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Le blog de Bernard Collot
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28 juillet 2023

Faire avec

faire avec

 Ce que l’on vit pendant l’enfance est le bagage qui nous suivra toute notre vie.

Le bagage du « Faire avec », c’est ce qui a baigné toute mon enfance et mon adolescence. Une première partie dans le rural du monde des petits paysans, la seconde dans celui des ouvriers et des émigrés de la région industrielle lyonnaise. « Fais avec ! », c’était ce que me conseillait mon grand-père. « C’est comme ça ! », c’était ce que proférait mon père pour clore toute protestation ou contestation de ma part. La première expression relevait d’une philosophie naturaliste paysanne de l’immédiat, la seconde était l’injonction à la soumission. La première demandait une connaissance de ce « avec » pour établir une stratégie permettant de « faire » dans l’immédiat, au moins pour la survie, si possible pour la vie. La seconde à l’inverse c’était « Tais-toi, ne réfléchis pas et subis ! »

Pendant cette période où l’on se construit en adulte, la vie matérielle y était certes beaucoup moins facile qu’aujourd’hui et beaucoup moins confortable. Pourtant, je n’avais jamais entendu une personne se plaindre pas plus que d’être envieux de la situation des bourgeois (il y en avait quelques-uns !).

Chacun « faisait avec », avec les saisons bonnes ou mauvaises, avec les journées longues des travaux de l’été qui laissent un dos douloureux le soir, avec celles courtes de l’hiver où il faut gérer les provisions, couper le bois et alimenter le feu pour chauffer une pièce et se réfugier sous les édredons la nuit, avec le bétail ou les volailles qui se moquent de vos états d’âme, avec les maquignons qui vous entubent en se disant que l’on en changera lors de la prochaine tractation, avec l’eau à aller puiser au puits, etc.

Le « faire avec » n’était pas tout à fait semblable ensuite dans le monde ouvrier (celui où j’étais), peut-être était-il plus difficile. Là c’était plutôt le faire avec le bon ou le mauvais contremaitre en se débrouillant pour trouver les points faibles du mauvais, avec le travail à la chaine, les journées de 45 heures et les semaines de cinq jours, avec des logements certes peu chers, mais le plus souvent insalubres et où des familles s’entassaient, etc.

Nous, les mômes, faisions aussi avec tout cela, avec l’école et ses punitions, avec le catéchisme obligatoire ou la messe le dimanche, avec le morceau de pain pour le casse-croûte, avec la débrouille pour s’inventer des jouets ou une boite de conserve pour jouer au foot, etc. Mais tout le monde était à la même enseigne. On pouvait toujours rêver de piloter des avions, à être un général des images d’Épinal ou avoir la célébrité d’un Marcel Cerdan. Mais bof !  S’il fallait prendre des gnons pour être un boxeur célèbre ou se faire trouer la peau pour avoir la gloire d’un militaire, il valait mieux se contenter d’en rêver !

Comment tout le monde pouvait-il alors supporter ce « faire avec » sans avoir envie d’autre chose ? Et bien, dans ce qui pouvait paraître et finalement était plus que morose et sans devenir autre, beaucoup plus qu’aujourd’hui on avait appris à profiter, voire à jouir, du moindre petit moment ordinaire apparemment insignifiant. Le grand-père qui roulait sa cigarette de tabac gris quand il laissait reposer l’attelage de la charrue au bout d’un  sillon ou qu’il faisait une petite sieste à l’ombre d’une meule pendant les moissons ; la grand-mère quand, assise, elle caressait la poule rousse qui venait picorer sur ses genoux les graines qu’elle laissait sur son tablier ou qu’elle passait de longs moments avec la fermière voisine à se raconter tous les ragots du village ; les repas quand tous les voisins venaient aider à la journée de la batteuse où quand ils se retrouvaient à attendre leur tour lors du passage de l’alambic dans le hameau...

Pour nous, la plupart des mômes, ces moments étaient innombrables, ne seraient-ce que ceux où nous échappions malignement à l’autorité scolaire ou paternelle.

Sans le savoir, nous étions des philosophes épicuriens !

Il est vrai que, dans le milieu ouvrier, les femmes avaient peu de ces moments : en plus du travail à l’usine, elles avaient à assumer toute la vie matérielle quotidienne de la famille et des enfants dont la plupart des pères ne se souciaient guère. Lorsque le dimanche matin les hommes partageaient le petit rosé dans les jardins ouvriers, elles, il fallait qu’elles se coltinent toutes les tâches ménagères et autres qu’elles n’avaient pu faire pendant les journées à l’usine, elles n’avaient même plus le loisir d’aller à la messe. Là, la condition féminine devenait insupportable et la lutte contre le « faire avec » est devenue une nécessité vitale.

Alors, cette philosophie du « faire avec » était-ce être condamné à l’immobilisme et à la soumission ?

Pas du tout ! C’est peut-être même le contraire.

Elle m’avait d’abord appris à ne pas être envieux, ce qui n’est pas pareil que de ne pas avoir des envies. Être envieux est mortifère. Non seulement tu ne vis pas le présent et tu ne peux rien en faire, mais tu passes ta vie en amertume et tu t’épuises à vouloir atteindre la place de ceux que tu crois avoir une vie bien meilleure que la tienne.

Ensuite elle développe la capacité d’adaptation aux circonstances et aux autres, ce qui avec le changement climatique va bigrement être nécessaire. S’adapter est justement ce qui permet de ne pas subir et permet d’agir, ce qui permet de résister. Se contenter de protester (ou de pleurer !) contre une situation parce qu’elle ne convient pas, c’est aussi être impuissant face à elle. S’adapter, c’est ce qui permet de bien connaître les mécanismes de ce qui fait vivre ou de ce qui empêche de vivre pour savoir comment agir. Pour le changement climatique, il s’agit bien sûr des mécanismes de la nature. Par exemple ne pas comprendre que continuer à cultiver industriellement des céréales quand il y a la sècheresse et que l’on a pendant des années stupidement gaspillé l’eau des nappes phréatiques est suicidaire.  Pour la situation sociale, il est tout aussi suicidaire de ne pas comprendre que nous continuons à être dominés par des castes et que nous sommes toujours dans la position d’esclaves. Il ne s’agit pas de s’adapter à une domination, mais d’adapter nos agir en connaissant bien le mécanisme du système que ceux qui oppressent nous imposent pour pouvoir l’enrayer et faire advenir autre chose sans être détruit soi-même. D’ailleurs lorsque les dominés ne se conforment plus tout à fait aux exigences des dominants, ce sont les dominants qui ne peuvent pas « faire avec » et s’adapter et ils pleurent dans les médias (actualité du jour !). S’offrir aux balles en montant sur une barricade fait de vous un héros… et un mort inutile. Le principe de la guérilla était de bien connaitre le fonctionnement de l’armée ennemie et d’adapter la façon de combattre pour ne pas l’affronter sur son terrain, faire avec ce qu’est l’ennemi.

 Conclusion : faire avec est la meilleure leçon que j’ai reçue de mon enfance, merci Grand-père !

 

 

Commentaires
N
Mon seul mot... sera Merci, je me suis reconnu dans cet écrit
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C
Il y a plusieurs enfances tout au long de la vie. À chaque fois, il faut se créer de nouvelles conformités, les "ce qu'il faut faire avec" qui sont dictées par les contextes d'existence. Il faut faire très attention à cette tendance qui fait de l'enfance le lieu des habitudes quand ce n'est pas le lieu des traumatismes. J'ai vécu une enfance très similaire à ce que que tu as décrit dans des textes précédents; j'ai quitté la France pour la Suisse et l'Europe; il m'fallu renaître à un autre univers. Je n'ai pas été ni à l'école ni à l'université en Suisse et cela m'a permis de prendre de la distance par rapport à mon vécu dans l'Ecole en France. Pourtant plongé dans ce contexte, je n'ai pas eu à résister mais à comprendre et à m'adapter sur certains aspects seulement. Les "ce qu'il faut faire avec" étaient d'une autre nature et cette rupture permet la distance. C'est un des aspects de l'école que l'on ne travaille pas pas assez renvoyant la vie des élèves à une continuité qui leur est souvent étrangère.
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