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Le blog de Bernard Collot
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7 novembre 2011

9 - Rhapsody in Blue et Roger

Extrait des "Chroniques d'une école du 3ème type", Editions de l'Instant Présent

Ecoute de l'enregistrement de la chronique

Chronique précédente

Être reconnu ! Aucune construction de l'être n'est possible sans la reconnaissance de l'être.

J’ai envie aujourd’hui de vous raconter une histoire.

Cela se passait dans une petite école du Beaujolais où j’ai fait mes débuts. J’avais des enfants de 7 à 14 ans. C’était l’époque du certif ! Du certificat d’études ! C'est-à-dire, il y a bien longtemps.

Comme presque partout, il était de tradition de faire une fête de fin d’année. C’était l’occasion de rapporter quelques sous, de réunir les parents et de finir l’année par une fête. C’était aussi pour beaucoup d’écoles le prétexte de faire autre chose que du scolaire. Pour nous c’était plutôt l’occasion de prolonger et de valoriser ce que nous faisions. C’était donc une des créations des enfants qui était présentée à cette occasion.

Cette année-là, les enfants avaient choisi de créer une chorégraphie et une histoire à partir de Rapsody in blue de Gershwin. J’avoue que j’étais quelque peu inquiet de leur choix et me demandais bien de ce qu’ils allaient pouvoir faire d’un morceau, certes célèbre, mais plutôt fait pour inspirer des danseurs classiques.

Les capacités créatrices des enfants sont toujours étonnantes. Peu à peu je vis naître une histoire fantastique où les personnages étaient les arbres d’une forêt et des yeux dans cette forêt. A croire que c’était eux qui avaient inspiré Gershwin. Et tout le monde participait et s’éclatait dans cette composition délirante.

Tout le monde, sauf Roger. Roger était ce que l’on appellerait aujourd’hui un handicapé mental. Autrefois, c’était l’idiot du village. Il avait des difficultés à s’exprimer, ses gestes étaient désordonnés, peu coordonnés, mais il était accepté dans la classe, personne ne se moquait de lui, tout le monde l’aimait bien. Mais il était un peu à part.

Dans la création jubilatoire où chacun avait sa place, tout le monde l’avait un peu oublié. Jusqu’au moment où les enfants s’aperçurent qu’ils ne pouvaient présenter un spectacle où il y aurait eu un seul absent. Et la question centrale devint : « quel rôle Gershwin aurait bien pu attribuer à Roger ? ».

Le sorcier ! il fallait absolument un sorcier ! Et ce sorcier ne pouvait être que Roger !

On lui trouva une vieille robe de chambre pleine d’étoiles, on lui confectionna un chapeau pointu, et Roger rentra dans la musique et le spectacle.

Personne ne savait ce qu’il allait faire. J’assistais alors à la chose la plus étonnante que j’ai pu voir dans ma carrière d’instituteur. Roger, avec ses gestes désordonnés, non seulement devint le plus fantastique sorcier qu’ait pu imaginer Gershwin, non seulement il s’inséra immédiatement dans ce que les enfants avaient déjà créé, mais il devint le centre de l’histoire. Les yeux, les arbres se mirent à vivre autour de Roger, par Roger. Roger devint le maître du spectacle.

L’œuvre collective ainsi créée, parce que c’était bien une œuvre, époustoufla tous les spectateurs lors de sa présentation, y compris les amis musiciens et artistes qui nous rendaient fréquemment visite.

Bien longtemps après, j’ai encore en mémoire tous les détails de cette étonnante aventure.

Mais ce n’est pas cela le plus important, ni même le plus étonnant. Le plus étonnant, c’est qu’ensuite Roger ne fut plus le même. Le comportement et le regard des autres vis-à-vis de lui avait également changé. Roger n’était plus celui que l’on se contente d’accepter gentiment et qui lui-même se contente d’être là. On pouvait faire appel à lui. Il pouvait participer. Il était devenu quelqu’un. Et quelqu’un dont plus personne ne voyait le handicap. Il existait.

Et Roger commença à apprendre à lire, commença à s’essayer à écrire, à oser le montrer, à oser être fier de ce qu’il faisait. Même les gens du village ne le regardaient plus du même œil. Il était manifestement heureux de vivre.

Certes, il ne lu jamais aussi bien que les autres, son écrit restait sommaire, ses capacités mathématiques restaient limitées. Mais il n’était plus en dehors de tout ça.

Ce dont tout individu a besoin, c’est d’être reconnu. Reconnu parce qu’on a besoin de lui, parce qu’il joue un rôle dans l’histoire du groupe où il existe et qu’il fait exister ce groupe. C’est cette reconnaissance des autres qui le fait se reconnaître lui-même, qui le fait exister et qui lui permet de vivre.

Pour revenir à l’école, on a constaté qu’aucun apprentissage ne peut s’enclencher si celui qui doit apprendre n’est pas reconnu dans le groupe où cet apprentissage doit avoir lieu. Mais pour que cette reconnaissance ait lieu, il faut que le groupe vive, ait une vraie vie.

Commentaires
E
Merci pour cette belle histoire qui va m'accompagner pendant la nuit. <br /> <br /> C'est vrai que quelque fois un seul regard nous ouvre mille portes. Inversement, une moue méprisante peut nous enfermer dans une prison mentale où plus rien n'est possible. Savoir que des millions d'êtres vivent dans un chaos intérieur de n'avoir pas été reconnu, c'est vertigineux. Et vertigineux aussi de se dire qu'on doit, sans s'en rendre compte, créer ces ouvertures et ces fermetures lorsque nous nous adressons aux gens, particulièrement aux enfants...
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