1940-2021 (101) - 1976 à 1996 Des enfants d'une classe unique du Forez qui se transforment en marins !
Construire un vrai bateau[1]
"Pousse-café", un voilier du XIXème siècle
Une classe unique, Le Crozet dans les Monts du Forez, qui construit… un vrai bateau traditionnel qui peut naviguer ! Et qui vont se mêler à Brest aux 15 000 marins dans une exposition des voiliers du monde à laquelle ils participent !
Raconté par Rolland Huguet, l’instit de cette classe
Pourquoi un bateau ?
Il faut le reconnaître, c'est ma passion au départ ! Mais au-delà d'une envie personnelle, je vais essayer de faire comprendre pourquoi nous avons construit un vrai bateau.
Tout a commencé avec le lancement des activités hors temps scolaire dans le cadre des CATE (Contrat d'Aménagement du Temps de l'Enfant). J'avais lancé un atelier modélisme les vendredis soirs après la classe : on construisait des planeurs tout balsa. Puis un jour j'ai montré aux enfants un bateau que j'avais construit étant enfant. C'était un petit voilier, tout balsa, facile à construire. Nous nous sommes lancés dans cette construction, certains élèves étaient un peu déçus du résultat de leur navire. Certaines carènes étaient peu hydrodynamiques ! Mais ils s'étaient quand même bien amusés et certains s'étaient révélés à mes yeux comme de bons bricoleurs faisant preuve d'astuce et d'ingéniosité alors que dans la classe ils étaient en difficulté dans les travaux purement scolaires.
Alors, on en fait un gros ?
Donc, l'année suivante, lors d'une réunion de coopé, je leur demande ce qu'ils avaient envie de faire dans le cadre du CATE. « Un bateau électrique radiocommandé chacun ! » Par malheur les crédits alloués au CATE diminuèrent si bien que notre beau projet tomba à l'eau, c'est le cas de le dire. Autre réunion pour leur annoncer la mauvaise nouvelle. Grosse déception. Puis l'idée « On ne peut pas faire un bateau chacun, alors on va en faire un gros tous ensemble ! » J'avais les plans d'une maquette de langoustier au 1/8 ème : 2 m de longueur, 2,50 m de hauteur. Impressionnante la maquette ! La décision fut prise : on fera un gros bateau !
Et nous voilà partis les vendredis à scier, découper, poncer… et à rechercher des renseignements sur les langoustiers. Et la maquette est réalisée !
Et en avant pour… Brest !
On écrit à divers musées : Paris, Concarneau, etc. Le « Chasse Marée » nous envoie des documents et nous parle d'un concours, le concours du Patrimoine des Côtes et Fleuves de France. Françoise FOUCHER m'informe que nous pourrions très bien y participer. J'en parle aux enfants, ce que nous devrions faire pour le concours et je leur parle aussi de notre éventuelle participation à BREST 96, un rassemblement de tous les voiliers traditionnels du monde (2 500 bateaux, 15 000 marins de toutes nationalités, 2 millions de visiteurs), si on était sélectionné.
Entre-temps nous participons à diverses expositions de modélisme. La maquette a beaucoup de succès. Puis en mars 1996, la lettre du « Chasse-Marée » arrive : nous faisons partie de la sélection finale pour l'expo de Brest (le dossier a été retenu parmi 900 autres candidats !). Cris de joie dans la classe ! Ce furent des moments inoubliables. Mes élèves en prirent plein les yeux. Ils passèrent à la télé : une petite école, du Massif Central, qui a fait un langoustier ! Notre stand fut bien visité et la maquette appréciée même par des charpentiers !
Et maintenant, pourquoi pas un vrai !
Puis ce fut le retour au village et le mois de septembre arriva avec la rentrée des classes. On se rappelait de Brest 96. On n'avait rien gagné, mais peu importe, on y était allé. Première réunion de coopé. « Bon, cette année, que fait-on ? - Rolland, si l’on faisait un vrai bateau ? Un vrai avec lequel on pourrait aller se balader sur l'eau ? Pourquoi pas !
J'en parle aux parents. Le projet semble un peu farfelu, mais réalisable. Je prends contact avec les « Charpentiers Réunis » de Cancale qui nous envoient une documentation expliquant la construction en kit d'un petit voilier.
Puis la télé est venue dans le village faire une émission… sur les vieilles pierres. Un sujet est tourné sur l'école et nous lançons un appel à de généreux donateurs pour financer notre vrai bateau !
Et le bateau fut réalisé !
Et puis cela a été l'organisation d'une soirée-conférence avec Alain KALITA, navigateur en solitaire qui a construit son propre bateau et qui a bouclé un tour du monde, la participation à deux expositions : un salon du modèle réduit à St-Alban les Eaux, un salon nautique à St-Jean St-Maurice sur Loir où le bateau fut présenté.
Et enfin l'inauguration officielle du bateau avec le baptême : le bateau s'appelle « Pousse-Café » : c'est le nom de l'émission de télé qui nous a permis de réunir le budget.
Même les anciens participent. Même pendant les vacances !
Cette réalisation a été une réussite. Sa construction n'a pas été très difficile, plus facile que la maquette. Sur le plan scolaire, de nombreux thèmes ont été abordés avec enthousiasme. La motivation des enfants a tout le temps été très forte, l'esprit d'équipe a fonctionné : solidarité, entraide, autoformation (pour la fabrication de la colle, le maniement de l'outillage, etc.)
Ce projet a rayonné sur le canton à tel point que certains anciens élèves sont venus donner un coup de main à mes petits gars, des parents sont venus se joindre au projet et, à Pornic, quasiment toutes les familles étaient représentées.
Mes élèves sont venus travailler sur le bateau régulièrement, même pendant les vacances. Un enfant en difficulté a du coup bien changé quant à son approche de l'école : prise de responsabilité, reconnaissance du groupe classe, élément moteur du projet : c'est lui qui a proposé la construction d'un vrai bateau.
Pour rester fidèle à l'esprit de départ de ce projet qui était de partager la construction et l'enthousiasme des enfants, le bateau sera mis à la disposition des familles de l'école pour une utilisation en loisirs : initiation à la voile, pêche…
Nous continuerons bien sûr à participer à des expositions. Et nous avons fait des émules. Le collège Jean de La Fontaine de Roanne se lance dans la construction d'une Yole de Ness et un autre collège de St-Etienne entame la même démarche ! Mes élèves sont sollicités pour faire une conférence, avec le bateau, devant des « grands » de Sixème comme ils disent. Des articles de presse paraissent « Loisirs nautiques », « Le Progrès », « Le nouvel Éducateur »…
Et pourquoi pas… descendre la Loire
Qu'allons-nous faire maintenant ? Construire un autre bateau ? Participer à de grands rassemblements de voiliers traditionnels ? Je ne sais pas ce que mes élèves voudront faire. Je souhaiterais pour ma part que le collège du secteur se lance dans un projet comme celui-là afin de favoriser école et collège ainsi que la communication entre instits et profs, mais ça, c'est une autre histoire !
Pour l'heure, à une réunion de coopé les élèves ont lancé « Et si on descendait la Loire jusqu'à Nantes avec notre bateau ? Hein Rolland ? » . Ben, pourquoi pas ? À suivre !
Ah, si tous les gars du monde…
Aujourd'hui, j'ai des élèves qui veulent continuer la voile au sein de l'école de voile de Villerest, un autre veut devenir menuisier ou charpentier de marine. Finalement, la leçon que l'on peut retenir d'une telle aventure, si on peut parler de leçon, c'est que les enfants sont capables de choses formidables ; entreprendre, s'organiser, réaliser un projet apparemment difficile dans un travail d'équipe, ce sont des choses qu'ils peuvent découvrir et apprécier. Dès que l'on arrive à faire surgir cela, nous les éducateurs de base, on s'aperçoit que les problèmes de violences, de haine, de non-respect des autres, sont bien vite rangés et la construction d'un bateau peut arriver à faire germer cela dans leurs têtes…
Ah si tous les gars du monde voulaient bien se donner la main, on irait au bout du monde !
Rolland Huguet, retraité
[1] Article paru dans "École rurale, école nouvelle" n° 13 - 1998)
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