1940-2021 (5) – 1940-1948 L’économie familiale
Jardin, volailles, lapins, tricot
La décision de mon père de quitter Villeurbanne en 1943 et son travail de postier au centre de tri de Lyon-gare avait été uniquement d’ordre économique pendant les restrictions de l’occupation. Comme je l’ai écrit précédemment, le facteur-receveur était logé, avait un jardin et le système D ancestral de la campagne.
Le jardin était la base de notre nourriture. La bêche, le piochon (serfouette), le râteau suffisait comme outillage, le fumier qu’un tombereau d’un paysan amenait en retour des petits services du facteur était le seul engrais. Moi, j’étais chargé du désherbage, de l’arrosage après avoir rempli l’arrosage à la pompe et du ramassage des doryphores qui vous teignaient les doigts en jaune. Il y avait aussi à la tombée de la nuit la capture des hannetons qui faisaient des ravages sur les arbres fruitiers, ravages qui se poursuivaient par leurs larves dans le sol, les vers blancs. À tel point que le gouvernement de Pétain avait accordé quelques centimes aux enfants qui en ramenaient une pleine boite dans certaines mairies. Comme il ne fallait pas perdre la moindre parcelle de terre, pas question que les enfants en aient une petite partie pour s’amuser à jardiner, mais cela ne faisait pas partie des principes éducatifs d’alors. L’éducation, c’était l’aide à apporter aux travaux quotidiens, un point c’est tout. Un paysan nous avait prêté un petit champ pour la provision d’hiver de pommes de terre. Il venait avec sa charrue tracer les sillons avant la plantation. Je n'aimais pas être embauché à la récolte dans une terre humide qui vous rendait les mains toutes rêches à force de leur enlever la terre qui collait !
Les protéines c’étaient les poules et leurs œufs, les lapins du clapier et le cochon du saloir. Comme rien ne se perdait, les fanes de carottes, les épluchures de légumes, les restes de repas, l'herbe du jardin étaient une bonne partie de la nourriture de tout ce monde, il n’y avait qu’un sac de blé à acheter chez un fermier. Il y avait des poules rousses très familières qui rentraient effrontément dans la maison et se laissaient attraper et caresser comme un chat.
Le problème était lorsqu’il fallait tuer ces bestioles puisque c’était leur finalité : finir à la casserole. Comme tous les autres enfants j’assistais et participais aux exécutions. J’étais chargé de capturer les poules, puis c’était ma mère qui se chargeait de l’opération. Elle avait la technique de ma grand-mère de la Bresse : replier doucement le coup de la poule en la caressant et elle ne bougeait plus, puis lui enfoncer un couteau à lame fine le plus profondément possible dans le bec jusqu’à qu’elle n’ait plus de soubresauts. Ensuite la plonger dans une bassine d’eau bouillante pour faciliter l’arrachage des plumes, là j’étais à nouveau embauché et je n’aimais pas ça, il y avait les duvets qui te collaient aux doigts ou qui volaient partout. Enfin le vidage des entrailles.
C’était mon père qui se chargeait des lapins. Il en sortait un du clapier par les oreilles. Puis j’étais embauché pour lui tenir les pattes arrière, mon père tenait d’une main les oreilles, de l’autre un gourdin avec lequel d’un coup sec il assommait la pauvre bête. Ensuite il saignait la jugulaire et il fallait un bon coup d’oeil et un bon coup de main pour réussir l’opération du premier coup sinon on s’apercevait qu’un lapin peut se mettre à couiner même assommé. Il y en a qui lui arrachaient un œil pour mettre fin à ses jours, mon père trouvait ça… dégoûtant ! Puis pendre par les pattes écartées le lapin à une branche, découper la peau à la base des pattes pour la lui retirer d’un seul coup en tirant vers le bas comme on enlève une chaussette ; parce que la peau n’était pas jetée mais conservée avec les autres dans un endroit sec : une fois par an le « pati » passait dans le villages en criant « Peau d’lapin, peau d’lapin » et il achetait les stocks de peaux pour les manteaux ou les cols de fourrure de ces dames (les plus riches, elles, préféraient les peaux de renard). Enfin le dépeçage final pour enlever les intestins et la vessie sans la faire éclater.
Plus tard à Chavanoz nous avons eu des canards de barbarie qui n’avaient pas besoin de mare. Cette fois je n’ai participé qu’une fois au trucidement d’un canard et n’ai jamais voulu recommencer. La technique était de lui couper la tête d’un coup de serpe. J’avais été embauché pour tenir les pattes en lui mettant la tête sur un billot de bois pour que mon père la tranche comme le bourreau tranchait la tête des condamnés. Le problème c’est que le canard n’était pas aussi docile que les condamnés et à plusieurs reprises le cou échappait au tranchant ou n’était qu’entaillé. Lorsqu’enfin la tête tomba et que livide je relâchai enfin la bestiole, celle-ci se mit à courir de tous côtés… sans sa tête ! Mon père n’était pas des plus fiers non plus et nous n’avons plus jamais élevé de canards.
Pratiquement tous les enfants de la campagne assistaient et devaient aider à ce qui n’était qu’une nécessité de subsistance. Ce qui ne veut pas dire que nous n’étions pas touchés mais cela n’avait rien d’amoral, même le curé au cathé se gardait bien d’en parler, ce d’autant qu’il en était un des bénéficiaires. D’ailleurs dans le tu ne tueras point les « boches » en étaient exclus ! Cependant tous ces animaux qui finissaient dans nos assiettes avaient une vie bien meilleure qu’aujourd’hui, une quasi liberté en dehors des lapins confinés dans les clapiers. Bien sûr il y avait l’image contradictoire des petits veaux gambadant dans les prés et la tranche qui grillait dans la poêle, mais c’était la normalité comme le chat mangeant une souris.
Plus tard lorsque j’eus à mon tour des poules, je n’ai jamais pu en tuer une seule ! Mais j’aimais quand même bien les poulets rôtis ou les poules bouillies, moins le lapin en civet à cause de la multitude de petits os qu’il fallait cracher comme des arrêtes.
Finalement chez Armande l’épicière nous n’achetions pas grand-chose d’autre que des pâtes et tout ce qui concernait la couture, les aiguilles à tricoter et la laine pour les pulls, les chaussetts et les cache-nez ou le passe-montagne... et le vin. Toutes les mères tricotaient et toutes apprenaient à tricoter à leurs filles. Lorsqu’un pull était déchiré ou devenait trop étroit, il était détricoté. Les enfants étaient souvent embauchés pour le tenir écarté pendant que les mères tiraient le fil pour l'enrouler autour du dossier d’une chaise pour ensuite en faire un peloton prêt à être retricoté. Ma mère lisait une « modes et travaux » revue pleine de « patrons » (plans de découpes du tissu) pour faire des chemises. Nous avions une machine à coudre Singer qui marchait à la pédale ; je crois bien que dans toutes les maisons c'étaient les mêmes.
Dans de prochains épisodes je vous raconterai la mort du cochon et la coupe du bois pour l’hiver. épisodes précédents