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Le blog de Bernard Collot
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7 août 2015

C'est gratuit, même pour les riches !

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"Des Hommes qui se regardent, qui échangent, qui se créent les uns les autres"

C'est l'expression provocatrice utilisée et affichée depuis des années par Jean Bojko, fondateur et directeur du Théâtre de l'éprouvette ( TéATr'éPROUVèTe) dans la Nièvre. D'abord installé dans les débarras à l'arrière de la maison de la culture de Nevers mais viré parce que trop subversif pour être supporté par la municipalité d'alors, le Théâtre de l'éprouvette squatte actuellement la vieille abbaye de Corbigny qu'il a rebaptisée l'abbaye du jouir !

Jean Bojko et sa compagnie s'illustrent depuis très longtemps dans de multiples opérations où l'association du socio et du culturel prend tout son sens. Il y a quelques années des stages de trois mois étaient subventionnés pour l'insertion des chômeurs de longue durée. Jean Bojko avait réussi à obtenir les fonds pour en organiser un, non pas pour apprendre un métier comme étaient faits la plupart de ces stages, mais pour chanter, faire de la musique, de la peinture, se mettre en scène, créer, réapprendre à jouir. Il avait appelé cela "pour une ouverture vraie" et même des non chômeurs (donc des plus riches) pouvaient librement en profiter... ce que je n'avais pas manqué de faire (nous n’étions pas nombreux à avoir fait ce pas) ! Cela avait été la magnifique expérience de l'éveil des uns aux autres, de l'échappement au statut social qui condamne les uns ou les autres au repli, à l'autoprotection ou au désespoir[1]. Les « pauvres » élevaient les plus « riches » en même temps qu’ils retrouvaient leur propre considération qui permettait de reprendre en main leur destin… et les plus riches prenant conscience du leurre de leur richesse (même toute relative et uniquement en comparaison à la pauvreté des autres). L’insertion ainsi conçue devient alors révolutionnaire parce qu’elle change simultanément les comportements de ceux qui sont les antagonistes d’une société, cramponnés à leurs statuts et leurs conforts pour les uns, aspirant (en vain) à passer ou revenir de l’autre côté de la barrière pour les autres.

Casser les barrières, sociales, culturelles, économiques, souvent aussi celles de l’inconscient, c’est ce que poursuit inlassablement Jean Bojko dans une conception résolument sociale et subversive de l’art et des artistes. Dans les années 2000 en « mariant » 36 communes du Morvan à 36 artistes de renom qui venaient régulièrement dans le village qu’ils parrainaient créer avec les habitants et surtout libérer la création de ceux-ci sur leur propre monde et environnement. Puis en faisant venir dans les bistrots, les cuisines de ferme, dans les coins les plus reculés du Morvan, des artistes, des intellectuels, des scientifiques, des philosophes… pour discuter devant un feu de cheminée, avec un verre, un fromage ou une tranche de saucisson[2]. Cela a été ensuite dans les jardins potagers, même les plus modestes, qu’il donnait rendez-vous et faisait venir, rencontrer et discuter les après-midi d’été avec artistes, intellectuels et autres venus de loin, assis sur un vieux banc ou une souche, parce que le jardin potager c’est la vie qui fait vivre de la vie. Et puis les représentations dans les vieux lavoirs, les cours de ferme où la pièce s’adapte à l’histoire du lieu et fait participer les habitants qui ne sont plus tout à fait spectateurs, jusqu’au camion d’alimentation culturelle qui passe régulièrement dans les villages, semblable au camion des marchands ambulants, mais où tout est gratuit, même pour les riches.

Cette expression que l’on peut prendre pour une provocation gratuite, m’a beaucoup interpelé. Nos actions militantes sont presque toujours tournées vers le peuple, pour sortir le peuple de sa situation de soumis, d’exploité, de précaire, d’ignorant. Le peuple, c’est une sorte d’entité floue plus ou moins inerte dont ceux qui en parlent ne feraient pas partie. Instinctivement faire l’école du peuple c’est faire une école pour les défavorisés. L’éducation populaire mène des actions remarquables mais essentiellement en direction de ce peuple. Ceux qu’on situe comme riches ne se sentent pas concernés, comme s’ils n’en faisaient pas partie et n’en avaient pas besoin. De facto, on maintient une barrière qui sépare et freine les changements globaux d’une société qui ne peuvent se faire que par les transformations des comportements et des représentations de tous, plus que par une lutte des uns contre les autres (ce qui ne veut pas dire qu’il ne faille pas lutter contre toutes les oppressions institutionnelles et ceux qu’elles servent).

Avec, c’est gratuit, même pour les riches, Jean Bojko inverse le sens habituel du don (dans l’autre sens ce n’est pas du don mais de la charité hypocrite). C’est le « peuple » qui offre sa richesse en la faisant devenir commune et en lui ôtant une valeur marchande. C’est lui qui invite les autres à s’insérer. L’art et les artistes deviennent alors des ferments, des médiateurs et plus seulement des transmetteurs ou des gardiens d’une culture qui a surtout été celle des riches, au service des riches[3][4] !

Allez faire un tour à l’abbaye du jouir !



[1] J’ai également trouvé l’importance de l’élimination du statut social dans le naturisme d’Albert Lecoq.

[2] Jean Bojko m’a amené un soir d’hiver, dans la neige, dans la ferme d’un hameau perdu dans la montagne du Morvan, discuter à bâtons rompus… d’école du 3ème type. Tout était incongru comme s’il s’agissait d’un autre monde alors que c’était le vrai monde.

[3] De Vinci, Michel-Ange, Racine… étaient d’abord au service des puissants !

[4] A quand par exemple un stage (gratuit !) chez les rappeurs dans une banlieue pour les profs de littérature et même pour Finkielkraut ?!

 

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