1940-2021 (210) - Épilogue - XII La sécurité, la responsabilité
Ce n’est qu’en 1958 que l’assurance automobile devint obligatoire. Il est vrai que jusqu’alors la sécurité dans quelque domaine que ce soit n’était pas l’obsession majeure. Personne ne pensait par exemple qu’il était dangereux que j’accompagne et aide mon père lorsque pendant l’Occupation il allait couper son bois dans la montagne et qu’un voisin était mort entrainé par la botte de fagots qui devait débarouler le long de la pente (tome 1). Un vieux m’avait appris que lorsqu’on se coupait il fallait pisser sur la plaie pour la désinfecter ! Il n’y avait pas encore l’obsession des microbes en dehors de la gangrène et de la poliomyélite. Pas d’inquiétude des parents quand avec la bande d’enfants nous déambulions par monts et par vaux jusqu’aux bords du Rhône ou que nous allions nous baigner seuls dans une de ses lônes (bras d’un fleuve). C’était dans les arbres que nous apprenions à grimper. La plupart des garçons, nous avions un opinel dans notre poche, mais nous savions comment nous en servir, placer notre pouce et qu’une lame coupe surtout lorsqu’elle glisse.
Lors du battage des moissons, il arrivait qu’un de ceux qui, perchés sur la batteuse, enfilaient les gerbes de blé dans la trappe s’y fasse happer, c’était certes regrettable, mais il aurait fallu qu’il fasse plus attention ou qu’il ne boive pas avant ! C’est vrai qu’à cette époque de mon enfance il y avait très peu de machines entrainées par un moteur en dehors de la batteuse et de la scie circulaire pour débiter le bois en buches, de ce fait tout se faisait plus lentement et c’étaient les gestes pour manipuler haches, serpes, fourches… qu’il fallait apprendre. Sur les routes, il y avait très peu de voitures, même à leur vitesse maximum qui n’était pas encore très élevée nous les entendions venir de loin et avions tout le temps de nous garer, seules quelques volailles y laissaient parfois des plumes.
Est-ce à dire que le danger était moindre autrefois et que nous en étions inconscients ? Je ne pense pas, de toute façon il n’y avait pas de statistiques du nombre d’accidents. Le danger, nous vivions avec et il y avait très peu d’interdits.
Dans les années 1950-1960 en milieu industriel (tome 2).
Dans le village industriel proche de Lyon, apparaissaient alors les accidents dans les usines, pas toujours qualifiés « d’accidents du travail ». Cette fois, le machinisme, le travail à la chaîne, la répétition des gestes dont on ne permettait plus la lenteur, on fait que je voyais de plus en plus de voisins ne pouvant plus travailler parce que gravement blessés ; et encore, fallait-il que ce soit grave pour qu’ils s’arrêtent parce qu’il fallait bien qu’ils assurent la subsistance de la famille : pas de travail, pas de paye ! Les accidents du travail étaient bien reconnus, mais l’indemnité forfaitaire était loin de compenser les dommages subis ni la perte d’un travail. Cela n’avait été qu’en 1945 qu’avaient été créées l’assurance maladie puis en 1960 l’assurance chômage.
Dès qu’ils étaient en apprentissage et commençaient à avoir un peu d’argent, pour beaucoup de mes copains leur première envie était l’achat d’une moto qu’ils ne cessaient de bricoler pour qu’elle soit au moins aussi performante que celles de leurs copains. Les rodéos qu’ils pouvaient faire avec sur les chemins de terre, feraient frémir d’horreur aujourd’hui, mais ce n’était pas dans les rues des villes.
En ville, ce furent les scooters italiens. J’ai pu acheter d’occasion mon Lambreta (moins prisé que les Vespas plus nerveuses) en 1959 avec le pécule que l’on touchait à la fin de l’école normale d’instituteurs. Nous trônions sur ces engins que nous ne tenions même pas entre nos jambes, en costume de ville et sans casque. Il n’y avait toujours pas de statistiques sur les accidents, tout au moins nous n’en étions pas informés.
Je ne me souviens pas qu’il y ait plus d’interdits pour raison de sécurité que pendant la période précédente. En voiture sur les routes, il fallait seulement rouler à droite et respecter la priorité à droite, encore que souvent il suffisait d’estimer si on avait le temps de passer. La première assurance automobile obligatoire en 1958 n’avait pas pour but la sécurité, mais la responsabilité civile. Il était enfin admis que si nous étions responsables des dommages causés à d’autres véhicules ou leurs passagers, nous devions les indemniser. Ce devenait automatique, il n’y avait plus besoin qu’un tribunal statue… si les protagonistes le déclaraient. Je ne sais pas si d’être assuré avait un effet sur la sécurité : pas trop d’importance si nous écrasions quelqu’un, nous étions assurés ! Les assurances d’ailleurs chipotaient entre elles pour trouver des raisons de ne pas payer.
En bref, on entendait très peu parler de sécurité.
Ce n’est surtout que dans les années 1990 et surtout dans les années 2 000 que sécurité et responsabilité sont devenues les raisons ou les prétextes de tout ce que nous ne pouvions pas faire.
L’école a probablement été le lieu où cela a été le plus visible, le plus nocif pour les enfants et l’enseignement en même temps que pour réduire au minimum tous les possibles et apports des pédagogies actives ou Freinet. Par exemple, dans le mouvement Freinet, avant nous organisions sans problème des voyages-échanges de plusieurs jours, en étant accompagnés seulement d’un ou deux parents, les enfants étant amenés dans les voitures des parents jusqu’à la gare la plus proche, en étant hébergés dans les familles, ou nous organisions des campements à plusieurs écoles. Cela inquiétait parfois des parents lorsque c’était la première fois surtout pour les petits, mais très vite ils étaient tranquillisés. Nous prévenions simplement l’inspecteur que nous ne serions pas en classe pendant ce temps. À ma connaissance, et j’ai la prétention de penser que je connaissais très bien tout ce qui se passait dans le mouvement Freinet, il n’y a jamais eu le moindre accident qui aurait prouvé que nous étions inconscients. Dès les années 1980, pour avoir l’autorisation de l’inspection devenue obligatoire, il fallut produire à l’avance une foule de documents expliquant comment le voyage allait se dérouler, les horaires, si les transports utilisés étaient bien homologués à transporter des enfants, quelle était la qualité des accompagnants, etc. Plus possible non plus que n’importe quel déplacement se fasse dans les voitures de parents ou d’instituteurs. Interdiction absolue. Auraient-ils été de dangereux irresponsables ? Pas du tout, mais au moindre accident l’administration risquait alors d’être accusée d’en être la responsable.
La responsabilité !
C’est elle et non pas la sécurité qui a justifié tous les interdits qui ont empoisonné la vie scolaire et toute la vie en générale. D’ailleurs des études de la MAE (mutuelle des assurances) ou de la MAIF (mutuelle des instituteurs de France) ont montré que le nombre d’accidents scolaires ne diminuait pas de façon significative au cours des années. Il faut dire que la mode venue des États-Unis de judiciariser devant les tribunaux pénaux et non plus civiles[1] le moindre incident pour qu’il y ait un responsable qui paye commençait à se répandre chez nous. Comme l’administration ne voulait pas être responsable de quoi que ce soit, il fallait qu’elle puisse, par tout ce qu’elle avait interdit et réglementé, reporter la responsabilité sur un de ses fonctionnaires.
En 1975 l’expérience d’apprentissage de tous les enfants directement en grand bassin qui obtenait de remarquables résultats a brusquement été interrompue lorsqu’un enfant s’est noyé dans une piscine de Lyon. Il n’y avait pas de responsables parce que c’était une hydrocution instantanée qui aurait pu avoir lieu dans 50 cm d’eau. Le pur hasard.
Mais il fallait un ou plusieurs responsables : à quelle distance se trouvait l’enseignant, combien d’enfants étaient dans son groupe, le maître-nageur était-il bien sur son perchoir, regardait-il dans la bonnedirection, etc. Un peu plus tard, il y avait eu cet élève tombé d’une fenêtre ouverte. Simplement un faux mouvement. Bien sûr il se trouvait que l’enseignant pratiquait une pédagogie un peu active, que les enfants pouvaient se déplacer dans sa classe, bref qu’il n’était pas sans cesse sur une estrade pour avoir l’œil sur tout le monde. Évidemment il fut condamné et ce n’est pas parce que nous avions tous une assurance de responsabilité civile professionnelle que sa vie n’apas été pourrie… et il a été interdit d’ouvrir les fenêtres même par temps de canicule. On comprend facilement l’immobilisme de toute une profession.
Frédéric Gautreau, un ami dont j’ai parlé dans le tome 8, avait, dans la vaste cour arborée de sa classe unique, fabriqué avec ses élèves une cage à grimper avec des piquets, un pont de singe entre deux arbres avec des cordages de charrette, des balançoires accrochées aux branches, etc. Il fut sommé d’enlever tout cela : dans les cours d’école, il ne pouvait plus y avoir d’autres jeux que ceux en plastique acheté dans les magasins spécialisés et dument homologués. La hantise des mairies était qu’un portique ou quoi que ce soit se détériore et provoque un accident.
Dans les cours de récré, toutes goudronnées ou bétonnées par souci de propreté, il ne devait rien y avoir qui dissimulent les enfants du regard des enseignants de surveillance. Non seulement ces dispositions ne réduisaient pas les accidents, au contraire ils empiraient puisque les enfants n’avaient rien d’autre à faire lorsque toutes les classes étaient ensemble dans une cour de récré que d’essayer de se défouler après être restés assis pendant des heures.
Pas question de laisser sortir les enfants seuls sans les enseignants des classes, même pour aller faire pipi. Lorsqu’un reportage de la télé avait montré que des enfants de ma classe unique allaient pendant les cours porter leur courrier à la poste à deux cents mètres (tome 8), cela avait provoqué l’ire de mon inspecteur. Heureusement qu’il y avait encore à cette époque une circulaire qui indiquait que la surveillance ne devait pas obligatoirement être visuelle, mais éducative, circulaire très vite abrogée un peu plus tard.
Pas de couteaux dans les poches, il pouvait y avoir des ciseaux dans le matériel scolaire s’ils étaient à bouts ronds et ne coupaient pas grand-chose. Si en pédagogie active était organisé un atelier, pas d’outils ordinaires, même un marteau qui pouvait écraser un doigt. Cela faisait le bonheur de tous les marchands de jeux dits éducatifs comme les Légos ou Kaplas. Heureusement que nous étions quelques-uns dans les pédagogies actives à savoir qu’un outil n’est dangereux que lorsqu’on n’a pas appris à s’en servir ou que les enfants n’ont pas été responsabilisés, au bon sens du terme, et savent vivre ensemble. Par exemple dans ma classe dans l’important atelier des montages de circuits logique c’était un vrai fer à souder qui était utilisé et pas ceux vaguement autorisés et qui ne soudaient rien du tout, sans qu’il n’y ait jamais eu la moindre brûlure. Même les gâteaux d’anniversaire préparés par les parents ou confectionnés en classe ont été interdits. Il fallait qu’ils proviennent d’un commerce, qu’ils soient empaquetés sous cellophane avec les dates de péremption.
Autrement dit, tout ce qui pouvait potentiellement faire courir un risque était interdit, même si les probabilités étaient infinitésimales. L’éducation au danger sciemment pensée, ce sont les scouts qui les premiers l’ont pratiquée, dans les années 1960 cela a été les CEMÉA (Centres d’Entrainement aux Méthodes d’Éducation Active).
S’ils avaient échappé pendant le temps scolaire à tous les risques répertoriés, les enfants étaient totalement désarmés lorsqu’ils sortaient de l’école.
Ce n’est que l’exemple scolaire que je connais le mieux, mais dans absolument tous les domaines tout devenait réglementé pour la sécurité. Je ne dis pas que cela n’était pas nécessaire vu la confrontation permanente des travailleurs au machinisme parfois monstrueux, aux rendements qu’ils devaient produire, aux chantiers de plus en plus gigantesques, vu la circulation routière et la vitesse des véhicules, etc. On dit par exemple que peu de ceux qui travaillent dans les entreprises de menuiserie n’ont pas perdu au minimum un doigt. De ce fait le coût de la sécurité et de ce qu’on appelle la prévention est devenu lui aussi gigantesque et parfois relève de l’absurde. En vous assurant que tout est sécurisé, vous perdez l’appréciation du danger et comment vivre avec le danger, ceci dès l’enfance, tout en insufflant la peur d’un hypothétique risque, ce qui ne fait qu’affaiblir les défenses naturelles. C’est bien cette peur qui a fait accepter les vaccinations massives pendant la crise du COVID alors que manifestement celles-ci n’empêchaient pas d’être malades. On ne trouve plus la confrontation délibérée aux risques que dans les sports extrêmes.
Le corolaire de cette peur du risque a été la prolifération des assurances. Aujourd’hui on veut s’assurer de tout ce qui pourrait arriver, si on a les moyens s’assurer tous risques, même avoir une « assurance vie », appellation plutôt comique. Jusqu’en agriculture pour se « protéger » des intempéries qui menacent des récoltes. Bien sûr lorsque n’importe quelle assurance doit assurer ce pour quoi on l’a payée, alors c’est une autre affaire. Il faut prouver, il faut avoir lu toutes les petites lignes du contrat, parfois se les être fait traduire pour les comprendre.
Je ne dis pas que la sécurité sociale et l’assurance maladie dont les fonds sont ceux de nos cotisations ont été néfastes, loin de là et surtout pour tous ceux qui ne pouvaient accéder aux soins. Il est quand même bizarre que les milliardaires n’aient même pas à payer la moindre boite de pilules prescrites dans les pharmacies ou que leurs séjours en cures soient en partie pris en charge par la sécu, c’est-à-dire nous, alors que la plupart d’entre nous ne peuvent assurer les frais d’hébergement et divers qui y sont liés. C’est, parait-il, l’égalité ! Il n’empêche que l’effet pervers a été que nous sommes allés consulter pour un oui ou un non et avons fait le bonheur des multinationales de l’industrie pharmaceutique à laquelle nous nous sommes livrés corps et âme. Le coût pour chacun des assurances tout comme le profit qu’elles en tirent est devenu faramineux, il s’est rajouté aux dépenses contraintes qui n’ont cessé de croître, jusqu’à parfois rendre les dépenses vitales comme l’alimentation, l’habillement, le loyer… de plus en plus difficile à assumer.
Les concentrations de toutes sortes, celles des habitats construits à moindre coût, la centralisation de tout, les macrostructures de production… sont devenues telles que devoir assurer leur sécurité représente des moyens et des coûts gigantesques et la probabilité des catastrophes qu’elles sont de plus en plus proches de provoquer est autrement plus grande que celle qu’un pot de fleurs vous tombe sur la tête.
Nous sommes dans un monde sécuritaire incapable d’assurer la moindre sécurité à qui que ce soit comme à la planète toute entière.
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[1] Le tribunal administratif juge et éventuellement condamne la responsabilité des administrations, le tribunal pénal lui ne juge et ne condamne que des individus.