L’informel ou les ronds-points de l’informel.
J’ai beaucoup parlé des apprentissages informels, mais pas suffisamment de l’informel.
Informel : « Qui ne représente et ne produit pas de formes classables. ANGLICISME : qui n'est pas organisé de manière officielle. »
Il est normal que, dans une société où tout doit avoir une forme ou plutôt être soigneusement formaté pour pouvoir être défini, repérable, classé, contrôlable, prévu ou prévisible…, l’informel soit quelque chose d’étrange voire de dangereux. Je doute que l’on ait beaucoup compris et surtout cru à ce qu’étaient les apprentissages informels puisque par définition même ils sont indéfinissables. Et pourtant, nous (quelques-uns !) avons pu constater quelle était la puissance de l’informel.
Si je reviens encore une fois sur les Gilets jaunes, c’est parce que pour moi ils ont été sans le savoir le mouvement le plus révolutionnaire ou prérévolutionnaire des dernières décennies. L’informel s’est concrétisé pour eux sur les ronds-points. Pourquoi nombreux s’y retrouvaient quasi quotidiennement ? Je n’ai pas eu l’occasion ou même pensé à le leur demander. Probablement pas pour révolutionner le monde ! Si à l’origine il y a eu une toute petite taxe sur l’essence (la fameuse goutte !), il était complètement imprévisible que cela débouche sur une remise en question radicale des institutions et des pouvoirs, surtout que sur les ronds-points il n’y avait pas les habituels leaders d’opinion profitant de la moindre occasion. Les ronds-points ont non seulement été les espaces de l’informel, mais par la suite les Gilets jaunes ont systématiquement refusé tout leader et toute mise en forme dans un parti politique. Tout ce qui n’a pas une forme est insaisissable. Cela a été ce qui a fait leur force et leur dangerosité pour les pouvoirs en même temps que leur faiblesse, peut-être parce qu’ils n’ont pu poursuivre jusqu’au bout le processus où conduit l’informel : l’auto-organisation de la vie, donc aussi de notre société.
J’ai constamment dit que ce n’était pas avec les philosophes que j’avais construit une pensée (quoiqu’ils m’aient aidé ensuite à la mettre… en forme !), mais avec les enfants de ma classe unique. Immanquablement les apprentissages informels aboutissaient à la nécessité d’une auto-organisation pour qu’ils continuent à être possibles (voir « De l’introduction du désordre… »). L’auto-organisation n’a rien à voir avec l’ordre parce que, contrairement à celui-ci, elle a la particularité de s’adapter sans cesse à la vie pour que celle-ci ne soit pas étouffée.
Tout ce qui nait de l’informel s’autostructure naturellement. Notre cerveau ne fait que cela, structurer l’informel que les sens perçoivent pour en rendre une partie utile et utilisable en même temps qu’il s’autostructure lui-même. D’où, en ce qui concerne les apprentissages, plus l’informel dans lequel baigne l’enfant est vaste et varié, plus il apprend.
La croyance générale est que dès qu’il y a « absence de gouvernement », cela conduit « par la suite au désordre et à la confusion ». C’est la définition généralement admise par commodité de l’anarchie comme le contraire de ce qu’est l’ordre. Or « c'est l'anarchie qui est première dans l'organisation vivante, dans le sens où c’est elle qui produit la vie. » (Edgar Morin, La méthode, 2003). L’informel peut être considéré comme le matériau de l’organisation de la vie, alors que le formel est un ordre préalablement conçu pour cadrer la vie, ce qui revient à l’empêcher de se développer.
Pour revenir aux Gilets jaunes, sur les ronds-points nécessairement se créait de l’auto-organisation. Il fallait un peu s’organiser pour casser la croûte, y rester en permanence, s’entraider… La seule chose permettant de mettre une forme et un nom à ce mouvement était ce gilet jaune. Rendre visible l’invisible, mais aussi pouvoir se repérer les uns et les autres.
Lorsqu’ils ont été chassés des ronds-points, il a fallu qu’ils reviennent à un peu plus de formel (donc plus perceptible) qui a été les assemblées citoyennes. Ce formel n’était quand même qu’un cadre sommaire, seulement nécessaire pour qu’il n’y ait pas de prétexte de trouble à l’ordre public pour en être chassé. Déjà il y avait un nom qui précisait que si tout le monde pouvait y participer c’était parce que tout le monde était citoyen. Il y avait un lieu autorisé dédié aux réunions de citoyens. Il fallait fixer des dates, des heures. Mais les participants pouvaient être n’importe qui, venaient, revenaient ou ne revenaient pas, il n’y avait pas forcément de sujets prévus à l’avance ou ils se définissaient et s’auto-organisaient sur place suivant ce qui s’exprimait, débouchaient ou ne débouchaient pas sur une action collective, etc. C’était encore de l’informel.
Chaque assemblée était différente, ne débattait pas des mêmes choses. La logique voulait que se constitue un cadre où tout ce qui naissait de façon un peu disparate est capitalisé, mutualisé et trouve une unité. D’où la fameuse « assemblée des assemblées citoyennes » débutée à Commentry. Désolé pour les Pascal ou Descartes et autres, mais la logique n’est pas toujours féconde. Il a fallu effectivement que cela devienne beaucoup plus formel. Il fallait que chaque assemblée désigne des délégués avec une parole plus précise à porter qui devait être celle consensuelle de ceux qui les mandataient, il fallait sérier les sujets à aborder, tous ne pouvant pas l’être dans un temps réduit, tous ne concernant pas les environnements sociaux et leurs problèmes de chaque assemblée. Il fallait qu’il y ait un cadre pour que le grand nombre des participants et la variété des préoccupations à aborder puissent s’exprimer. D’où l’apparition des frustrations, les pouvoirs involontaires pris par ceux habitués à la parole publique…, et finalement l’impossibilité d’aboutir à la fois à une pensée collective et à des actions collectives. L’informel ne pouvait plus être fécond, mais le formel non plus. Le mouvement des Gilets jaunes s’est étiolé, autant pour cette raison que par la répression féroce qu’il a subie. Il y a d’autres éléments nécessaires à l’auto-organisation de la vie.
Nos classes uniques nous avaient aussi appris l’importance capitale des petites structures sociales hétérogènes et autonomes (voir ici). Nous nous étions battus pour cela en ce qui concerne l’école (in fine en vain !). Pour que la vie sociale et autre s’auto-organise, pour qu’une entité se constitue il est nécessaire qu’elle ait une frontière, que chaque membre d’une collectivité puisse la percevoir, s’y percevoir, percevoir chacun des autres comme l’ensemble. C’était le cas sur les ronds-points comme dans les assemblées citoyennes locales, ce ne pouvait plus l’être dans une assemblée des assemblées qui aurait pu s’appeler une assemblée nationale.
D’autre part, toutes les petites structures vivantes sont en interdépendance, donc en communication, un apport majeur de l’avancée des sciences du vivant. La notion d’écosystème a beaucoup aidé à la compréhension de la vie, les rhizomes dont parlait Deleuze. Nous avions compris cela dans nos classes uniques (ne pas être isolés) et créé, parmi les premiers, ce qui était un réseau social. Mais nous avions eu la chance qu’il soit pour nous une découverte, de ce fait il n’avait pas de forme encore connue et nous devions inventer l’organisation de l’informel, au fur et à mesure que la communication le produisait, pour le rendre utilisable. Ce rhizome nous avait beaucoup aidés aussi bien pour l’évolution de chacune de nos petites structures comme dans la lutte que nous avons menée ensuite et que nous avons failli gagner (obtention d’un moratoire sur la suppression des petites écoles). Par la suite l’évolution des technologies ont rendu bien plus faciles la communication et la création des réseaux sociaux, mais, toujours de par les technologies, les algorithmes les ont offerts déjà mis en forme et l’informel qu’ils ont produit est devenu plus difficile ou beaucoup plus technique pour qu’il soit réorganisé et rendu utilisable par chacun comme par des ensembles. En ce qui concerne le réseau des écoles, paradoxalement il est devenu beaucoup moins dynamique et fécond lorsque son accès a été plus facile.
Bien sûr que les réseaux sociaux ont beaucoup aidé à l’émergence des Gilets jaunes sur tout le territoire. Mais ensuite ils n’ont pas réussi à créer l’écosystème social et politique qui aurait pu recouvrir au moins tout le pays et rendu désuet le formalisme institutionnel dans lequel nous sommes englués. Peut-être trop disparates jusqu’à être en concurrence, peut-être n’ont-ils pas pu effacer les égos, peut-être… Mais aussi et surtout nous n’avons pas encore acquis la culture de la vraie communication, nous ne nous sommes pas encore débarrassés des habitus que des siècles de soumission et d’éducation ont presque inscrits dans un gène collectif.
Si nous voulons que l’organisation sociale change pour notre sauvegarde, il va falloir abandonner des notions que nous croyons nécessaires et intangibles comme celles des États, des Nations, d’une Mondialisation… toutes les créations artificielles des dominants. Il va falloir abandonner la croyance en des leaders qui auraient mis en forme ce que nous devrions être et faire. En terme érudit, c’est changer de paradigme (conception théorique dominante qui modèle la pensée), le plus difficile étant de quitter le paradigme dans lequel nous baignons sans trop le savoir.
Ce qu’ont fait entrevoir les Gilets jaunes existe déjà depuis des années dans ce qu’on qualifie d’alternatif. Comme je suis optimiste, j’espère que cet embryon de rhizome va peu à peu s’étendre, toute germination est souterraine… et un jour le sol reverdit !