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Le blog de Bernard Collot
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30 octobre 2018

Trois jours chez les Belges de Liège

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Quel sens donner à l’école au XXIème siècle ?

C’était trois jours à Liège. Liège la festive, Liège l’épicurienne, Liège parfois rabelaisienne, Liège de Georges Simenon.

C’était dans l’auberge de jeunesse de Liège. Un vieux dans une auberge de jeunesse, c’est quelque peu surréaliste ! J’ai pu me faire croire que j’avais 60 ans de moins ! Mes os m’ont rappelé que non, mais la chance d’être là au lieu d’être dans un EHPAD ça n’a pas de prix.

C’était chez les CEMÉA. Une vingtaine de participants balayant tout l’éventail de l’école, de la maternelle jusqu’à la « Haute école », là où on forme tous les autres.

La question posée et prétexte à la rencontre est devenue plutôt banale aujourd’hui, elle fait couler beaucoup de salive. Mais, avec les CEMÉA belges, tu ne réponds pas aux questions avec seulement de la salive. Depuis leur origine les CEMÉA[1] sont passés maîtres dans l’art de provoquer la réflexion et l’action ou l’action et la réflexion. Pour cela, Alain et Catherine, avec leur air de ne pas y toucher, sont des experts de cet art et ils nous ont embarqué tout azimut.

Ils sont arrivés à l’auberge de jeunesse avec leurs bagnoles bourrées jusqu’au toit de cartons, matos… Lorsqu’Alain a installé, et pas n’importe comment, tout un bric à brac sur une grande table, allant des ciseaux, peintures, scotch, papiers divers… jusqu’aux agrafeuses, ficelles etc., perplexe, peut-être même inquiet, je lui ai demandé à quoi cela allait servir : « J’en sais rien ! » Ça m’a rassuré : j’étais bien tombé chez des « 3ème type » !

Nos deux « cadreurs » de stage posent des cadres très sommaires, mais très habiles, dont on ne sait pas ce qui va en surgir, ce d’autant que lorsque tu crois que tu suis bien une consigne, paf ! ils te déstabilisent.

Un exemple d’une séquence à laquelle tu n’es pas obligé de participer, d’ailleurs rien n’oblige de faire ce qu’ils proposent si ça te dérange et que ce n’est pas ton truc, mais bon, tu ne vas pas te couper des autres :

« Mettez-vous à plusieurs et trouvez 10 mots qui résument pour vous ce que devrait être l’école. ». Là, ça va, depuis le temps qu’on cogite tous là-dessus, on en a des centaines de mots à proposer. Mais pour trouver ceux qui sont communs, importants, il faut discuter sur chacun, sur ce que l’on met sous chacun, et les neurones commencent à chauffer. Quand tu es bien fier d’avoir trouvé un accord avec tes copains copines sur dix mots qui ne sont peut-être pas ceux des autres, voilà qu’il faut en éliminer cinq ! Et ça cogite à nouveau. Tu t’attends alors à la grande discussion orale avec la présentation  des mots de chaque petit groupe, ailleurs on n’arrête pas de faire ça. Patatras, voilà que nos deux loulous nous disent : vous allez présenter votre recherche aux autres sur le support que vous voudrez, mais vous n’avez pas le droit d’écrire le moindre mot ! Vous prenez tout ce que vous voudrez à l’atelier. » (Alain ne savait peut-être pas ce qu’on allait faire avec le matériel qu’il avait mis en place, mais ce n’était pas innocent) Ouaf ! C’est quoi cette connerie ! On n’est pas à la maternelle voyons ! Mais l’ambiance créée aidant, chaque groupe se plie au jeu. Et là, surprise : quand il s’agit de transposer la pensée que reflète des mots dans un objet à inventer et à composer, la réflexion initiale rebondit, se prolonge, s’affirme, se modifie prend une nouvelle dimension, nous passons en quelque sorte derrière les mots, au-delà des mots. Et ça discute, en même temps que ça crayonne, ça peint, ça découpe, ça colle… pour produire quelque chose qui soit cohérent. Au fur et à mesure, ce que ne disaient peut-être pas les mots isolés les uns des autres apparaît dans la création qu’il faut en faire, nous fait aller plus loin. Nous avons été induits à utiliser ce qu’Alain avait mis à notre disposition, mais nous aurions pu aussi bien nous servir de nos corps, du mime, de la musique…[2]  Penser à plusieurs à travers nos mains et nos manipulation devient intensément jouissif, on voit notre pensée se créer, évoluer. Lorsque chaque groupe a présenté son œuvre aux autres, là encore les autres pour comprenre faisaient aller la réflexion encore plus loin, sur des chemins contenus dans les images, les bricolages… Les mots savent de nous ce que nous ignorons d’eux disait René Char, il n’y a pas que les mots qui révèlent des pensées que nous n’exprimions pas, il y a ce qui émerge différemment de la matière que nous triturons pour dire quelque chose... Tous les artistes le savent.

Ce n’est qu’un exemple de ce qui s’est passé à travers des actions apparemment simples à réaliser (l’imagination d’Alain et Catherine est sans limites !).

Habituellement on  ressort des rencontres classiques avec la réponse intellectuellement à donner, en l’occurrence, ici, « quel sens donner à l’école ? ». Réponse qui en côtoiera beaucoup d’autres. Là, c’était beaucoup plus fort, c’est chacun d’entre nous qui a fait émerger de son vécu le sens que l’école pourrait avoir, devrait avoir, tout simplement dans la vie de chacun, dans la vie sociale, dans ce qui est une société.

La conclusion, c’est S… qui nous l’a donnée. S… s’était isolée pour écrire un poème. Lors du bilan de chacun, elle nous l’a lu ce poème adressé à une petite fille. Il était simple ce poème, mais derrière les mots lus avec des fêlures dans la voix, des yeux qui s’embuaient, nous avons deviné tout ce qu’un passé avait fait surgir au cours de ces trois jours, les souffrances que justement une école sans sens n’avait fait qu’accentuer. Il a fallu un sacré courage à S… pour nous le lire, peut-être la confiance qui s’était instaurée entre nous pendant ces moments ensemble et à faire ensemble.

J’ai souvent constaté, y compris pour moi-même, que lorsqu’on ose pour les enfants à ne plus se plier  à ce qu’impose école et société, cela fait remonter aussi nos propres souffrances, et ce n’est pas facile. Peut-être est-ce pour cela que beaucoup ne bougent pas, prudemment. Cela m’a fait penser à ce que nous disait et nous faisait faire Jean-Guillaume Bellier lors d’une précédente rencontre à Strasbourg.

S… je t’embrasse bien fort (les autres aussi !).

PS : la bière est toujours aussi bonne chez les belges, encore plus bonne quand c’est avec des liégeois qu’on la déguste.



[1] Je répéterai encore que les CEMEA ont été un des premiers et très grands mouvements pédagogiques, dans le fil de John Dewey.

[2] J’ai dû vous parler quelque part des UPP (universités populaires parentales) instiguées par l’ACEPP (Association des collectifs enfants parents professionnels) qui fédère les lieux d’accueil parentaux de la petite enfance. Chaque UPP était surtout composée des parents dont on dit qu’ils sont défavorisés et pour lesquels les experts parlent à leur place. J’ai assisté à Paris à la première présentation de leurs travaux devant un gratin de représentants de l’Education nationale, de la Caf, etc. Alors que tous ces messieurs et dames s’attendaient aux présentations habituelles avec textes lus devant un micro, chaque UPP, pratiquement rien que des mamans, a présenté ses travaux où les institutions et la société en prenaient quelque peu pour leur grade, par des scènes jouées ou mimées, des danses, des chants, des marionnettes, des peintures… Je vous laisse imaginer la stupéfaction de la docte assemblée. L’impact de ce que ces femmes disaient autrement qu’avec des mots avait été si fort que tout le monde s’est instinctivement levé pour applaudir manifestement ému. À ce que je sache ça n’a pas fait changer l’institution, mais, pour avoir discuté avec quelques-unes d’entre elles, ces femmes m’ont dit la transformation que cela avait été pour elles de ne plus se contenter de pleurer sur leur sort, de faire pleurer sur leur sort et celui de leurs enfant, mais d’affirmer qu’elles avaient la même capacité de penser et d’agir que ceux qui le leur faisait ce sort.

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