Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Le blog de Bernard Collot
Le blog de Bernard Collot
Derniers commentaires
19 avril 2023

1940-2021 (207) - Épilogue - IX Le rendement, la rentabilité, la performance, la concurrence, la compétition

L’écrivain et conteur cévenol Jean-Pierre Chabrol racontait ceci :

« J’étais en voyage dans un pays d’Amérique du Sud. Dans un petit village, dans l’atelier d’un vieux menuisier, je vis une magnifique table.

- Combien la vends-tu ?

- 10 dollars.

Incroyable. Je pensai à tous les amis à qui j’aurais pu l’offrir.

- Et si je t’en commande 5 ?

- 100 dollars.

- Pour le tout ?

- Non, pièce !

- Comment ! Si je t’en commande 5, ce devrait être moins cher puisque tu iras bien plus vite pour les faire !

- Pas du tout. En faire une, cela a été un plaisir, pour en faire encore cinq semblables, ça m’emmerde ! »

----------------------------------------------------

 metierautrefois1image_0991963_20220615_ob_0bb096_deficit-de-la-balance-commerciale-fra_1  

En ce qui concerne les productions agricoles, j’ai déjà évoqué dans le second chapitre comment les politiques successives ont fait du rendement le seul critère pour en apprécier leur intérêt. Il y a eu cependant un secteur agricole, la viticulture, où les viticulteurs eux-mêmes ont fait la démarche inverse. Lorsque j’allais dans ma famille du Languedoc dans les années 1960, les vignes étaient cultivées dans d’immenses domaines produisant du « gros rouge ». Le rendement n’était même pas suffisant puisque les grossistes en vin importaient du vin d’Algérie qu’ils mélangeaient à la production languedocienne pour alimenter tous les foyers en vin de table. Dans les années 1970, lorsque je m’installai en Beaujolais, je découvris alors les AOC (appellations d’origine contrôlée). Cette fois pour assurer la qualité du vin, les rendements étaient limités (50 hl/ha). Dans les années 1990, la viticulture du Languedoc subit une grave crise et la plupart des surfaces viticoles se transformèrent à leur tour, privilégiant la qualité au rendement.

Sans titre_1

L’industrie, elle, a toujours été une production de masse. Au début le rendement dans les usines était aussi justifié par la baisse des coûts : Henri Ford avait inventé le travail à la chaîne en disant qu’ainsi les ouvriers allaient pouvoir s’acheter la voiture qu’ils fabriquaient, mais ce n’était pas encore au détriment de la qualité. De ce fait Ford pensait aussi que ses ouvriers allaient ainsi être passionnés par leur travail. Les voitures sortant des usines Renault, Peugeot, Citroën avaient chacune leur réputation.

 

artisanat-emploi-

depositphotos_56245445-stock-photo-working-blacksmith

Les artisans, eux, n’étaient pas vraiment en concurrence. Le forgeron de mon village était connu pour la qualité des outils tranchants qu’il forgeait. Celui du village d’à côté c’était plutôt pour la forme de ses socs de charrue en même temps il était charron pour cercler les roues des charrettes. Chacun avait un savoir-faire pas forcément un savoir tout faire n’importe comment. La serpette que l’on achetait à l’un, le soc que l’on achetait à l’autre, le meuble que confectionnait le menuisier… c’était à vie ! Mais ils avaient pris le temps de bien les faire. Le temps n’était pas de l’argent comme dans le chapitre précédent, c’était de la qualité.

 C’est surtout à partir des années 1980 que rendement, concurrence, compétition sont devenus les seuls termes qui régissent aujourd’hui toute notre société.  Nous avons commencé à entendre parler sans cesse de balance et déficit du commerce extérieur, concurrence et compétition entre pays pour exporter au moindre prix, mondialisation, délocalisation.

Ce ne sont pas les besoins communs qui justifient aujourd’hui la nécessité du travail mais le profit que ceux qui ne produisent rien en retirent (PDG des multinationales, actionnaires, banques… multimilliardaires). Il faut que tout soit rentable, rapporte. Pour ce faire, on demande aux ouvriers et employés d’en faire toujours plus, plus rapidement et à moins nombreux dans le même temps et le même salaire. Si cela s’avère insuffisant, il est beaucoup plus rentable de leur rajouter des heures supplémentaires que d’embaucher, vu les maigres salaires octroyés ou la menace d’un licenciement, elles sont acceptées. N’importe quel métier, qui sous l’ancien régime était régenté par les corporations, fait maintenant partie de filières. Ce n’est même plus le métier qui doit être rentable pour celui qui l’exerce pour répondre à la demande de personnes qui en ont besoin, mais la filière à laquelle il appartient. On entend des phrases surréalistes comme celles-ci : « Telle filière est en déficit ! » ou « Telle filière met en péril la balance commerciale ! »  Drôles de balances !

lettre-a-mon-facteur_3900873_540x436p

Quel est l’outil pour optimiser la rentabilité ? La règle à calcul ! Si je prends un exemple que je connais bien, celui des facteurs, finie l’époque où ils avaient un rôle social et relationnel essentiel, surtout dans les campagnes : les ordinateurs ont calculé la longueur optimale de chaque tournée suivant la quantité de courrier à distribuer, le temps nécessaire pour déposer une lettre dans chaque boite aux lettres (obligatoires) de plus en plus regroupées à la campagne comme elles le sont dans les immeubles, la vitesse à laquelle ils doivent se déplacer et ils sont tenus de revenir pile poil à l’heure au bureau de poste pour rendre leurs comptes. Les facteurs des postes sont dénommés aujourd’hui des préposés ! Seulement préposés à mettre des papiers dans les fentes des boites aux lettres dans le moins de temps possible. 44730561D’ailleurs comme envoyer une lettre ne se fait plus, facteurs et boites aux lettres vont bientôt disparaitre de notre paysage. Grâce à la concurrence et son corollaire, la privatisation, même les colis sont de moins en moins livrés par la poste.

 

Bien sûr, on ne dit pas que c’est pour améliorer les profits de quelques multinationales, des financiers, des banques… on ne parle que de concurrence et de compétition à tous les niveaux, comme si celles-ci étaient dans l’ordre de la nature. On ne cesse de nous rabâcher que grâce à la concurrence nous pourrons choisir les offres les moins coûteuses. Or le principe même de la concurrence commerciale est d’éliminer ou d’absorber les concurrents, à ce jeu tous les petits artisans, commerçants ont été éliminés, ils ne pouvaient pas lutter.

ob_d1ec5e_gros-oeuf

Le but de la concurrence est d’écraser les concurrents.  Gauthier Chapelle et Pablo Servigne ( L'autre loi de la jungle) et les sciences de la nature d’aujourd’hui ont beau démontrer que dans tout le monde vivant ce ne sont pas concurrence et compétition qui ont assuré la survie de toutes les espèces animales et végétales, rien n’y fait. Comme tout est devenu mondialisé, on ne peut, parait-il, pas y échapper. À la menace du chômage s’y rajoute celle des délocalisations. Ce n’est même plus le « travailler plus pour gagner plus » qui en réalité voulait dire « travaille plus si tu veux gagner suffisamment pour survivre », c’est maintenant « travaille plus et plus longtemps pour garder ton boulot et que celui-ci reste en France ». Il n’y a aucune autre raison que celle-ci qui explique le chômage alors que tous les besoins vitaux procureraient du travail à tout le monde. Nos gouvernants ne cessent de nous répéter hypocritement qu’ils luttent contre le chômage, que grâce à eux sa courbe diminue. Or le chômage leur est nécessaire pour être le moyen de pression et la menace perpétuelle qui fait tout accepter. Il faut juste qu’il ne dépasse pas trop le seuil qui risque de faire exploser la machine sociale et surtout imploser la machine financière.

 

88684393_o_1

Aujourd’hui et aujourd’hui seulement parce qu’il y a eu les manifestations des Gilets jaunes puis contre la réforme des retraites on découvre que le plus grand monde ne trouve un sens quelconque au travail que le même plus grand nombre est obligé d’assumer pour survivre, et même que des emplois ne trouvent plus preneurs en dehors des émigrés qui ont des conditions encore pires chez eux… mais voilà qu’on n’en veut même plus ! Ce qui est aussi significatif c’est que beaucoup de jeunes préfèrent galérer plutôt que d’aller faire les rouages de machines à profits.

 

Compétition et concurrence commencent dès l’école. Il faut être performant et plus performant que les autres dans le travail scolaire sanctionné par le chiffre des notes pour être parmi les « bons élèves ». Autrefois, c’était le classement qui faisait de toi un mauvais ou un bon élève, le premier de la classe ayant une petite chance d’avoir une meilleure situation que le dernier qui en plus se faisait engueuler à la maison. Dans le Bugey, j’étais toujours le dernier de ma division… mais nous n’étions que deux du même âge !

68a254044bcc2ab46c3c5875272f9ec3

On a supprimé les classements mais hypocritement sur les bulletins de notes des collèges et lycée à côté de la moyenne obtenue est signalée la moyenne de la classe, de la meilleure et de la moins bonne, si bien que c’est la première chose que regardent les parents lorsqu’ils le reçoivent. Les appréciations les plus fréquentes dans les bulletins de mon fils étaient « Résultats insuffisants » et « Travail insuffisant ! » Chaque année des statistiques sont publiées pour classer les établissements obtenant les meilleurs résultats.

Ce sont les notes obtenues qui permettent à certains d’obtenir une place dans l’université dont ils auraient envie avec l’exécrable « Parcoursup ». La notation continue au lycée permet de mettre la pression en continu sur les lycéens.

  

tumblr_p44vf0aEHM1uyu0eyo1_500_1

La recherche de la performance scolaire, on l’a vue fleurir dans des méthodes d’apprentissage portant différents noms (apprentissage conceptuel, apprentissage scientifique, apprentissage par argumentation…), mais ceci toujours en restant dans la même conception de l’école. Céline Alvarez a pu s’enorgueillir qu’avec sa méthode les enfants pouvaient savoir lire dès l’âge de trois ans, comme si cela avait un intérêt majeur pour les enfants et leur devenir. Il n’y a eu pratiquement aucune protestation lorsqu’Emmanuel Macron a rendu la scolarité obligatoire dès trois ans. Ce qui n’a pas empêché qu’année après année quoiqu’aient pu faire le ministère de l’Éducation nationale et toutes les méthodes, dans les études PISA les performances du système éducatif français n’ont cessé de décroître. On s’est beaucoup plus attaché à la réussite du système coréen en occultant ce qu’il imposait à toute une jeunesse ainsi qu’à leurs familles, qu’à celle du système finlandais qui était performant justement parce qu’il n’était pas obnubilé par la performance.

 

Pour obtenir un travail, on est en concurrence avec les autres demandeurs d’emploi sur « le marché du travail », pas très éloigné des « marchés d’esclaves ».

pouvoir-achat_1

Dans les magasins qui ne sont pratiquement plus que de grandes surfaces c’est la concurrence des prix, il y a même un « ministère de la concurrence et des prix » ! Et comment obtenir les meilleurs prix pour un profit supérieur ? La règle à calcul indique que c’est la production de masse avec le prix des matières et des salaires les moins élevés, c’est-à-dire ailleurs dans ce qu’on appelle un « marché commun ». Moins les salaires sont élevés, plus les travailleurs sont condamnés à acheter ce qui est produit à bas prix et plus s’accroissent les profits des quelques-uns qu’on ne voit jamais. Aujourd’hui seules les classes aisées peuvent consommer des produits bio. On a inventé le « pouvoir d’achat » qui devient une des principales revendications alors que ce ne devrait être que « le pouvoir de vivre bien », voire le « pouvoir de survivre », mais ces derniers ne peuvent entrer dans les chiffres de l’INSEE (Institut national de la statistique et des études économiques).   

Fini le sport fait pour le développement physique, la santé, l’esprit d’équipe. « L’essentiel est de participer », disait Pierre de Coubertin créateur des Jeux olympiques modernes. L’essentiel est aujourd’hui uniquement de gagner et seuls les gagnants sont portés aux nues de façon outrancière. Lors des compétitions internationales, la seule chose qui intéresse c’est le décompte des médailles obtenues par son pays, médailles brandies par les médias et ceux qui nous dirigent. Aujourd’hui pour tout et n’importe quoi, on est un winner (gagnant) ou un loser (perdant).

Les seuls qui n’ont plus besoin d’être en compétition, ce sont les multinationales : elles ont pratiquement les mêmes actionnaires et s’entendent entre elles pour se partager les domaines de production... et le gâteau.

Lorsque les Saint-Simon, Auguste Conte ou les premiers cybernéticiens, pensaient que science, technologies, machinisme et robotisation allaient libérer du temps et diminuer la fatigue, ils n’imaginaient probablement pas que cela aboutirait à l’inverse.

 Prochain chapitre : Les services publics - chapitres précédents

Commentaires