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Le blog de Bernard Collot
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4 juin 2018

Ecole et numérique

marelle-revolution03115

L’école et le numérique c’est sur quoi se focalisent toutes les Educations nationales. Vu les accointances sans cesse soulignées ici entre économies libérales et systèmes éducatifs, cela n’a rien d’étonnant.

J’ai tendance à faire remonter notre ère (et notre folie) du numérique à la naissance de la  cybernétique dans les années 1950 et à son père Norbert Wiener. Dans les premiers congrès des cybernéticiens il régnait une extraordinaire atmosphère et comme une sorte de légèreté : « Américains et soviétiques s'accordaient sur une même conclusion : la malédiction du travail allait bientôt être vaincue et nous allions enfin pouvoir entrer dans une société d'abondance pour tous. La rationalisation de la production existante et l'automation permettraient de réduire de manière conséquente le temps de travail. Très vite on passerait à six heures par jour, puis à une diminution bien plus importante. Cela en augmentant la productivité de manière considérable. Cette réduction du temps de travail était non seulement nécessaire mais bénéfique. Elle éviterait le chômage et laisserait aux hommes le loisir de se former aux tâches plus valorisantes, moins pénibles et plus intellectuelles exigées par la poursuite de l'automation. Le temps gagné sur la production leur permettrait de se cultiver et de jouir d'une existence enfin libérée de la tyrannie du travail et des contraintes de la rareté. » [1] Bien sûr, ce qui semblait rationnel dans une société qui aurait été humaniste ne l’est pas dans une société du profit. On sait ce qu’il est advenu de ce qui a été une utopie qui aurait pu ne pas être une utopie.

La cybernétique qui concerne les machines repose sur deux pieds, le contrôle avec le fedd back et la communication.  Dans la suite logique, le numérique c’est le traitement automatique, la manipulation, la maîtrise de l’information (données)  qui devient matière première et source de pouvoir et de profits. Norbert Wiener ne se faisait aucune illusion sur l’utopie de la communication à laquelle fait croire aujourd’hui le numérique : Dans une société comme la nôtre, basée ouvertement sur l’achat et la vente, dans laquelle toutes les ressources humaines et naturelles sont regardées comme la propriété absolue du premier homme d’affaires suffisamment entreprenant pour les exploiter, ces aspects secondaires des moyens de communication tendent à empiéter de plus en plus sur les aspects primaires. (…) Ainsi de tous les côtés nous avons un triple rétrécissement des moyens de communication : l’élimination des moins rentables en faveur des plus rentables ; le fait que ces moyens sont entre les mains d’une classe très limitée de gens riches, et expriment de ce fait l’opinion de cette classe ; et le fait supplémentaire qu’en tant que voie royale vers la politique et le pouvoir personnel, ils attirent par-dessus tout ceux qui ambitionnent un tel pouvoir. Ce système qui devrait plus que tout autre contribuer à l’homéostasie sociale est mis directement entre les mains de ceux qui sont le plus concernés par le jeu du pouvoir et de l’argent, que nous avons déjà dit être l’un des principaux éléments anti-homéostatiques dans la communauté. Ce n’est donc pas merveille que les sociétés plus larges, sujettes à ces influences disruptives, contiennent bien moins d’informations disponibles pour la communauté que les petites sociétés, pour ne rien dire des éléments humains dont sont construites toutes les communautés » Wiener, 1961,.

Pas plus qu’il ne se faisait d’illusions  quant aux pouvoirs de ce qui nous semble aujourd’hui décupler nos pouvoirs : « Tout ce qui est utilisé en tant qu’élément d’un dispositif machinal est un élément de la machine. Tant que nous confierons nos décisions à des machines métalliques ou bien à ces immenses appareils mécaniques vivants que sont les bureaux, les laboratoires, les armées et les corporations, nous ne recevrons jamais de justes réponses à nos questions à moins de poser enfin des questions justes. » (Wiener, 1952, p.263)

Parce que ce n’étaient pas les machines que pouvait produire la cybernétique ou ce que peut produire le numérique aujourd’hui qui sont le problème : « que de telles machines, quoique impuissantes à elles seules, puissent être utilisées par un être  humain, ou un groupe d'êtres humains, pour accroître le contrôle sur le restant de la race  humaine, ou que des dirigeants politiques tentent de contrôler leurs populations au moyen non  des machines elles­mêmes, mais à travers des techniques politiques aussi étroites et  indifférentes aux perspectives humaines que si on les avaient conçues, en fait, mécaniquement » 

Depuis Wiener et inexorablement nous sommes arrivés dans une société entièrement conditionnée par le numérique, conditionnée mais aussi de plus en plus fragilisée par cette dépendance. On a imaginé ce qui se passerait si des réseaux électriques hyper-connectés disjonctaient  mais je suppose que tout le système financier doit frémir à l’idée qu’un bug ou un virus mettrait en panne un réseau informatique… mondialisé.

Ceci dit, revenons à l’école. Si on peut rejeter l’introduction du numérique à l’école pour les besoins d’une économie de marchés financiers et de profits, il serait irresponsable de larguer les enfants désarmés et à la merci de ce qui n’est qu’une autre jungle. L’école n’a pas à fabriquer des informaticiens, des mathématiciens ou des champions olympiques performants pas plus que des travailleurs adaptables, mais elle doit permettre de saisir ce que sont tous les langages et les mondes créés par eux pour ne pas en être asservis.

A travers l’histoire du mouvement Freinet nous pouvons cerner un rapport éducatif avec les technologies récentes qui n’est pas celui d’un formatage dont auraient besoin ceux qui détiennent les rênes d’une économie et de nos destins.

- Dans les années 60, je ne sais qui avait eu cette idée mais nous étions quelques-uns à avoir instauré un atelier de « circuits logiques ». Bricolages simples avec pile, commutateurs fabriqués  avec un carré de contreplaqué et trois lames de cuivre récupérés sur de vieilles piles permettant une entrée et deux sorties, bouts de fils électriques sur lesquelles nous soudions des pinces crocodiles, ampoules de lampes de poches et douilles.  À partir du tâtonnement expérimental avec les circuits électriques les enfants arrivaient  rapidement à la confection de « machines » auxquelles ils pouvaient donner une signification aux lampes qui s’allumaient.  Certains s’étaient amusés à fabriquer ainsi une « machine » qui leur disait comment écrire les participes passé (complètement inutile pour écrire !). Ce faisant nous découvrions sans le savoir la mathématique booléenne (oui, non, si, ou…) et le principe général des ordinateurs que nous n’avions jamais vus. L’importance n’était pas là : ce qui était important c’était d’une part le tâtonnement expérimental qui crée un monde qui n’existe que par notre propre pouvoir et la création d'un langage, d’autre part que ces « machines » rustiques ne faisaient que ce qu’on leur disait de faire.

- Quelques années plus tard (1983) c’est avec le langage informatique logo de Seymour Paper (comme Wiener, mathématicien ET philosophe) que petits comme grands jouaient d’abord à faire déplacer une tortue sur un écran puis dans le même tâtonnement expérimental à créer des feux d’artifice extraordinaires ou à faire résoudre des problèmes simples par des applications qu’ils créaient. Là encore ce que permettait une technologie plus sophistiquée ne faisait que démultiplier les tâtonnements expérimentaux dans un autre langage (un autre monde) et d’en percevoir le pouvoir qui n’est que celui de ceux qui en font des créations.

- Dans un autre domaine qui est toujours celui de la communication, lorsqu’en 1949 Raymond Dufour faisait fondre un disque en cire des vieux gramophones, reconstituait une galette, bricolait un engin pour faire tourner sa galette et y graver des sons, c’était pour que les enfants puissent faire entendre leur parole à d’autres. Dans la foulée, des magnétophones à fils jusqu’aux enregistreurs numériques, l’appropriation de ces outils n’avait d’autre but que la communication des enfants. C’est la même chose que pour l’image, dès l’utilisation des Pathé-baby jusqu’aux caméscopes en passant par le super8, il s’agissait que les enfants s’approprient des outils de communication pour leur propre compte. Ce faisant ils comprenaient aussi que les images ne font que dire ce qu’on veut qu’elles disent.

- Dès 1983 l’appropriation de ce que nous appelions alors la télématique dans la création de réseaux n’avait d’autre but que de favoriser et d’étendre les interrelations multiples qui existaient préalablement. Ce n’était pas parce qu’il fallait que futurs travailleurs les enfants sachent se servir d’un minitel puis d’un ordinateur, c’était là encore dans le prolongement de pratiques qui avaient débuté dès l’introduction d’une imprimerie dans des classes (1920). D’ailleurs la communication dans ce qu’on appelle aujourd’hui le cyberspace élargissait et intensifiait au contraire les interrelations directes, les rencontres… Les réseaux eux-mêmes étaient une auto-organisation complexe émanant de ceux qui les vivaient (démocratie !) [2] L’usage du numérique n’a pas révolutionné la pédagogie Freinet, elle lui a fait prendre de l’ampleur, décuplé ses perspectives pour aller jusqu’aux écoles du 3ème type pour ceux qui n’ont pas été pris de vertige.

Je pourrais multiplier les exemples. Il n’y a pas de différence entre ce que l’on peut faire avec un ordinateur et ce que l’on peut faire avec un marteau, sauf que l’ordinateur fait parfois oublier ce que l’on peut faire avec un marteau, en ce sens il peut aussi priver de pouvoirs, on risque fort de s’en rendre compte bientôt. Le numérique n’est qu’un outil avec son langage faisant partie aujourd’hui de notre environnement, mais il ne change pas par lui-même l’architecture sociale et les hiérarchies de pouvoirs, au contraire il les amplifie. Il vaut mieux toujours savoir par quoi on est asservi. Ce n’est pas « apprendre » le numérique pour le subir docilement qui importe, c’est s’en emparer pour en faire autre chose qu’un outil d’asservissement, c’est comprendre que l’on peut en être des esclaves, c’est se rendre compte qu’il n’est qu’une outil parmi d’autres qui ne fait que ce qu’on lui fait faire, comme un marteau avec lequel on peut enfoncer des clous ou fracasser des crânes.

Il n’y aura pas de révolution numérique sans avant une révolution démocratique, il n’y aura pas d’usage révolutionnaire du numérique dans l’école sans révolution de l’école avant.


[1] Guy Lacroix  - Centre Pierre Naville  Université d'Evry

 [2] J’ai narré tout cela dans « La fabuleuse aventure de la communication » (thebookedition.com) ainsi que dans plusieurs chapitres de « L’école de la simplexité »

Commentaires
B
Dans le même ordre d'idées le PIB qui est brandi pour justifier toutes les mesures qu'une partie de la population doit subir n'est que la numérisation de données choisies arbitrairement et sciemment. Comme tout le monde ignore comment il est produit, on accepte de se plier à ce qui n'est qu'une fabrication numérique n'ayant rien à voir avec la vie de chacun. On peut dire le même chose de la croissance, des statistiques et de tout ce qui sert aux pouvoirs pour nous rendre dociles (avec les menaces qui y sont liées)
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B
J'aurais pu dire que noter des" élèves" c'est numériser des enfants et plus tard les jeunes adultes. Chaque prof numérise ainsi suivant ses propres algorithmes conscients ou inconscients qu'il ignore peut-être et que l'élève ignore. Chaque personne ainsi numérisée peut rentrer ensuite dans l'algorithme global d'un système éducatif qui dispatche en fin de course non pas des personnes mais des données numérisées ce qui permet aussi de manipuler des grands ensembles par rapport à d'autres données également numérisées (économie). Lorsqu'on le sait pour l'avoir expérimenté dans les tâtonnements expérimentaux simples, on devient moins manipulable et on peut contester non pas les algorithmes mais leur raison d'avoir été conçus.
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