1940-2021 (199) - Épilogue - I introduction
Introduction
J’ai entrepris cette rétrospective il y a près d’un an et demi (le 10 septembre 2 021). Il faut la replacer dans le milieu rural où j’ai toujours vécu, avec une parenthèse pendant mon adolescence en milieu plus industriel. J’aurais été un citadin, elle aurait probablement été un peu différente quoique les deux milieux soient bien inclus dans la même société.
Je ne sais plus pourquoi j’avais été énervé par tous ces gens, ces intellectuels qui faisaient l’histoire à leur façon, qui citaient le passé comme cela les arrangeait. Ce passé, je l’avais vécu. L’Histoire racontée n’est que celle des « puissants », de leurs victoires ou de leurs défaites, de leurs conquêtes qui ont colonisé ou découpé les peuples sans leur demander leur avis, de ce qui n’a été que leur monde. Elle n’est pas la nôtre. Il me semblait qu’il fallait que nous témoignions à notre tour de comment l’immense majorité l’avait vécu, elle, ce qui n’était pas le roman que l’on se plait à raconter. L’histoire de l’humanité, c’est celle de nos histoires, l’Histoire officielle racontée est aussi celle de ce que nous avons laissé faire.
Une vie et ce que l’on peut en retracer sont surtout faits par les gens avec qui l’on a vécu. J’ai essayé, autant faire ce peut et surtout pour mon entourage, de ne pas mêler ce qui relève des vies personnelles à cette rétrospective qui n’est pas une biographie. Dans tous les tomes, il est probable que la mémoire a surtout restitué ce qui n’était pas trop défavorable à mon image, que l’on me pardonne, je ne suis qu’un humain ! Et puis je ne suis pas un historien, je ne suis qu’un vieux qui tire dans ce dernier tome une réflexion qui n’appartient qu’à lui à partir de ce qu’il a vécu.
Le hasard de ma date de naissance (1940) m’a fait vivre un des basculements les plus importants de notre espèce humaine. Ce basculement, je l’ai vécu dans la banalité de la vie quotidienne des gens ordinaires, parmi ceux que l’on appelle le petit peuple, ceux qui sont les dominés soit parce qu’ils ne s’en rendent pas compte, soit parce qu’ils n’ont aucune prise sur les événements, ceux qui subissent ces dominations paraissant naturelles comme on subit ou que l’on profite sans se poser de questions de la pluie, du froid, de la chaleur…
1940-1950 (tome 1), le point de départ. L’occupation et surtout les restrictions avaient incité mon père à s’installer dans un petit village du Bugey. Là-bas, les « boches », les rafles, les résistants, les cartes d’alimentation… étaient bien loin, une sorte de bruit de fond qui ne touchait même pas nos oreilles d’enfants. J’y ai vécu pratiquement comme le milieu rural vivait depuis probablement des décennies. Même les tracteurs y étaient encore inconnus. Certes, il y avait l’électricité, mais la lampe à pétrole était encore nécessaire. Il fallait s’habituer à la nuit noire qui faisait partie de la vie courante. Certes chez les grands-parents bressans il y avait bien la batteuse qui passait de ferme en ferme tirée et entrainée par un engin aux roues en fer, mais elle était pour nous comme une bête curieuse, qui fume par les naseaux et fait beaucoup de bruit, que nous ne voyions qu'une une fois par an avac l'alambic. Les grands moments de la vie agricole comme les foins, les moissons, les vendanges, le dépillage du maïs… étaient des moments de vie communautaire : les voisins, les familles et nous les enfants y étions convoqués. L’eau, il fallait la tirer du puits ou, petit progrès, actionner le balancier d’une pompe à main après l’avoir amorcée ; l’ustensile essentiel était alors la grande lessiveuse pour faire bouillir la lessive et aller ensuite la rincer au lavoir ou faire prendre un bain aux enfants, au mieux une fois par mois, l’été. Il a fallu attendre longtemps avant que l’eau arrive à un robinet par une pompe électrique ou l’adduction d’eau, et encore : lorsqu’en 1975 les circonstances m’ont fait habiter dans un hameau reculé du Poitou, il n’y avait pas encore l’eau courante. J’y ai revécu pendant une vingtaine d’années un peu comme dans mon enfance. Dans les maisons, l’hiver, si la cheminée ou la cuisinière à bois chauffaient délicieusement les fesses, dans les chambres c’était le refuge sous l’édredon de plumes. Heureusement toutes les mamans tricotaient les gros pulls de laine, souvent après avoir détricoté ceux devenus trop petits ; d’ailleurs à l’école les filles avaient des leçons de tricot… Certes, il commençait à y avoir le téléphone, mais c’était bien parce que mon père était facteur-receveur que je le connaissais. Certes, il y avait bien l’école obligatoire (comme le catéchisme !), mais nous n’y allions qu’à six ans, il y avait tout le parcours à pied et tout ce que l’on pouvait y rencontrer pour s’y rendre, les travaux agricoles justifiaient les absences…
Le progrès, celui qui a changé la vie en bien comme en mal, je l’ai donc vraiment connu. Son principal défaut, c’est que l’on s’y habitue ! Il ne transforme pas seulement la vie, il vous transforme. Ma génération a fortement contribué à ce qu’aveuglément nous en devenions les esclaves alors que des philosophes comme Saint-Simon et Auguste Conte pensaient à l’inverse qu’il allait nous libérer. À l’école, par mon père à la maison, le progrès était sanctifié.
Nous avons eu des excuses.
L’eau au robinet, la machine à laver, il n’est plus possible de s’en passer. L’arrivée de cette première machine à la maison en 1962 fut effectivement le plus beau jour de la vie de ma mère. N’avoir plus qu’à ouvrir un robinet pour faire gicler l’eau sans compter, prendre des douches, arroser le jardin autant qu’il en avait besoin en n’ayant qu’à s’abonner au réseau, c’était le paradis. Je l’ai bien compris lorsqu’à 35 ans j’ai été quelques années sans l’eau courante. Même chose pour le chauffage lorsqu’au lieu d’avoir à aller couper, transporter son bois, d’assurer la corvée de l’allumage du feu tous les matins, il a suffit d’appuyer sur les boutons des radiateurs électriques ou de tourner ceux d’un chauffage central pour avoir chaud et même très chaud dans toute la maison. Comment se priver du réfrigérateur puis ensuite du congélateur ? L’énergie ne coûtait pas encore très cher bien qu’elle a commencé à s’ajouter aux dépenses contraintes qui n’ont pas cessé de se multiplier sans que l’on s’en rende compte.
Je vais reprendre les différents thèmes qui aujourd’hui nous ont conduits dans une impasse dont on ne sait plus trop comment nous en sortir. Je ne suis expert en aucun de ces thèmes, je m’octroie simplement le droit de réfléchir sur tout ce dont, comme tout un chacun, j’ai été et suis toujours dépendant.
J’aborderai successivement l’agriculture, les transports et la voiture, l’argent, du téléphone au smartphone et au numérique, le temps et les horaires, l’information et l'image, le temps, le rendement, la performance et la concurrence, les services publics, le contrôle et la surveillance, la sécurité et la responsabilité, la santé ou l’affaiblissement continu, le racisme et la religion, la condition féminine, le changement climatique, LE système.
Et puis quand même, in fine une touche d’optimisme !
Prochain chapitre : l'agriculture