La stigmatisation à l'école
"Pasde0deconduite", vous connaissez ? C'est le collectif qui s'est constitué à l'occasion du fameux rapport Bénesti et des lois qui en ont déjà découlé, pour surveiller, pratiquement dès la naissance, les conduites et comportements dits "à risques". Ce collectif organise d'ailleurs samedi 10 novembre 2007 à Paris (faculté de médecine Saint-Antoine) son 2ème colloque sciences et société "Enfants turbulents : l’enfer est-il pavé de bonnes préventions ?"
En dehors de cet aspect plus que déplaisant mais bien dans la ligne des choix de société qui sont fait actuellement, l'école a toujours été un lieu de stigmatisation quasi systématique, en faisant parfois volontairement ou non le levier de son ordre.
La maîtresse de CE1 de mon fiston a un problème : le groupe qui vient de débarquer dans sa classe est agité. Interpelée sur le terme qu'elle employait, elle a convenu que ce pouvait être plutôt bouillonnant. Ce qui aurait dû changer considérablement les données de son problème. Bouillonnant devenait alors une qualité et le problème n'était plus celui de ce qu'étaient les enfants et de ce qu'il aurait fallu faire pour qu'ils soient autre chose mais celui de sa difficulté à utiliser ce bouillonnement… que quelques enseignants aimeraient, eux, avoir constamment dans leur classe.
Mais ce qualificatif d'agités que ce groupe d'enfants va traîner comme un boulet au moins jusqu'à la fin de l'école primaire a un début :
Alors qu'ils étaient encore en grande section, ils devaient participer à la fête scolaire de fin d'année en y produisant un ou deux chants. Ce jour là, leur maîtresse était absente. Ils se sont donc débrouillés tout seuls sur scène, et ma foi, ils se sont fort bien débrouillés. Mais d'une façon décontractée, rigolote, et quelque peu animée ! Pour reprendre la main (« non mais, faut pas croire que ça se passe toujours comme ça chez nous ! »), mais de façon bonhomme (c'est quand même la fête !) le directeur reprend aussi le micro à la fin de la prestation : « On peut les applaudir, mais avec cette bande cela ne va pas être de la tarte pour les tenir l'an prochain ». Rires un peu niais de l'assistance. La bande était définitivement cataloguée. Pour tout le monde cela devenait des enfants difficiles. Lors des transmissions qui se font d'un enseignant à un autre à chaque rentrée, le commentaire classique : "avec ceux-là, tu vas t'en voir". Et je sais très bien que c'est ce qui est presque toujours signalé en priorité. Ce qui risque de troubler l'ordre et le déroulement du fonctionnement immuable prévu à l'avance.
Du coup, l'enseignante suivante à qui on annonce des agités… a bien des agités puisqu'ils le sont avant même qu'elle ait pu en juger et qu'elle agira d'emblée avec eux… comme avec les agités qu'on lui a annoncé qu'ils l'étaient. Elle s'organisera d'avance en fonction de ce qu'elle croit savoir. L'enseignante en question avait d'ailleurs des « projets intéressants » qu'elle nous déclara tout bonnement avoir abandonnés, vu les agités qui lui débarquaient. Les dits agités n'ont aucune chance d'être les bouillonnants qu'ils sont ! Et toutes les chances de s'agiter encore plus, vu qu'ils n'ont, de l'aveu même de la maîtresse, rien d'intéressant devant eux où ils pourraient utiliser une énergie qui ne demande qu'à être mobilisée.
Ce phénomène ne relève pas d'une volonté délibérée et mal intentionnée des enseignants. La plupart du temps ils sont surpris, voire offusqués lorsqu'on le leur fait remarquer. Il s'agit presque d'un mécanisme auto-protecteur qui dénote à quel point les positions de chacun, enseignant ou élève ou parent, sont sur la défensive.
Cette stigmatisation qui porte sur la conduite et relève du jugement moral, on la retrouve très régulièrement dans les annotations des livrets scolaires. "Ne fais pas suffisamment d'efforts" ou pire "ne fait aucun effort, X est paresseux", "Peut mieux faire", "bavarde trop en classe", "ne respecte pas les règles", "ne travaille pas" etc. Quand ce n'est pas parfois carrément insultant et pouvant relever de la diffamation donc du droit commun, comme je l'ai trouvé une fois dans le bulletin d'un de mes grands « Y. est un fumiste ».
Pour beaucoup d'enfants ou d'ados, cette stigmatisation non seulement les suit d'une année sur l'autre mais, en plus, est reprise par la famille. C'est d'ailleurs ce qu'en attendent souvent des enseignants qui pensent qu'une fustigation supplémentaire ne peut que faire du bien. Mais elle a surtout l'intérêt de les dédouaner de toute responsabilité dans ce qu'on appelle « l'échec » dont alors l'enfant est le seul coupable. C'est d'ailleurs une des fonctions essentielle de la stigmatisation. A priori on peut espérer que ce n'est pas dans une volonté de détruire (quoique !), mais il s'agit surtout de mettre hors de cause l'institution et ceux qui y ont une mission, l'organisation sociale et sociétale en général.
Il n'y a même pas besoin d'un fichier national pour pointer les comportements à risques : le livret scolaire qui suit les enfants et ados, qui est conservé, c'est déjà cela. En plus, ce qui y est porté ne dépend que de la subjectivité de ceux qui les annotent. Ils avouent tous avoir même des difficultés à remplir des item purement techniques sur les évolutions des apprentissages, ce qui est un comble pour des professionnels. Le prétexte que les parents n'y comprendraient rien est un faux prétexte : c'est bien le rôle d'un professionnel d'expliquer en termes clairs ce qui est nécessairement technique. Mon mécano me le fait à chaque panne !
Ce qui suit aussi chaque enfant, pratiquement dès la maternelle, c'est la catégorie dans laquelle il se trouve : bon ou très bon élève, élève moyen, élève médiocre (Eistein faisait partie de cette dernière catégorie !) Il est exceptionnel qu'un bon élève devienne médiocre, tout autant qu'un médiocre devienne un bon. Il faut bien sûr rajouter que le qualificatif de « bon » inclut la docilité en même temps que des « résultats » scolaires. La stigmatisation scolaire étant alourdie par la stigmatisation familiale, recherchée je l'ai dit plus haut. Les conversations chez le boucher ou la boulangère devraient figurer dans un florilège « Ma fille ça va, c'est une bonne élève, elle n'a que des bonnes notes, elle suit bien – Ah ! Vous avez de la chance, moi je ne sais pas quoi faire pour le mien ! ». Ils sont déjà marqués pour toute leur vie scolaire, voire leur vie villageoise ou de quartier. S'ils n'ont pas la chance de tomber sur un prof qui sait voir et chercher au-delà d'une image scolaire, si le phénomène de résilience si bien exploré par Cyrulnick ne s'enclenche pas, ils sont cuits !
Dès le début, les enfants se voient affublés et n'ont plus qu'une identité scolaire, que l'on traduit à nouveau par un nombre, une note qui produit un classement de valeur, une immédiate hiérarchie scolaire et une future hiérarchie sociale. Et il faut revenir aux notes, ma bonne dame, clament les chantres du retour au passé, relayés complaisamment par les médias et les sacro-saints sondages. Il y a les premiers et les derniers, les gagnants et les loosers.
Et bien sûr, on s'étonne que l'enfant devenu ado pose quelque problème qu'il résout, à sa façon, dans la recherche désespérée d'une identité quelconque par les moyens qui lui restent. Pour être à nouveau… stigmatisé. Tout est joué d'avance mais il n'a eu aucune carte à jouer.
Ce qui est le plus stupéfiant dans la marche inexorable de la machine scolaire, c'est que l'on connaît depuis belle lurette l'effet pygmalion. Mais on le fait fonctionner surtout à l'envers. Cela a peut-être l'avantage de trier le bon grain de l'ivraie, de l'ivraie sociale !
Finalement, il faudrait peut-être simplement que les parents des cohortes de stigmatisés se révoltent au lieu de conduire en humiliés leurs enfants à ce qui finit par être un abattoir et défendre leur enfant et son potentiel inexploité ou étouffé plutôt que de pleurer devant ses notes ou les appréciations de son livret scolaire. Après tout, l'école capture la population de la jeunesse pendant l'essentiel du temps où elle se construit. Chacun est en droit de lui demander d'assumer correctement cette construction pour chacun d'entre eux et non de contribuer à la destruction de ceux qui ne lui conviennent pas.
L'égalité des chances, c'est chacun toutes ses chances.