1940-2021 (136) – 1995 Le colloque international d’Autrans
Nous avions bien compris qu’il ne fallait plus compter sur la fédération de l’école rurale pour défendre et promouvoir une autre école, pas plus d’ailleurs que sur les divers syndicats que nous incommodions plutôt. Nous sentions qu’il fallait créer à nouveau un événement qui marque comme l’avaient fait les deux colloques précédents. Faire un colloque, nous étions maintenant expérimentés puisque nous avions été l’âme et la cheville ouvrière de ceux réalisés sous le sigle de la FNDPER. Oui, mais où ? Avec quels moyens ? Chacun d’entre nous cogitait pour saisir la moindre occasion.
C’est alors qu’un jour je reçus un coup de téléphone de François Bocquet. Il était chargé de mission par le Parc Naturel Régional du Vercors pour réaliser une opération de longue durée avec les écoles du plateau du Vercors. L’objectif était intéressant : le plateau du Vercors était très proche de la métropole de Grenoble et attirait les Grenoblois pour y résider hors de l’agglomération, mais le problème était l’hiver où le trajet quotidien vers le lieu de travail était perturbé par l’état des routes. C’est alors que le Conseil général de l’Isère eut l’idée de développer le télétravail. Vous voyez que l’idée ne date pas d’aujourd’hui. Mais internet était encore peu développé et tout ce qui concerne la communication électronique peu connu. D’où l’idée pas idiote de mettre des écoles du plateau en réseau télématique avec l’idée que par leurs enfants les parents allaient saisir l’intérêt et les possibilités que cela leur offrait.
Et tous les moyens ont été donnés avec l’appui de l’Éducation nationale et du rectorat de Grenoble. La société APPLE qui installa un serveur dans le Parc Naturel et un Macintosh dans chaque école, de très gros sponsors, etc., et François Bocquet pour gérer, coordonner et pulser l’opération qui prit le nom fleuri de « réseau buissonnier ».
Mais la mayonnaise ne prenait pas ! Se lancer dans la communication et mutualiser avec d’autres cela déstabilise les habitudes et les pratiques classiques. Le projet concernait les communes du Nord du Vercors soit 5 ou 6 communes (Villard de Lans, Corrençon, Autrans, Lans en Vercors, Engins, St Nizier) assez proches géographiquement. Toutes les classes de toutes ces communes étaient connectées (ce qui a fait dire à l’époque à une copine de Christian Drevet « si ma classe veut communiquer avec la classe d’à côté, il me suffit d’ouvrir la porte ! ». C’était vécu comme un gadget (coûteux) par les instits. Et aussi le fait que tenter d’impulser de l’extérieur des changements dans l’école était (est ?) considéré comme une agression insupportable par beaucoup d’enseignants. Un seul tirait parti du matériel pour travailler avec les classes plus lointaines de notre réseau des CREPSC. C’est par son intermédiaire que François Bocquet nous connaissait.
Lorsque des financeurs et des politiques ont mis le paquet sur une opération d’envergure, ils veulent au bout d’un an en connaître les effets et surtout faire savoir combien ils sont au service des populations, et François était sommé de réaliser un événement qui soit une vitrine. En fait de vitrine, il n’y avait sur le site réalisé que ce qu’il y mettait lui-même et c’était plutôt factice. D’où son appel téléphonique.
Il m’expliqua la situation.
- Bernard, vous les CREPSC qui avez une solide expérience, comment pourriez-vous m’aider ?
- Mon vieux ce n’est pas maintenant que tu peux créer une dynamique et avoir des témoignages à présenter.
- Oui, mais vous pourriez être ces témoins ?
- Cela ferait bizarre ! Mais puisque tu dois créer un événement, pourquoi ne pas le faire d’une façon plus générale en accueillant sur le plateau un colloque balayant tout ce qui concerne l’école rurale, la communication et les technologies nouvelles ?
- C’est une idée, mais qui l’organiserait ?
- Nous les CREPSC avec le Parc naturel. Il suffit que tu t’occupes de toute l’infrastructure sur place, nous on s’occupe du contenu, des intervenants et de l’organisation de son déroulement.
- Cela pourrait se faire dans toutes les installations de la station d’hiver d’Autrans inoccupée à Pâques.
- Et bien, je vois avec les copains des CREPSC et banco !
Et bien sûr les copains des CREPSC ont été enthousiastes et le colloque « École rurale, communication et technologies nouvelles » fut lancé.
Comme d’habitude, pour la préparation nous avons constitué une petite équipe constituée de Christian Drevet, instit de la classe unique de Longechenal dans l’Isère, Vincent Fréal directeur de l’école de la Villeneuve[1] à Grenoble, Sylvette Brivet et Marie-Chantal D’Affroux les ardéchoises et moi-même. Pendant le colloque tous les autres étaient sur le pont. Heureusement que Christian et Vincent étaient quasiment sur place parce que si François Bocquet pouvait disposer de tous les moyens du Parc naturel nécessaires, il était beaucoup moins doué pour savoir ce qu’un colloque à notre sauce avait besoin et tous les détails qui font que cela réussisse. Les deux Isérois ont donc dû en plus superviser en continu toute la préparation de l’infrastructure.
Pour la crédibilité, il nous fallait que le colloque ne soit pas sous la seule égide des CREPSC. J’ai raconté dans d’autres épisodes que je connaissais très bien Patrick Guihot qui dirigeait le département de l’usage scolaire des technologies nouvelles à l’INRP (Institut National de Recherches Pédagogiques) et qui suivait depuis le début ce qu’en faisait le mouvement Freinet.
- Tu n’auras qu’à obtenir de Francine Best, la directrice, qu’elle accepte que l’INRP paraisse sur les affiches comme coorganisateur, et toi tu n’auras qu’à venir pour le représenter et faire une intervention en son nom.
Et ce fut fait. Cela devenait sérieux ! Officiellement le colloque fut donc organisé par les CREPSC, l’INRP et le Parc naturel du Vercors. Du coup, le Rectorat et le CRDP de Grenoble demandèrent à paraître eux aussi sur l’affiche ! Ils étaient gonflés de vouloir tirer les marrons du feu sans rien faire au cas où il y ait un succès, mais c’est comme cela dans le monde des dirigeants d’institutions.
Pour le contenu, tous les CREPSC ont mis en branle leurs connaissances, les connaissances de leurs connaissances, et ce furent plus de cent intervenants qui participèrent aux trois jours du colloque. Il y avait de tout, des personnalités comme Jean-Jacques Morne, directeur des sciences éducation de l’université de Rennes, Guy Avanzini des sciences éducation de l’université de Lyon, Jean-Louis Durpaire qui avait fait un modèle du CRDP de Poitiers, Bernard Cornu, directeur de l’IUFM de Grenoble, Pierre Lévy de l’Université de Paris VIII et co-auteur des Arbres de Connaissance, … des étrangers comme le Portugais Rui d’Espinay fondateur de l’Institut des communautés éducatives du Portugal, Luis Aragùas du mouvement de rénovation pédagogique espagnol, la Québéco-Suédoise Suzanne Forslund, directrice de la télévision éducative suédoise, un canadien, un italien venu de Toscane, un Catalan de Barcelone, un États-uniens, etc. Je connaissais une partie de tout ce beau monde. Et puis il y avait une foule d’intervenants de toute sorte que nous avions mis exactement sur le même plan que les personnalités, une multitude de représentants d’associations créatrices de réseaux interactifs, de chercheurs en technologie innovantes, des parents, des maires de petits villages, d’autres associations de la ruralité, et bien évidemment les copains et copines des CREPSC. Pierrick Descottes avec Michel Authier fit en continu « l’Arbre des Connaissances » de tout le colloque que Michel présenta en plénière le matin du dernier jour dans une époustouflante démonstration. Une revue quasi exhaustive de tout ce qui se faisait, se cherchait en France et dans le monde à propos des technologies nouvelles interactives et ce qui s’en faisait ou pouvait s’en faire pour transformer l’école, le monde rural… et la démocratie.
Le colloque s’est déroulé dans les locaux de la station de ski de fond et dans les classes de l’école d’Autrans (pour caser une centaine d’interventions il fallait de la place !). Nous avions une buvette/petite restauration installée sur le lieu central du colloque dans laquelle l’ami Jean Jullien a œuvré avec beaucoup de compétences et ça a été un lieu important pour les échanges. Profitant de l’éclatement des locaux, Christian Drevet avait ainsi réparti des lieux d’intervention tout autour du bâtiment principal. Du coup sur les parcours des uns et des autres il y avait aussi toutes les terrasses des cafés où les discussions pouvaient continuer à se dérouler. À cette époque, il y avait de fortes probabilités sur le temps que l’on pouvait avoir suivant les saisons et en ce début juillet le temps nous avait été très favorable, normal que le soleil soit du côté des ruraux !
Il n’y a eu que très peu de plénières en dehors de celles de présentation et de clôture. C’était dans un gymnase dans lequel le son, malgré les assurances de Bocquet, était absolument catastrophique… mais cela a été une bonne chose … sauf pour les institutionnels venus pour se montrer. Nous savions que dans ces grandes messes c’était surtout dans les couloirs que l’essentiel se passe.
Il n’y a eu qu’un seul moment où j’ai quelque peu flippé. C’était le dimanche après-midi le jour de la clôture où toutes les personnalités n’ayant strictement rien fait comme un inspecteur d’académie, un représentant du ministère (l’inspecteur général de l’épisode de Vesoul !), un politique… tiennent à apparaître. Dans la salle, il n’y avait personne ! Tout le monde était sur les terrasses de la station avant de repartir, et je les comprenais. Je fis donc le tour des terrasses pour sommer copains, copines et autres d’aller faire un petit acte de présence dans la salle. Gentiment il y en eut quelques-uns qui se dévouèrent, suffisamment pour satisfaire l’égo des parasites.
Si le Parc naturel offrait ou remboursait le déplacement et l’hébergement des personnalités, par contre tous les autres participants se débrouillaient. Nous avions mobilisé l’ensemble du camping d’Autrans. Je n’y ai passé que quelques heures chaque nuit dans ma petite canadienne, je ne sais pas tout ce qui a pu s’y passer, mais je me doute que ce fut aussi le théâtre de nombreuses rencontres et discussions.
Sylvette et Marie-Chantal réussirent, comme pour le colloque de Crozon, l’exploit de réaliser en à peine trois mois les actes du colloque publiés cette fois par l’INRP. Un pavé de 300 pages serrées et facilement lisibles. Pendant et après le colloque, elles avaient collationné, organisé et mis en forme toutes les interventions. Un travail de titans. Patrick Guihot pourtant habitué n’en revenait pas.
Nous sommes rentrés quelque peu épuisés pour débuter enfin des vacances, mais avec un plein d’énergie pour continuer. Nous savions bien que, passé l’effet momentané, nous n’avions pas beaucoup plus répandu l’idée qu’il était urgent que l’école change. Cela avait été un peu notre chant du cygne public, mais il y a encore eu des conséquences. Pour les prochains épisodes.
Détail : Très peu d’enseignants du fameux réseau buissonnier, pourtant sur place, ont participé au colloque, lequel colloque n’a pas non plus donné beaucoup d’élan au projet. À l’origine c’était pourtant pour montrer et mettre en valeur ce qu’ils avaient pu faire des sommes allouées ! Peu importe, comme d’habitude tous ces politiques ont fait semblant, peut-être même qu’ils ne s’en sont même pas aperçu, et tout le monde était content.
Les trois très grandes personnes qui ont été non seulement les piliers de ce colloque mais aussi de celles qui ont fait les CREPSC et l’école du 3ème type.
Christian Drevet était instituteur de la classe unique de Longechenal. C’était celui qui était dans la situation la plus difficile : l’espace de sa classe était réduit à un préfabriqué. Réaliser une école du troisième type dans ces conditions ne relevait plus de l’artisanat mais du grand art. Il a refusé obstinément toute sa vie de se mettre en avant pour quoi que ce soit, jusqu’à refuser de faire pour les CREPSC organisateurs l’intervention de clôture qui lui aurait certainement apporté un peu de notoriété dans son académie (cela avait été Vincent Fréal qui en a profité, ce qui l’a propulsé d’abord au CRDP, puis à l’inspection). Il était aussi un montagnard, un amoureux de la nature dans laquelle il faisait de longues marches. Il faudrait aussi citer son épouse Marinette, elle était prof d’EPS (Education physique et Sportive), à cette époque ces profs étaient en pointe dans la transformation des relations profs/élèves. À la retraite, le couple continue évidemment à militer dans des associations entre écologie, développement durable…
Sylvette Brivet avait été une très brillante élève ; après la classe de math sup elle avait devant elle une brillante carrière universitaire de mathématicienne ou de scientifique. Au lieu de poursuivre, elle abandonna ses études, prit son vélo, chargea quelques effets et une petite tente dans les sacoches et partit le nez au vent à travers la France. Arrivée en Bretagne, elle fut hébergée quelques jours chez une institutrice de classe unique. Éblouissement : « C’est ça que je veux faire ! ». Elle poursuivit son périple et c'est en Ardèche, installée sous sa guitoune dans le camping de Privas, qu'elle passa le concours pour l’IUFM de Privas et elle devint institutrice ! Bricoleuse infatigable, elle a aménagé seule sa maison à Saint-Serre-la-Cierge. À la retraite, elle devint 1ère adjointe au maire de sa commune. Aujourd’hui elle continue infatigablement à bricoler, aider, participer aux associations avec sa commère Marie-Chantal.
Je vous ai déjà parlé de Marie-Chantal. Impossible de narrer tout ce qu’elle a pu faire et lui arriver au cours d’un parcours dont on pourrait faire un roman. Pour vous donner une idée, elle a débuté dans les classe dîtes « poubelles » de certains quartiers « chauds » de Grenoble, puis dans les classes uniques du centre Ardèche. L'été, elle gardait le petit refuge de la Charpoua au dessus de la Vallée Blanche. Elle a vécu pendant une longue période en occupant et rénovant une ferme à Saint-Jean de Chambre. Ce lieu était devenu quasiment une auberge espagnole, elle avait récupéré un stock de matelas d’une colonie de vacances et le grenier transformé en un immense dortoir a recueilli de nombreuses personnes toutes aussi atypiques les unes et les autres. Ses multiples aventures se sont déroulées entre l’Ardèche, la Réunion où elle a eu affaire à des ados qui auraient fait fuir n’importe quel autre enseignant, se poursuivent encore en Ardèche dans la création de lieux d’hébergement, de restauration, de rencontres. Marie-Chantal et Sylvette constituaient un duo de choc qui perdure aujourd’hui. J’aurais l’occasion de les citer à nouveau dans un prochain épisode.
PS : Je connais, pour y être allé, pratiquement toutes les classes de tous les instits que je cite au cours de cette rétrospective.
Le quatuor m’ayant fait la surprise de passer me voir en 2022 !
[1] L’école de La Villeneuve avait été d’abord dirigée par un couple Freinet, Rolande et Raymond Millot, au début des années 70 lorsque le maire Hubert Dubedout créa ce quartier populaire de Grenoble. Elle était totalement intégrée dans un des HLM modernes de la cité, dans les étages au-dessus de l’école il y avait des habitants. C’était tout l’immeuble qui était ouvert à l’école ! L’inspecteur rouspétait chaque fois « mais quand y aura-t-il quelque chose qui sépare l’école ! ». Il est de fait que plus tard la ville s’est empressée de déplacer l’école bien à part et bien isolée. Nous sûmes plus tard que pour Vincent Fréal le colloque avait été un tremplin et il devint un inspecteur, parait-il exécrable ! Les destins sont imprévisibles !
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