation nationale qui dit se soucier de l’intérêt des enfants n’hésite pas une seconde à les déplacer brutalement d’un endroit où manifestement ces enfants se trouvent bien pour les remettre dans les endroits où justement ils étaient en souffrance. N’importe quel psychologue sait le traumatisme ainsi provoqué. S’il devait y avoir une plainte déposée, c’est celle à l’encontre d’une institution pour violence psychique envers des mineurs par personnes disposant d’une autorité[1].  

Les « traces » sur lesquelles sont « jugés » enfants et enseignants de l’école publique sont bien sûr cahiers, fiches de contrôles, évaluations… etc. … préparations des enseignants, emplois du temps, progressions, etc. Ces traces doivent prouver que ce que l’Éducation nationale a déterminé devant être acquis à chaque âge et dans chaque matière (programme) l’est bien et est contrôlable suivant les modalités définies pour l’école publique.  Autrement dit, c’est par un contrôle bureaucratique que les inspections vérifient la conformité à ce que l’EN édicte[2]Les travaux internationaux de PISA démontrent cruellement que ces traces artificielles ne prouvent rien du tout quant aux acquisitions du fameux socle commun devant être atteint par TOUS… à 16 ans ! Peu importe à l’EN que les enfants de ces écoles ensuite passent et réussissent le bac comme les autres (cas du « carré libre »), il n’y a pas de traces !!!! Serait-ce cette réussite qui la gêne ?

Il est assez stupéfiant que l’EN continue à croire et à faire croire que les enfants se construisent cognitivement et socialement dans sa seule conception tayloriste d’une chaine scolaire industrielle. Tous les travaux scientifiques, toutes les expériences depuis plus d’un siècle, d’autres systèmes éducatifs comme celui de la Finlande, tout démontre que la conception de la construction des apprentissages ne se fait pas dans une programmation fragmentée et selon des processus imposés. Autrement dit, peu importe que les enfants de ces écoles différentes s’épanouissent et deviennent des adultes autonomes et armés de toutes les compétences pour vivre dans la société (et peut-être la changer !), il y a obligation de conformité à l’école publique pour ces écoles, mais parallèlement pas obligation de résultats… pour l’école publique ! Je ne reviendrai pas sur le fait qu’il soit insupportable à l’État de voir son école et ce qu’il y fait faire concurrencée par des écoles différentes de la sienne. Je n’ai pas arrêté d’expliciter que l’école d’État est depuis son origine une école idéologique pour maintenir la société en l’état, telle une minorité au pouvoir veut la maintenir. L’histoire lorsqu’on s’y penche est implacable. Je parle évidemment de l’école et du système éducatif, pas de l’immense majorité des enseignants qui, cependant, sont bien obligés de se conformer à ce que demande leur employeur. Dans ce sens l’école publique arrive bien aux résultats attendus… par l’État et le type de société dont il est l’outil (voir la série de billets « école et société »).

Ceci dit je reviens sur les absences de traces, seul angle d’attaque de l’EN. Pour l’apprentissage le plus complexe qu’un enfant ait à réaliser et que tous réalisent, l’apprentissage de la parole, pourrait-on penser qu’il soit nécessaire qu’à 6 mois, 12 mois, 18 mois… il faille contrôler où en est l’acquisition d’un programme d’acquisition de la langue orale ? Sur ce point, tous les neurobiologistes ou cognitivistes sont d’accord : c’est bien l’apprentissage le plus complexe qu’un cerveau humain ait à faire, de façon incontrôlable, inprogrammable. N’importe quel apprentissage résulte en une complexification des outils neuronaux, ceci dans une infinité d’interactions. L’apprentissage dépend donc de chaque cerveau et de l’environnement dans lequel il se trouve ainsi que de ce qu’on lui permet d’y faire. Il est impossible d’en déterminer les étapes, qui plus est des étapes identiques pour tous. C’est dans ce que fait la personne que l’on peut tout au plus observer son évolution : l’enfant se déplace à quatre pattes, grimpe la première marche de l’escalier, se redresse pour attraper un verre sur la table… dans un jeu vidéo, il saisit les indications sur l’écran… donc il lit, etc. Ce ne sont pas des « traces » artificielles qu’il effectue à la demande, aux moments M fixés par un programme qui prouvent quoi que ce soit, sinon qu’un formatage est réalisé ou non.

Si des « inspections » pouvaient déterminer si des enfants évoluent sur le plan cognitif et social dans ces écoles (ce qui semblerait devoir être la seule finalité acceptable de l’école), il faudrait qu’elles soient faites par des observateurs ayant les compétences pointues pour repérer ce qui est significatif dans les activités de ces enfants, et pas dans des activités scolaires identiques à celles de l’école publique puisque c’est justement pour cela que ces écoles sont différentes. À la rigueur elles ne pourraient avoir une valeur que si d’une part elles s’inscrivaient dans un temps suffisamment long (est-ce parce qu’un enfant ne marche pas à 12 mois que l’on peut en déduire qu’il ne marchera pas ?), d’autre part si elles résultaient seulement en hypothèses, propositions ou conseils et non pas en injonctions de se conformer.

L’Éducation nationale est obnubilée par l’évaluation bureaucratique écrite (maladie de l’évaluationite avec celle de la diplomite), malgré son inefficience constatée par PISA, par d’innombrables pédagogues et même par de plus en plus nombreux parents et enseignants, pour en arriver à l’incroyable absurdité. Par exemple, dans le rapport d’inspection qu’a subi le Carré libre on trouve entre autres cette perle : « Aucune trace ne nous est montrée du développement de l’esprit critique ». Or un des fondements des écoles démocratiques comme beaucoup d’écoles alternatives est la libre expression, l’acceptation de la confrontation des idées en particulier dans la prise de décisions collectives. Il suffit à n’importe qui de passer une journée dans une de ces écoles pour voir, entendre, constater que bien peu d’adultes arrivent à cet « esprit critique », y compris vis-à-vis des adultes. Les « traces » sont dans la vie collective quotidienne. Est-ce que si des enfants avaient critiqué la façon dont ils étaient inspectés cela aurait pu être considéré comme une « trace »… par les inspecteurs ? Et si maintenant ils écrivaient à ces inspecteurs la critique de leur façon d’inspecter et de conclure, serait-ce la « trace montrable » recherchée ?

Cela fait des années que l’on fustige l’illettrisme constaté au collège. Or, d’après les évaluations tracées et demandées par le ministère, réalisées consciencieusement par les enseignants du primaire, tous les enfants allant au collège sont estampillés sachant lire, tout au moins ayant fait et étés contrôlés pendant des années suivant les directives de l’Éducation nationale. Combien d’entre nous avouent qu’une fois le bac réussi et passé dans la vie active ils ont tout oublié de plus d’une quinzaine d’années à ne faire qu’apprendre ? Combien d’Einstein étaient des cancres à l’école ?

L’aveuglement de l’EN dépasse l’entendement, sauf si ses instructions et ses évaluations n’ont d’autre but que d’imposer un formatage qui n’a pas grand-chose à voir avec le développement cognitif et social des enfants (beaucoup d’enseignants le disent, ils ne travaillent pas pour que les enfants se construisent cognitivement et socialement, je n’ose pas dire s’épanouissent, mais pour qu’ils réussissent les évaluations, les traces à montrer). Dans le cas de cette école bretonne (que j’ai visitée lors de sa première année de fonctionnement) et sous la couverture de décrets dont le premier est celui de la ministre socialiste Najat Vallaud-Belkacem, manifestement elle ne peut être tolérée que si elle fait comme l’école publique en produisant les mêmes traces contrôlables, comme on peut contrôler les objets en cours de fabrication de toute chaine de production industrielle (c’est explicite dans le rapport).  De ce fait plus aucune école vraiment différente ne peut exister. Je rappelle que toutes les classes uniques de l’école publique qui fonctionnaient aussi de façon non conforme et dont les « résultats » avaient été démontrés par les travaux du ministère lui-même (département de l’évaluation et de la prospective) ont toutes été éradiquées.

On aurait tort de considérer cette « affaire » comme anecdotique. Toutes les écoles alternatives sont menacées, légalement menacées disent ceux qui font les lois. Les nombreuses alertes lancées depuis l’éradication des classes uniques n’ont provoqué que de l’indifférence en dehors du petit nombre directement concerné. Si l’emprise, l’autoritarisme et la violence institutionnelle de l’État (et de sa justice !) ont fait et font descendre dans la rue un certain nombre de manifestants (pas encore suffisamment malheureusement), l’école qui prépare à une soumission intégrée ne provoque aucune levée de boucliers.


[1] Très curieusement, le rapport d’inspection en question avoue que cette école est « un sas » pour des enfants « ayant à se reconstruire » après leur passage à l’école publique ! On aurait pu penser que si l’école avait été « dangereuse » pour les enfants, c’est l’école qui aurait dû être fermée. Mais non, ce sont les familles et leurs enfants qui sont "injonctés" de la quitter et de revenir à ce qui les a obligés de se reconstruire ! Décision de… justice !!!! Et le défenseur des enfants a été supprimé !

[2] Il y a bien sûr des inspecteurs qui ont une autre approche de leur rôle et n’observent pas les enfants et ce qui se passe à travers une grille bureaucratique.

Commentaires
J
Je parcours le blog et me questionne : qu'en est il de l'utilisation libre des écrans?<br /> <br /> Pour m' être intéressé un peu au sujet, l'école était aussi le lieu de l'utilisation systématique de jeux vidéos, lecture de dvd etc...
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L
Merci beaucoup pour ces réflexions qui portent sur le fond de ce qui se joue en ce moment au Carré Libre !
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C
Ma proposition est un peu différente. Je pense que l'Etat central est dans l'incapacité de tenir compte des fonctionnements réels; il construit un univers abstrait. L'éducation ne doit pas être "nationale" au sens strict du terme; il doit y avoir certes des convergences entre les régions, les pays, les départements, les espaces fonctionnels, mais il faut tenir compte de la diversité. On le fait contraint et forcé entre les pays pour le secteur tertiaire avec Bologne et Copenhague, pourquoi ne pas le faire comme c'est le cas en Allemagne et Suisse avec le cantons et les Länder. C'est au niveau local que doit se négocier les contrats. Les mouvements sociaux récents montre l'impossibilité de négociation au niveau national sans que cela se termine par des vainqueurs et des vaincus. L'éducation parisienne n'est pas l'éducation en Mayenne. Ce n'est pas si dramatique qu'il y ait des différences; cela permettrait de passer d'une égalitié abstraite des chances à une vrai prise en compte des différences. Cela suppose aussi que les équipes enseignantes puissent faire des projets, des vrai projets validés par les élèves et leurs parents. L'éducation nationale en France a perdu le sens de la simplicité, du rapport concret entre les acteurs. C'est profondément triste et dangereux.
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B
Limpide Jean-Louis. Le seul truc, c'est que négocier avec l'Etat et l'Etat dans l'Etat qu'est l'Education nationale,... c'est comme le syndicat qui "négocie" une réforme des retraites (et bien avant le code du travail et tous les reculs) !!!!
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C
Le programme, les didactiques ayant reçu le stampel du ministère et contrôlées par des inspecteurs, une forme scolaire immuable, une organisation qui se veut sans faille face à des problèmes réels mais qui lutte aussi contre des problèmes imaginaires, on a avec l'organisation scolaire française un système qui veut produire des élèves compétents, sélectionnés, passés au moule d'une égalité abstraite. On a les résultats d'une focalisation quasi obsessionnelle sur la transmission comme modalité de l'école. Or, ce qui est d'abord en cause, c'est l'accompagnement de chaque élève pris dans ses particularités, inscrit dans des situations qui sont loin d'être stéréotypées. On peut toujours considérer lorsque l'on se centre sur la transmission qu'il y a toujours un manque, une déviation, etc. Dans certains cas, il y a des problèmes et il faut intervenir non pas par une inquisition et une condamnation définitive mais par l'accompagnement et le soutien de tous les acteurs (enseignants, parents, élèves). Pour les écoles qui veulent innover et tenir compte des élèves, il doit pouvoir y avoir la possibilité de négocier des projets et un vrai contrat avec l'éducation nationale. La sclérose est au bout d'une attitude jacobine et inquisitrice et cela s'est accentué avec le ministre Blanquer, un "parfait organisateur" d'une école efficace et atteignant des objectifs définis dans des programmes nationaux. Or l'école est face à des enjeux beaucoup plus essentiels: l'impact des nouvelles technologies, l'individualisme forcené et valorisé par le néolibéralisme, les savoirs considérés comme des objets dans un marché, etc. L'école n'appartient pas à l'organisation, elle appartient à toute la population et à ses acteurs. C'est peut-être cela que l'on oublie en voulant en faire une "machine" broyeuse des personnes et surtout des enfants et adolescents qui doivent obligatoirement la fréquenter.
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