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Le blog de Bernard Collot
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8 avril 2023

1940-2021 (200) - Épilogue - II L'agriculture

L’agriculture

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 Comment reprocher aux paysans d’avoir voulu posséder un tracteur qui facilitait tous les travaux agricoles, permettait de les faire plus facilement, plus rapidement donc en théorie d’avoir enfin beaucoup plus de temps libéré ? Le problème c’est qu’au lieu de donner plus de temps et moins de fatigue le tracteur permettait d’en faire plus et de gagner plus ! Comment leur reprocher de s’être mis à répandre engrais et pesticides quand la science leur disait que les rendements allaient être multipliés, ce qui était vrai, qu’il suffisait d’acheter d’autres engins motorisés permettant de les répandre encore plus facilement et plus vite, que les banques leur disaient qu’il suffisait d’emprunter et que grâce aux profits augmentés le remboursement ne poserait aucun problème ? Comment ne pas avoir envie du tracteur plus puissant, qui permettait de tirer plusieurs socs pour faire des labours plus rapidement, qui devenait même climatisé ? Comment reprocher à la majorité des agriculteurs d’avoir accepté le gigantesque remembrement du ministre Edgard Pisani qui allait leur permettre d’utiliser justement beaucoup plus facilement et rationnellement l’outillage agricole[1] ? Etc., etc.

Comment reprocher aux fils des paysans de mon enfance reprenant la ferme de leurs parents d’avoir eu envie de profiter de tout cela au lieu de s’échiner à sarcler des champs de betteraves, traire tous les soirs leurs vaches à la main, se lever aux aurores et se coucher comme les poules… ?  Difficile de résister. Beaucoup de paysans se sont ainsi vus entrainés dans une course sans fin où la marche arrière devenait impossible. La ferme qui permettait d’assurer raisonnablement la vie et la survie d’une famille devait sans cesse s’agrandir. Aux emprunts remboursés s’en ajoutaient inexorablement d’autres. Les vaches dans les prés ou la volaille dans les bassecours se sont alors retrouvées entassées dans des batteries puisqu’il fallait se plier non plus aux besoins de l’environnement proche mais aux demandes, aux quantités et aux prix de ce qui était la « grande distribution »… L’agriculture est devenue industrielle et les paysans des exploitants ou ouvriers agricoles.

Si je n’ai pas vécu directement cette transformation, je l’ai suivie par l’intermédiaire d’un oncle ayant repris une ferme familiale et qui a fini par se suicider en 1965. C’est vrai qu’il s’était lancé avec un certain enthousiasme dans cette mutation de l’agriculture et il pouvait même être assez excitant de suivre ou d’être à la pointe du « progrès ». Je devais avoir huit ou neuf ans lorsqu’il nous avait fait fièrement visiter sa ferme et nous avait montré son silo ou fermentait l’ensilage, je me souviens que le môme que j’étais se demandait comment ses vaches allaient pouvoir manger cette mélasse qui sentait mauvais.  

Et puis, pour nous, c’était bien plus facile d’aller dans une grande surface acheter des packs de lait pasteurisé qui se conservaient aussi longtemps que vous vouliez au lieu d’aller tous les soirs dans une ferme voisine, qui d’ailleurs ne vous le permettait plus ou n’existait même plus, avec son bidon de lait à remplir. Pourquoi même se priver de n’avoir plus qu’à acheter sous cellophane ce qui n’avait plus qu’à être réchauffé et mangé, la science vous disait qu’il y avait tout ce que notre corps avait besoin et même que c’était beaucoup plus hygiénique. J’ai donc vu mourir la paysannerie sans d’ailleurs que cela m’ait vraiment interpelé en dehors d’une certaine nostalgie. La nostalgie, le pire des sentiments qui fait accepter le présent sans se poser de questions.   

Si nous avons une petite part de responsabilité dans cette transformation de l’agriculture, dans la perte de son sens originel (nous nourrir bien), le capitalisme et la mondialisation sont bien les responsables de l’orientation prise : fournir la matière aux spéculateurs, ce qui en fait revient à affamer par manque ou par malnutrition la plupart des populations. Les agriculteurs ne nous alimentent plus, ils alimentent les marchés financiers mondiaux. Ils ne produisent plus des aliments, ils produisent du profit qui n’est même pas le leur pour la plupart. Je n’ai pas besoin de m’étendre sur ce fait, il est enfin bien analysé sans d’ailleurs que cela change quelque chose. J’en avais eu conscience lorsque le petit apiculteur que j’allais aider s’était lui aussi suicidé : il ne pouvait plus vendre son miel concurrencé par les usines à miel russes, chinoises ou brésiliennes qui envahissaient à bas prix les rayons.

Je n’ai pas été agriculteur mais j’ai toujours eu besoin et fait un jardin comme pratiquement tout le monde en milieu rural. J’ai vu apparaître l’agriculture biologique dans les années 1970. Que ce soit dans les fermes ou dans les jardins, je ne pense pas qu’auparavant nous ayons eu vraiment conscience que nous dépendions de plus en plus de l’industrie chimique, laquelle était entre les mains de quelques multinationales. Nous savions que le nitrate ou la potasse étaient extraits loin de chez nous (on nous l’apprenait à l’école primaire !) mais in fine ce n’était qu’une sorte de terre que l’on ajoutait à la terre, tout comme près de la maison du Poitou où j’ai habité on extrayait encore la marne dans les marnières (il y en avait une à côté de chez moi lorsque j’y habitais) et que les marneurs allaient la répandre dans les champs avec une colonne d’ânes chargés de sacs. Bien sûr il y a eu les « engrais complets » dont on ne savait plus très bien comment ils étaient fabriqués mais c’était encore plus facile. Quant aux pesticides, on savait bien que c’était chimique mais on ne voyait pas où, comment et par qui c’était fabriqué. Les papiers tue-mouche pendus aux plafonds ne tuaient personne ! Le seul ennui c’est que cela s’ajoutait aux frais de culture, mais ce n’était pas encore très cher et était compensé par les rendements (le rendement, ce qui a aveuglé et continue d’aveugler tous les pans de notre société !).

À Moussac, j’allais aider le plus gros agriculteur de la région, au demeurant très sympathique, à récolter le miel de sa dizaine de ruches. Il élevait des moutons dont le marché était à l’époque assez lucratif. Au lieu de procéder comme l’ensemble des moutonniers du Montmorillonais l’élevage en une multitude de parcs où les troupeaux passaient de l’un à l’autre, il avait fait construire une immense stabulation avec distribution automatique de granulés et d’ensilage stocké dans un énorme silo surélevé ressemblant à un château d’eau. Un jour, à la stupéfaction des autres moutonniers, il vendit tout son troupeau pour se lancer dans la culture du tournesol et fit détruire toute la stabulation et le silo. Comme je lui demandais quel intérêt il avait eu pour cette transformation, il m’expliqua que ses relations du monde de la finance l’avaient informé qu’il était prévu que le marché du mouton allait bientôt s’effondrer alors que celui du tournesol était en pleine expansion. Comme je m’étonnais du coût énorme qu’avaient nécessité la stabulation et le silo tout comme l’investissement pour la transformation radicale de sa production, il me répondit :

- D’abord le silo ne m’a pas coûté grand-chose, il était subventionné et largement amorti. Ensuite, aujourd’hui la récolte du tournesol est pratiquement assurée, quels que soient les sols ou le climat : le creusement de puits dans la nappe phréatique et les installations d’arrosage des champs sont aussi largement subventionnés. D’autre part, chaque année des conseillers de l’INRA (Institut National de la Recherche Agronomique) passent dans la ferme, font des carottages dans les champs et m’indiquent exactement les quantités d’engrais qu’il faut leur apporter, je n’ai plus qu’à les commander. C’est très simple !

Il faut rajouter que les très gros exploitants comme lui n’allaient plus trop dans les champs : c’était l’affaire des ouvriers agricoles et des chefs de culture embauchés et ils avaient tous un comptable et un secrétariat.

Vous comprenez pourquoi et comment ce sont les politiques agricoles, fortement influencées par la FNSEA (syndicat agricole dirigé par les gros céréaliers ou betteraviers), qui ont conduit l’agriculture à l’impasse actuelle. Elle n’a plus la vocation d’alimenter les marchés des places des villages mais les marchés financiers, l’industrie agroalimentaire et les spéculateurs internationaux.

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Ce n’est qu’après 68 qu’ont commencé à se répandre d’autres visions de l’agriculture, mais dans des cercles très restreints. L’agronome René Dumont nous avait bien annoncé lors de sa candidature à la présidentielle en 1974 que l’eau allait faire défaut, mais on n’aime pas les oiseaux de mauvais augure. J’ai connu l’agriculture biologique dans les années 1970 parce qu’un des premiers petits agriculteurs bio m’avait permis de mettre des ruches chez lui (tome 5). Ces pionniers étaient considérés comme de doux illuminés. Il y avait deux grands courants : l’agriculture biodynamique, issue des idées du philosophe Steiner, qui était assez prisée dans les communautés soixante-huitardes mais quelque peu ésotérique. L’agriculture selon la méthode Lemaire-Boucher. Il y avait la méthode… et les produits à acheter chez ce qui était devenu une entreprise. Dans mon jardin, j’avais commencé par cela. L’agriculture bio avait été et continue d’être un tâtonnement expérimental collectif des petits agriculteurs comme l’avait été l’élaboration de la pédagogie Freinet. Ils échangeaient leurs essais, se rencontraient. L’agriculture bio est née d’une intelligence collective. Une association, « Nature et progrès », s’était constituée, regroupant producteurs et consommateurs. C’était cette association qui avait créé le premier label bio avec une charte rigoureuse. J’avais participé aux réunions d’une section locale. Producteurs et consommateurs bio s’inscrivaient dans une économie de proximité sans intermédiaires, mais finalement elle ne touchait pratiquement que le petit monde de l’après soixante-huit qui voulait encore changer la vie et les rapports sociaux.

Il a pratiquement fallu attendre les années 2 000 pour que les conséquences de l’agriculture industrielle et ses méfaits sur l’alimentation commencent à apparaître pour beaucoup. Les sciences de la nature et les approches systémiques validaient le bien-fondé de l’agriculture bio, celle-ci cessa d’être le fait d’illuminés. C’est alors que la grande distribution voyant poindre de nouveaux profits mit son grappin dessus. Des magasins puis des chaînes de magasins bios apparurent, les grandes surfaces commencèrent à avoir des rayons bios… et d’augmenter leur marge sur ces produits. Même si la clientèle était encore réduite, il fallut que l’agriculture bio produise plus, ait plus de rendements (encore eux !). Des labels officiels apparurent, beaucoup moins exigeants que celui de « Nature et Progrès ». Alors que l’agriculture bio exige de petites structures en polyculture, on l’adapta à des monocultures, il suffit parfois de remplacer les pesticides par des produits pouvant être certifiés naturels… mais produits industriellement. Bref, elle fut dénaturée.

Aujourd’hui où les modifications climatiques sont constatées, on commence à mettre en accusation les agriculteurs beaucoup plus que le système agricole. Le principal syndicat agricole, la FNSEA dirigée par les plus gros exploitants (on disait que c’était elle qui dictait la politique agricole de l’État), ne remet surtout pas en cause ce système, seule la petite Confédération paysanne née du soulèvement paysan du Larzac le fait. Et pour cause : si l’on voulait vraiment sauvegarder ce qui devrait nous faire vivre, c’est une véritable réforme agraire avec partage et redistribution des terres qu’il faudrait opérer puisque c’est seulement sur de petites structures que l’on peut faire une polyculture respectueuse de l’environnement et nourrissant les humains de cet environnement. Impensable ! On n’a pas cessé de s’appuyer sur une partie de la science de la chimie, en particulier la science officielle (L’INRA, l’institut national de la recherche agronomique) et celle rétribuée par une ou deux multinationales (Monsanto, Bayers), pour conforter le système agricole alors qu’il faisait la preuve de son impuissance à satisfaire les besoins vitaux pour lesquels il aurait seulement dû être instauré. Il est demandé à la même science d’aider à bricoler le même système pour le faire perdurer. Par exemple, après qu’elle ait élaboré les pesticides, on demande à la même science de trouver par lesquels remplacer ceux que l’on est bien obligé d’interdire. Aujourd’hui il n’est plus possible de nier le danger des pesticides. Mais leur suppression met carrément en péril la production des grandes surfaces en monoculture (dernier exemple des néonicotinoïdes sur les betteraves sucrières). Autrement dit, nous sommes condamnés à continuer à nous empoisonner quelque temps encore en même temps que la nature !

Nous verrons que, comme dans tous les domaines qui font notre vie, la seule façon de nous sortir de ce qui conduit à l’effondrement ne pourra être que la rébellion révolutionnaire généralisée. Les petites rébellions comme celle des « faucheurs volontaires » (OGM de Monsanto) n’ayant eu aucun effet et étant vite étouffées par le même système. Au moment où j’écris ces lignes, ces rébellions commencent à s’étendre, comme par exemple la révolte contre les bassines creusées soi-disant pour lutter contre la sècheresse mais qui ne concernent que quelques gros agriculteurs, monopolisant d’immenses surfaces pour produire massivement et intensivement des cultures de maïs qui n’ont pas la vocation de nous nourrir mais d’être exportées vers l’industrie agroalimentaire pour les élevages en batterie, de ce fait asséchant l’agriculture vivrière. Alors que raisonnablement il aurait fallu envisager le problème d’une autre façon, les manifestations ont subi une répression féroce.

Ce qui peut nous donner une touche d’optimisme, c’est le nombre croissant de petits agriculteurs soit qui tentent de basculer dans l’agriculture biologique et une économie de proximité, soit qui tentent de s’installer ; mais quelles difficultés doivent-ils affronter vu qu’il n’y a pas une politique agricole qui avec ses fonds étatiques et européens oriente vers une transformation radicale de l’utilisation des sols.

Certains secteurs agricoles ont entrepris leur évolution. Lorsque j’allais passer mes vacances dans ma famille du Languedoc dans les années 1960, le vignoble possédé par de grands propriétaires produisait en masse le « gros rouge » qui était sur les tables du petit peuple. À partir des années 1970, les crises successives ont fait réorienter et restructurer le vignoble vers des vins de qualité et aujourd’hui on trouve d’excellents crus languedociens (moins chers que les grands crus !) et de plus en plus de vins biologiques. Lorsque je suis arrivé en Sancerrois (2 002) il y avait encore les épandages systématiques d’insecticides ou de fongicides par des entreprises spécialisées avec avions ou hélicoptères. Et puis, peu à peu, les épandages massifs et systématiques ont cessé, ils se sont réduits aux seuls moments où la végétation courait vraiment un risque, des produits moins dangereux ont été utilisés, l’enherbage des vignes s’est développé et aujourd’hui le nombre des domaines qui obtiennent le label biologique croît chaque année (quelques fois c’est seulement pour un argument de vente mais peu importe). Il faut dire que le Sancerrois est une des régions viticoles des plus riches et elle est essentiellement composée de petites exploitations (en moyenne une vingtaine d’hectares) ce qui facilite les moyens à mettre en œuvre pour transformer les méthodes et le nouveau matériel à utiliser.

On sait que l’agriculture biologique et paysanne peut parfaitement et bien mieux nourrir la planète. Le problème n’est pas ce que maintenant on sait faire, il est politique, mondialement politique. Or on sait que ce ne sont pas des élus politiques qui font la politique mais les grandes multinationales, dont on ne sait même plus trop qui en sont les têtes dirigeantes et possédantes ou bénéficiaires, et les quelques trusts financiers avec leurs multimilliardaires. Quels que soient leurs champs d’action qui souvent sont dans les mêmes mains, ce sont d’immenses machineries qui ne produisent que du profit versé à des actionnaires qui n’ont rien d’autre à faire qu’à encaisser. Dans tous les domaines, il n’y a presque que ce problème.


[1] Il faut reconnaître que Pisani a été à ma connaissance le seul dirigeant de toutes nos républiques à reconnaître et regretter après l’énorme responsabilité qu’il avait eu dans ce qui est devenu le problème n° 1 des terres agricoles.

Prochain chapitre : les transports et la voiture - chapitres précédents 

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