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Le blog de Bernard Collot
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25 septembre 2013

Se laisser aller à écrire

Un enfant apprend à marcher en marchant, à parler en parlant, c’est simple et même les pourfendeurs habituels et séculaires de la pédagogie ne peuvent le nier ! Il n’y a aucune raison encore démontrée pour que tous les autres processus d’apprentissages ne s’enclenchent pas et ne se déroulent pas de la même façon et dans les mêmes conditions. Faut-il encore que ces conditions leur soient apportées ou respectées dans l’école, une autre école alors, pour qu’enfants et adolescents se laissent aller à mathématiser, expérimenter, théoriser, rechercher, ou entre autres…

 … SE LAISSENT ALLER A ECRIRE !

 Ne pas être pressé, mais des trucs pour déclencher le mouvement, libérer l'écriture.

Article paru dans "École rurale, école nouvelle", Novembre 1995

 "Chez moi ils n'écrivent pas, les miens n'écrivent rien d'intéressant..." combien de fois avons-nous entendu ce refrain. Et combien de fois il a été la cause du découragement et du renoncement.

D'abord il faut tout de suite tordre le cou à cette habitude qui autorise un enseignant à juger de ce qui est intéressant ou non. Nous jugeons intéressant ou pas d'après des critères totalement extérieurs à celui qui écrit. Souvent conformes à notre idée de la culture, à nos envies ... ou à l'image de ce que les écrits des enfants donneront de ... nous-mêmes aux parents, collègues, hiérarchie.

Les poésies d'un Baudelaire, les tableaux d'un Van Gogh, la musique d'un Morrison ou d'un Berlioz... sont aussi les reflets d'un mal être, de souffrances... et aussi sûrement le moyen pour eux de vivre avec. Mais faut-il être malheureux pour écrire, peindre, sculpter... ? Faut-il produire des œuvres jugées comme artistiques, poétiques pour se permettre de créer, pour permettre de créer ?

Une fois pour toute, ce qui caractérise une création ce n'est pas l'impact qu'elle aura sur un public mais le simple fait d'avoir été créée. Et c'est dans ce fait seulement qu'elle est bénéficiaire à son auteur. Notre travail d'éducateur n'est pas d'émettre un jugement quelconque sur sa valeur, mais de toujours la regarder comme telle.

Tout langage crée nécessairement des représentations ou interprète des représentations. Ecrire « J’ai un chat » est une création !

Écrire n'est pas évident

Mais écrire n'est pas évident ... même et surtout quand on sait écrire. Surtout écrire en laissant d'autres vous lire, en risquant que d’autres vous lisent, surtout écrire pour que d'autres le lisent. Je suis sûr que chacun d'entre vous en sait un peu quelque chose, vous qui "savez" écrire.

L'acte d'écriture en lui-même est un phénomène que l'on devrait mieux analyser.

Nous avons tous pu constater qu'on n'écrit pas ce qu'on dit ou que l'on ne dit pas ce que l'on écrit. La projection de soi dans des différents langages (corporels, graphiques, oraux... écrits) n'est pas la même suivant le langage utilisé et subit un certain nombre d’autocontrôles spontanés ou culturels. Ces contrôles pouvant vite devenir et devenant souvent des "blocages". La forme du langage utilisé exprime elle-même une autre version de soi-même ou 1'exprime très différemment.

Les écrits font partie de ce que j'appelle les langages différés.

Lorsque l'on parle, lorsque, c'est le corps qui s'exprime, c'est l'expression instantanée et continue de soi. Un langage direct. On n’a peu le temps de se voir. Ce sont souvent les autres qui nous renvoient l'idée de ce l'on est de par ce que l'on a dit ou fait. Et ce renvoi est lui aussi instantané, continu, diffus, irrégulier, imprévisible, parfois imperceptible. On peut même ne pas se rendre compte de cette projection de nous-mêmes, ne pas vouloir voir le renvoi des autres. On n'a pas besoin de se représenter l'autre puisqu’il est en face. On n'a même pas besoin de se "mettre" dans une situation de communication : dès l'instant où l'autre est là, il y a communication, même si elle nous échappe.

Une projection de soi

Avec les écrits, il en est tout autrement. C'est le support qui lui va recevoir d'abord notre image... et la renvoyer à nous mêmes. La communication, c'est d'abord avec soi qu'elle va avoir lieu de par le renvoi du support. Et il va y avoir trois décalages :

* celui entre l'élaboration de la pensée, son envie de l’exprimer, et le moment où cette pensée sera fixée sur un support et nous sera renvoyée. Entre ces deux moments, même si l’intervalle est court, nous aurons changé ;

* celui entre le codage de la pensée dans un écrit et son décodage, ce dernier renvoie l'image de soi. Et une image forcément déformée ou transformée ou simplifiée ou caricaturée par le langage lui-même. Accepter de se projeter, accepter que cette projection soit l'image qui va m'être renvoyée et qui va être renvoyée aux autres. Il n'est pas possible d'accéder à ce stade de la communication avec une identité incertaine, dans un état insécure ;

* enfin celui entre le moment où la pensée est codée dans l’écrit et le moment où d’autres vont l’interpréter, l’interprétation étant rarement exactement ce qui a été exprimé.

Nous ne répéterons jamais assez cette évidence : les langages se construisent en grande partie dans des groupes, ce sont eux qui permettent au groupe et à l'individu d'exister. Avec cette récursivité qui rend l'existence de l'un comme de l'autre parfois difficile mais sans laquelle rien n'est possible. Les problèmes d'identité ne peuvent se concevoir que par rapport aux autres, et on ne peut être avec les autres que si on perçoit sa propre identité.

Et dans l'écrit, l'Autre,... c'est d'abord soi, les Autres n'étant souvent que des potentialités, voire même des virtualités, présents (peut-être) dans un espace invisible et un temps incertain. II faudra que l'un et les autres apparaissent de plus en plus nettement, que leur représentation soit de plus en plus réelle pour que puisse se déclencher les actes d'écriture. Et plonger dans cet espace-temps avec un nouveau langage ne peut être possible que si les autres langages ont déjà permis "d'être" dans un espace physique[1].

Pas un problème de méthode

Le problème de l'écrire-lire n'a donc pas grand chose à voir avec une quelconque méthode que des aveugles cherchent vainement depuis 50 ans. Mais lorsqu'on l'aborde en ayant en tête ces quelques "fondamentaux", tout devient différent.

Voilà aussi pourquoi dans une classe unique, sans méthode savante et même sans méthode du tout, tous les enfants apprennent à lire et à écrire ! Le problème de l'écrire-lire est d'abord et avant tout celui de la construction et de l'existence de groupes (entités)… qui se servent de l’écrit pour leur vie. L'écrire-lire devient alors et alors seulement indispensable pour étendre ses cercles et se rattacher à celui de l'humanité dans l'espace, le temps, l'imaginaire et les représentations.

Mais en attendant ! En attendant que tout cela se fasse ... tout seul, comment faire pour provoquer, inciter à l'acte d'écriture ? Il y a quelques trucs !

Des trucs !

Il y a d'abord le dessin, la peinture. C’est la première création d’une représentation sur un support même si celui qui dessine et celui qui « lit » le dessin ne savent pas forcément tout ce qui y a été exprimé. C’est la première projection de soi sur un support. Tout enfant devrait pouvoir dessiner quand il le veut, à tout moment ... et quel que soit son âge. Et sans que cela soit un exercice, sans qu'il y ait des jugements de valeur porté sur son expression. Cela, tout le monde le sait, ... mais on ne le considère pas souvent comme essentiel, plus essentiel qu'un exercice quelconque.

Il y a ensuite l'utilisation d'autres outils des langages différés. J’ai beaucoup utilisé le magnétophone. Ce n’est pas aussi incongru qu’on pourrait le croire. C’est bien un acte d’écriture lorsqu'on peut s'en servir librement[2] : On projette quelque chose sur un support qu’on peut ensuite écouter (s’écouter) et faire écouter, décalé dans le temps et l’espace. J'ai toujours réussi à installer un atelier enregistrement, même dans un placard avec un casque. Et il faut que chaque enfant puisse y faire ce qu'il y veut, comme il gribouille pendant des jours avant qu'apparaisse une forme sur son papier. Qu'il puisse se ré-écouler, s'effacer, recommencer, faire écouter à un copain, y dire des "bêtises", rire de ses bêtises.

Et ce peut être aussi le premier acte de communication différée vraie : que fait la maman lorsque le petit lui fait voir son texte ? Neuf fois sur 10 elle lui dit :"lis le moi" ! De quoi dégoûter de s'escrimer à mettre des mots pour les autres ... quand les autres vous les font lire ! Mais lorsque le petit apporte à la maman une cassette qu'il a faite à l'école, cette fois, la maman ou le papa vont être obligés de l'écouter ! Ça y est, nous sommes dans un processus de communication différée. Cet "écrire-lire" a du sens ! Il est très rare qu'un enfant qui peut s'amuser avec un magnétophone ne rentre pas rapidement dans l'écrit gutembérien.

II y a aussi la vidéo, mais nous y reviendrons dans un autre article.

Un maître qui écrit

Et il y a des "trucs" liés directement à l'écrit.

Le premier est... est que le maître écrive lui-même ! Un "maître" qui se met à écrire des poèmes, mais encore plus des "bêtises", ça fait de l'effet ! Surtout s'il met ses écrits affichés avec ceux des enfants.

Et un "maître" qui n'écrit pas des choses si terribles que cela, qui danse mal mais qui danse, qui peint mal mais qui peint, qui chante mal mais qui invente des chansons... s'il le fait avec et comme les enfants, cela peut être bien mieux que le "maître" artiste[3]. Il ne s'agit plus de provoquer l'admiration ou d'afficher le modèle à atteindre mais de montrer que l'accessibilité des langages n'est que dans leur utilisation… simple. La maman ou le papa qui "apprennent" au bébé à parler, n'hésitent pas à faire eux aussi des "arrre", des pitreries. La parole vient avec le rire et le plaisir, l'acceptation et la compréhension des premiers charabias… les corrections viennent après.

Se laisser aller !

Et puis il y a l'écriture automatique. On l'utilise souvent la première fois que l'on se trouve face à une classe nouvelle qui est encore dans le contexte de "l'exercice".

Cela commence comme un exercice. Vous pouvez même prendre un air sérieux ou sévère. "Prenez une feuille et un crayon. A mon signal vous devez écrire sans vous arrêter même si c'est n'importe quoi, sans réfléchir". Et il faudra probablement que vous soyez très sévère pour empêcher, dans le silence total, les crayons de s'arrêter ! Et les enfants vont souffrir. Au bout de quelques minutes, faites stopper les crayons, demandez à tout le monde de regarder ce qu'il a écrit, mais ne regardez surtout pas vous-même. Préparez la poubelle et demandez à tout le monde de déchirer et de jeter ce qu'ils ont écrit. Et régalez-vous de ce qui va se passer, de la stupéfaction, des hésitations, puis de la joie. Ils ont tous fait cet exercice comme d'habitude, pour le "maître". Et c'était pour la poubelle ! On pouvait vraiment mettre n'importe quoi !

Lorsque vous allez le refaire pour la seconde fois, tout va changer. II faudra encore surveiller les stylos qui se lèvent, les hésitations à écrire n'importe quoi, même des onomatopées, à répéter 10 fois le même mot si rien d'autre ne vient.

Puis peu à peu, tous les écrits automatiques ne seront pas forcément déchirés. Certains voudront garder les leurs, peu à peu certains auront envie de vous les faire voir, peu à peu certains auront envie de les lire aux autres et la partie sera gagnée

L'objectif de cet "exercice" est de sortir de l'enfermement "écrire pour le maître", "écrire comme il faut", "écrire des choses "bien", "écrire sans fautes", "écrire après avoir réfléchi". C'est aussi de se laisser aller à l'écriture, sans plus se préoccuper que du plaisir d'écrire. C'est, presque inconsciemment, se laisser aller à se projeter et, peu à peu, d'accepter sa projection de soi. Plus tard, on peut travailler cette projection, l'embellir, la compléter, la modifier .... la rendre plus communicable, plus percutante...[4]

Rire ensemble

Et puis il y a les jeux d'écriture. Issus comme l'écriture automatique des inventions des surréalistes, le plus connu est le cadavre exquis. Une série de feuilles circule. On commence une phrase, elle s'arrête incomplète au premier mot de la seconde ligne, on plie pour que la première ligne ne soit pas visible et on passe à son voisin qui poursuit à partir du mot visible. Au bout d'un tour chacun déplie la feuille et lit un texte ... dont il ne sera l'auteur que de quelques mots ! Alors que de rires, que de plaisir.

A partir de cette idée, toutes les variantes sont possibles : Cela peut être le mot tournant, la phrase tournante, l'histoire tournante, l'injure tournante etc. On cache, on ne cache pas.

Et puis toutes les possibilités de détournements de proverbes (Pierre qui roule n'amasse pas d'allocations familiales), de vers, de titres, d'articles…

Il n'y a plus qu'à laisser aller son imagination. Nous avons même fait pendant un an des jeux de ce type par... télématique entre deux classes reliées par le fameux EXL100. Le texte de l'autre classe se lisait sur l'écran... et il suffisait de continuer en direct quand la ligne non terminée s’arrêtait au bord de l’écran. Chaque séance durait 20 minutes, 20 minutes de plaisir intense, de création permanente, de rires, de délire. Je me souviens en particulier d'un Zorro, coincé dans un tunnel qui en débouchait sur le dos d'une chèvre, de dialogues téléphoniques entre des interlocuteurs dont chacun ignorait la fonction etc.

Dans cette situation, c'est le groupe qui devient important. De l'ensemble surgit le délire, un délire qui n'est plus intolérable puisqu'il appartient au groupe. Peu à peu on peut se libérer, laisser aller les mots, leur donner du sens. Pendant un temps on oublie la raison, l'orthographe, la syntaxe ... l'écriture devient plaisir, nécessité, épanouissement, libération. Et on peut après… corriger les productions !

Le cahier secret

Ah les cahiers ! Ceux que l'on s'empresse de mettre au feu, à juste titre : ils ont enfermé l'écrit et l'ont vidé de son sens, ils l'ont transformé en pièce à conviction pour le tribunal scolaire ! Bon, vous ne pouvez pas les supprimer tout de suite ? Alors inventez le cahier secret. Celui que personne d'autre que celui qui l'aura gribouillé, maculé ou calligraphié n'aura le droit de regarder. Donnez lui au début un moment spécifique de la classe, dans l'emploi du temps si vous en avez un. Instituez-le. N'hésitez pas à le rendre au début… obligatoire (prenez votre cahier secret !). Mais ne regardez surtout pas ce qui s'y met. On a même le droit… de ne rien y mettre. Instituez un espace de liberté d'écrire absolu. S'il le faut, n'hésitez pas à faire preuve de votre autorité et à mettre en place les moyens pour que ce cahier ne soit jamais regardé par quiconque, y compris les parents… et vous-mêmes. Lorsque chacun aura la certitude qu'il pourra laisser ses propres traces sans jugement, alors il pourra commencer à se laisser aller à écrire...

 Après ... après vous aurez beaucoup de travail pour corriger toute la production écrite de votre classe !

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[1] J’ai explicité ce problème avec des exemples dans « l’école de la simplexité ».

[2] Voir « L’école de la simplexité » déjà cité.

[3] Ce « truc » est parfois utilisé pour le langage mathématique, l’invention abracadabrante du maître au tableau provoquant des « Ah ! C’est ça des mathématiques ! »

[4] La pratique de l’écriture automatique est aussi utilisée dans les thérapies.

Commentaires
P
Un très bel article sur l'acte d'écrire, valable aussi pour les adultes. J'aime bien aussi vos réflexions sur l'autorisation qu'on se donne à soi-même de "créer" ou pas quand on sait qu'on n'est ni Van Gogh ni Rimbaud...<br /> <br /> J'ai été enseignante dans une autre vie, du coup, votre blog m’intéresse beaucoup!
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