1940-2021 (187) - 2 017 Périple en pays celte
Juin 2 017. J’avais été contacté par Alex Poulingue pour aller discuter avec son association « Graines de sens » de leur projet de création d’école près de la forêt de Brocéliande. L’évocation de la mythique forêt, de son enchanteur et de ses fées, ne pouvait que m’attirer, mais un long voyage pour une soirée c’était une dépense hors de proportion avec ce que j’aurais pu leur apporter. Je donnai mon accord si ma petite expérience pouvait intéresser d’autres projets dans la région. Alex concocta alors un périple d’une dizaine de jours dans dix lieux et avec dix structures qu’il mit en contact alors que certaines ne se connaissaient même pas. Le périple nous fit faire le tour complet de la Bretagne.
Je dis « nous fit faire » parce que Martin se proposa de m’accompagner. Comme je dus partir alors qu’il passait les épreuves du bac de français, dès celles-ci terminées il me rejoignit en train à Ploermel, point de départ du périple. Je découvris alors l’étonnante capacité relationnelle de mon fiston. Que ce soit avec des adultes ou avec leurs enfants, avec des jeunes ou des vieux, il était capable d’établir immédiatement le contact. Chaque fois qu’en cours de route nous nous arrêtions casser la croute ou nous rafraichir dans un bistrot ou sur une terrasse, immanquablement il entreprenait une discussion avec la personne plus ou moins originale du lieu. En voyageant avec lui, j’étais certain de ne jamais m’ennuyer. Partout il était invité à revenir, surtout par les dames ! De surcroît, il mettait son grain de sel dans les débats comme s’il connaissait parfaitement l’école du 3ème type. Finalement, cela a été lui qui a le plus marqué le périple.
Partout, nous nous retrouvions un peu en dehors de la vie courante. Des lieux de… 3ème type !
Le premier soir, arrivée dans le fabuleux jardin d'Alex Poulingue (Graine de sens) et de sa maison. Alex était un personnage étonnant : artiste sculpteur, il avait tout abandonné pour pouvoir vivre dans la plus grande autonomie en utilisant tous les savoirs accumulés par les anciens tout autant que ce que les technologies avaient apporté sans nuire à l’environnement et aux humains. Je découvris chez lui la permaculture. Doublement intéressant. D’abord parce qu’à la maison je me coltinais à un terrain impossible, la permaculture me faisait découvrir ce que l’agriculture biologique ne pouvait faire. Ensuite j’avais là toute l'école du 3ème type : créer artificiellement un terrain en zone hostile pour qu'il redevienne naturel et que les plantes elles-mêmes maintiennent ensuite naturel… et après le jardinier n'a plus qu'à être là.
Il n’y avait pas que le jardin pour m’étonner chez Alex et sa compagne Isa. Toute leur maison avait été aménagée par eux pour être fonctionnelle et nécessiter le moins d’énergie possible, en particulier son système de chauffage de type rocketstove, fabriqué avec un fut métallique habillé par beaucoup d’argile où la chaleur de la fumée produite par une buche se consumant comme une cigarette était conduite dans toute la maison. Tout au long du périple, nous découvrîmes ainsi d’autres façons de vivre, peut-être pas toutes aussi radicales (et performantes !) que chez Alex, mais démontrant qu’au moins un petit nombre de personnes n’avaient pas attendu la menace d’un écroulement pour vivre autrement. Il n’était pas étonnant qu’elles se soient intéressées pour leurs enfants à ce que nous avions fait dans nos classes uniques de 3ème type.
Nous étions logés chez une amie d’Alex qui avait créé un centre équestre pas comme les autres en lisière de la forêt de Brocéliande et elle nous y avait amenés. Une quarantaine de chevaux y vivaient en quasi-liberté sur une quarantaine d’hectares comme les troupeaux sauvages. C’était un lieu où on apprenait et où on s'entraidait à être avec le cheval avant d'être sur le cheval. Quant à la forêt de Brocéliande, grande déception : celle de Mélusine et de Merlin existait peut-être encore mais c’était dans une zone interdite parce qu’occupée par un immense terrain de manœuvre militaire.
Le soir de la fête de la musique, Alex et sa compagne tinrent à nous emmener à Rennes et il est vrai que la fête de la musique dans une ville étudiante c’est vraiment la fête. Il nous arriva une drôle d’aventure : comme ils amenaient aussi leurs deux enfants, nous les avions suivis avec notre bagnole jusqu’à un immense parking souterrain. Normalement c’est facile : on repère le niveau, on note la lettre de l’allée et le numéro de l’emplacement, on trouve une sortie et on se retrouve en ville. Au retour il suffisait de trouver une entrée qui n’était pas forcément celle par laquelle nous étions sortis, ce que nous avons fait… et impossible de retrouver nos deux voitures. Il nous a fallu ressortir, vérifier que le nom du parking était bien le bon, trouver quelqu’un qui puisse nous donner la clef de l’énigme et finalement, au bout d’une heure de pérégrination, trouver que ledit parking était scindé en deux immenses parties ne communiquant pas avec chacune des entrées différentes.
La Bretagne n’est pas faite pour la canicule : le temps que nous y étions, elle avait subi une rare période de canicule sans une goutte d’eau ; impossible de trouver sur notre route les petits cafés avec terrasses ombragées comme dans le sud qui permettent de se reposer et de se rafraichir hors des rayons du soleil ! L’intérêt c’est que quelques-uns des débats ont eu lieu en plein air. La première rencontre a eu lieu l’après-midi à Augan dans l'herbe sous un pommier, dans un lieu où étaient rassemblés épicerie, bar, scène de spectacle, jardin, verger, le tout coopératif…
Il y a beaucoup d’endroits comme cela en Bretagne. Plus tard, à Auray, c’était en soirée sous un grand chêne, mon dos ne me permettant plus de m’asseoir dans l’herbe, c’était assis sur un rocher que je pouvais me prendre pour un druide… malheureusement je n’avais aucune recette de potion magique ! À Brech c’était sous un cerisier avec les enfants des « lueurs des champs »…
Nous avions été logés partout comme des princes. Ici c’était dans une partie indépendante d’une maison, là c’était un magnifique gite comme à Concarneau ou à Bain de Bretagne, il y a même eu une maman d’Auray qui, rien que pour nous, mit à notre disposition sa propre maison pendant qu’elle alla dormir avec ses enfants chez une amie pour ne pas nous déranger. Le plus surprenant fut à Brest. Nous devions faire une intervention pendant le festival des écoles démocratiques. Il était prévu que nous logions dans un appartement privé loué par l’intermédiaire de AIRbnb. Mais à 18 heures les organisateurs n’arrivèrent pas à joindre le propriétaire qui devait nous accueillir. L’un d’eux trouva la solution : un de ses amis avait un appartement dans un habitat coopératif et était absent pour deux jours, mais il n’arrivait pas à le joindre non plus. Alors il nous amena dans la résidence, demanda la clef de l’appartement aux voisins d’en dessous et nous avons passé la nuit dans l’appartement de quelqu’un sans qu’il soit lui-même au courant !
Une des rencontres a été assez curieuse. C’était à Rennes avec les acteurs du réseau «à l’école de Berlioz ». Officiellement, c’était un après-midi de formation pour une quinzaine de personnes futures directrices d’écoles qui devaient porter le nom de Berlioz. Je ne connaissais pas et pensais que ces écoles existaient. Pas du tout, tout au moins pas encore. L’instigatrice, Catherine Latrompette, paraissait avoir pris le problème de la création d’écoles par l’autre bout : en prenant la pédagogie Montessori comme base de départ, elle avait créé une structure (avec statuts déposés, constituant donc une « personne morale ») qui devait fédérer plusieurs projets encore virtuels ou à créer dans différents lieux. Elle assurait que, par cette structure regroupant plusieurs projets, elle obtiendrait des millions des institutions européennes qu’elle disait fort bien connaître pour financer les locaux et réduire à 30 €/mois le coût pour les familles. Cela paraissait plausible et une vingtaine de projets s’étaient inscrits dans son réseau… et contribuaient à la cagnotte lancée sur le site de financement participatif Ulule. Ce qui paraissait sérieux c’était que les formations des futurs permanents étaient commencées et c’était dans ce cadre que j’avais été invité à Rennes. Au demeurant, la réunion dans une grosse MJC de Rennes avait été sympathique mais il n’y avait pas l’instigatrice que je n’avais jamais vue. Pendant trois ans des dizaines de familles se sont ainsi investies, ont engagé financièrement des projets… pour finalement s’apercevoir que les promesses n’étaient que du vent comme l’étaient les écoles Berlioz et aucun de leurs projets n’a pu voir le jour. Il ne vous étonnera pas que lorsque les associations du périple se sont partagé mes frais de déplacement, la seule dont je n’ai jamais rien reçu malgré mes réclamations a été celle-ci. Pendant toutes ces années, c’est bien la seule arnaque à l’éducation alternative dont j’ai eu connaissance.
À Douarnenez, parallèlement au projet d’école démocratique du Moulin des connaissances, il y avait dans le lycée St-Blaise une expérience particulière portée par son proviseur, un bonhomme barbu, cheveux hirsutes, qu’on aurait aussi bien vu au coin d’une rue avec une guitare et qui a fait dire à Martin « Un proviseur avec une tête et une dégaine comme ça, on va tous dans son lycée ! ». Il s’agissait pour lui de constituer à la rentrée une classe regroupant 5ème, 4ème, 3ème, seconde, donc quatre ans de vie ensemble. J’avais bien suivi l’expérience du collège voisin de Moussac que je vous ai narré (une classe réunissant 6ème et 5ème) qui s’était avérée très efficiente. Mais je ne connaissais aucune expérience de cette ampleur dans un lycée (les lycées autogérés, Summerhill, le collège Anne Franck du Mans… laissent la liberté du choix et son autogestion mais ne vont pas aussi loin dans l’éclatement du traditionnel).
Dans le périple, nous avons pu voir fonctionner trois de ces écoles alternatives avant les débats du soir.
« Le carré libre » des « semeurs d’écoles » à Quimper. J’avais rencontré leurs fondatrices trois ans auparavant (voir un chapitre précédent). Enfin ils avaient de magnifiques locaux ouverts depuis la rentrée (j’imagine leur soulagement quand enfin ils ont pu concrétiser ce qu’ils cogitaient depuis si longtemps). Leur fonctionnement était calqué assez strictement sur le modèle Sudbury avec une quarantaine d’enfants de trois à quatorze ans. Je parlerai des écoles démocratiques dans le prochain chapitre.
« Les petits ruisseaux » près de Lorient (au bord de l’océan !). Je les avais rencontrés il y a deux ans alors qu’ils venaient juste de trouver leur lieu (voir un chapitre précédent). Pendant le périple je n’avais pu que les rencontrer lors de la soirée à Concarneau pour discuter avec eux des turbulences relationnelles qu’ils avaient rencontrées lors de leur première année de fonctionnement. Ces turbulences étaient normales puisque nous sommes tous des humains avec nos affects et nos faiblesses. Je ne cessais, non pas de mettre en garde mais de dire qu’elles font partie d’un processus. L’analyse et la réflexion qu’en tiraient les parents et les permanents des « Petits ruisseaux » seraient utiles à tous, ce d’autant que d’autres structures rencontrées par ailleurs avaient traversé ou traversaient des turbulences semblables. L’indispensable mutualisation qui nous avait fait arriver à une école du 3ème type !
Les « Lueurs des champs » (Blech). C’était le terme du périple. Une vieille maison appartenant à Cédric et Emilie. Le rez-de-chaussée était l’école, le reste attendait sa rénovation pour héberger les propriétaires et leurs enfants installés en attendant dans un mobilhome ! L’espace était un peu petit mais aménagé comme dans un bateau ! Je pensais qu’il était impossible d’installer un atelier peinture, mais il était bien là, dans un recoin, et surtout… il servait ! Dans un bateau il n’est nullement besoin d’édicter des règles qui interdisent de courir dans les cabines ! Disposant d’un très vaste extérieur, il y avait plein de perspectives d’extensions, d’aménagements. Déjà des cabanes de verdure étaient construites, les lapins, les hamsters avaient leur enclos, il était envisagé le verger, le chemin fleuri qui allait conduire à un espace de permaculture, etc. C’était l’avantage d’être propriétaire du lieu dont on peut faire ce que l’on veut. Sur toutes les écoles alternatives que j’ai pu visiter, c’était certainement la plus mature, celle qui avait le plus rapidement évolué. MAIS :
Sur ces trois écoles, seule « Les petits ruisseaux » perdurent. Pour le « Carré libre », cela a probablement été l’application stricto sensu du modèle Subdury qui a causé leur perte. La France n’est pas les États-Unis et l’État français a imposé depuis une dizaine d’années des contrôles de plus en plus contraignants. D’où, inspections successives, absence de traces permettant à l’administration de situer le niveau de chaque enfant comme dans l’école publique, puis injonction faite aux familles d’inscrire leurs enfants dans une école publique sous peine de poursuites judiciaires. L’hypocrisie de l’État qui du coup n’a pas eu besoin d’entamer une procédure qui aurait pu être désavouée par un tribunal administratif.
Pour les « Lueurs des champs », c’est Emilie la fondatrice qui dut mettre fin à son existence. Lorsque la vie et le lieu de vie personnels sont confondus avec l’école, cela devient vite insupportable pour l’entourage (son compagnon et ses propres enfants) et cela avait abouti à une séparation. D’autre part toutes les familles ne reconnaissaient pas l’énergie démesurée qu’elle consacrait à l’école et des critiques infondées la découragèrent.
En dix jours en continu, les discussions ont balayé la plupart des champs et leurs problématiques d’où germe une autre école et, je n’hésite pas à dire, une autre société. Le premier jour à Augan se rencontraient pendant la journée les instigatrices(eurs) de cinq ou six projets d’écoles alternatives. Elles (ils) étaient « dans le dur » puisque l’ouverture de tous les projets était prévue pour la rentrée… bien que la plupart des lieux n’étaient pas encore définitivement trouvés. Beaucoup de problèmes avaient été évoqués : aménagement des espaces, matériel, financements, les parents, les démarches administratives, la place des adultes permanents, le cadre… Je vais m’attarder sur deux points qui ont été récurrents pendant tout le périple :
- Le problème des locaux. Une fois le lieu trouvé, les accords conclus avec les propriétaires, les démarches faites avec les autorités académiques, restait le dernier point : le feu vert des maires des communes. À « Graine de sens » (Mauron), comme pour Coopcinelle dans la Drôme (chapitre dans le périple précédent), alors que le propriétaire s’apprêtait à faire à ses frais la mise aux normes pour l’accès aux handicapés, à la dernière minute le maire s’y était opposé sous le prétexte fallacieux d’une interprétation du PLU. Vous imaginez le découragement qui avait pu s’abattre sur les épaules de celles et ceux qui y avaient consacré des jours et des nuits et qui virtuellement étaient déjà dans les locaux. Il y a les peurs électorales (des marginaux dans la commune), celle de voir la concurrence avec l’école publique… C’est bien l’implantation de l’école qui est le plus gros problème pratique. Tout le monde chante l’innovation, à condition qu’elle ne soit pas dérangeante.
- Le second point qui avait traversé tout le périple avait été le cadre de départ et la place de l’adulte (les permanents et les parents). Dans tous les projets ou écoles en fonctionnement que j’avais pu voir il y avait bien un cadre et il fallait bien un cadre pour démarrer. Dans les projets plus anciens, ce cadre était généralement soit la pédagogie Freinet, soit la pédagogie Montessori, soit un mélange avec d’autres pédagogies actives ou d’autres sources, permettant ensuite d’ouvrir et d’aller de plus en plus vers la planète de liberté et d’autonomie. Dans ces cas, le poids de l’adulte, fort au début, va en s’amenuisant au fur et à mesure. Mais pour de nombreux projets plus récents, c’était le modèle Subdury qui paraissait plus simple et immédiat. J’en reparlerai.
Il y a eu bien d’autres choses pendant ce voyage sur une autre planète. Le festival des écoles démocratiques de Brest où les organisateurs étaient déçus par le peu d’affluence alors qu’il y avait des stands, des jeux pour les enfants, une scène ouverte avec en particulier un remarquable guitariste polonais… Mais le point culminant et inaperçu avait été un enfant qui, dans un coin, créait un monde imaginaire extraordinaire avec une vieille carte-mère d’un ordinateur découverte dans le bric-à-brac du patronage laïc. Partout, ce sont les enfants qui expliquent tout, bien mieux que n’importe quelle conférence, quand on ne leur demande rien mais qu’on s’attarde à les observer. Des enfants, il y en avait plein. Par exemple à Mauron avec toutes les familles de « Graine de sens » et les nombreux intéressés par leur projet dans une soirée qui était surtout festive (Ah ! Les galettes bretonnes !), à Auray il y avait les petits Alexis, Isaac et Hermine qui nous avaient amenés dans les rochers de l’océan puis pilotés jusque sous le grand chêne de la salle des fêtes, ou à Bain de Bretagne « À l'ombre du Banyan »…et bien d’autres ailleurs. Ce sont eux, ces enfants, qui ont tout à nous apprendre, pas quelqu’un à qui on colle une étiquette de conférencier !
Avec Martin nous n’étions pas des touristes mais nous avons largement profité du voyage. Les paysages bretons, les ports où nous allions déjeuner les matins, les détours sur les trajets comme l’après-midi que nous avions passé à La Gacilly avec son magnifique festival de photos. Et puis rien de mieux que l’aventure d’un voyage à deux pour encore mieux se connaître et s’apprécier.
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