Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Le blog de Bernard Collot
Le blog de Bernard Collot
Derniers commentaires
18 décembre 2021

1940-2021 (36) 1959 : premier jour instit, minute par minute

doisneau

Entrée dans la vie active.

Septembre 1959, le premier jour de ma première année instituteur.

Perplexité !

J’étais donc instit. Mon premier jour d’instituteur est un des rares souvenirs que je peux narrer pratiquement minute par minute. Ce ne doit pas être innocent. Je vais m’amuser à vous le raconter comme si j’y étais.

C’était dans une école à 4 classes : CP-CE1, CE2 (la mienne) CM et fin d’études.

Je commence à l’instant où les enfants viennent de rentrer et je suis assis sur mon estrade.

 

8 H 30 - Mais qu’est-ce que je fais là ? Ils me regardent tous sagement en attendant que je leur dise ce qu’ils doivent faire.

Et je ne sais pas trop quoi faire ! Je vais me contenter de répéter les gestes que j’ai vus, les paroles que j’ai entendues, les ordres que l’on m’a donnés, chaque année, à chaque rentrée, depuis que môme mon père m’a amené jusqu’à l’école d’un petit bled du Bugey en même temps qu’il faisait sa tournée de facteur. Des rituels identiques qui se reproduisent d’années en années, d’écoles en collèges, de collèges en lycées.

Remplir le registre de l’appel. Ce n’est pas seulement pour mettre un nom sur les visages qui vont être tournés vers moi pendant un an et qu’il va falloir interpeler. C’est, comme à l’usine, le pointage quotidien qui doit prouver que toute la population enfantine est bien à l’heure là où elle doit être. Pas question de justifier une absence parce qu’un enfant aurait eu sommeil, aurait eu envie de rester un peu avec sa maman, de jardiner avec le papa profitant d’un jour de congé… Même la maladie doit être justifiée par un certificat médical, le mercure du thermomètre manipulé par un parent ne suffisant pas comme preuve[1]. Faire l’école buissonnière demande des trésors de roublardise pour passer au travers des contrôles.

Distribuer les piles de manuels du placard sans oublier l’injonction : « Ce soir il ne faudra pas oublier de les couvrir. » Un manuel, c’est sacré. Drôle de nom d’ailleurs que celui attribué à un bouquin comme si on ne tournait pas aussi les pages des autres… à la main. Il est vrai que les pages de ceux du placard avaient dû être tournées et retournées par plusieurs générations. Changer de manuel n’était pas une petite affaire et n’était justifiée que lorsque leurs pages n’en pouvaient vraiment plus… ou lorsque les programmes étaient changés. Mais à l’époque Madame l’Education Nationale ne se posait pas trop de questions. Personne d’ailleurs ne se posait de questions sur l’école, pas plus les instituteurs que les parents, et les ministres qui se succédaient ne mettaient pas encore un point d’honneur à faire leur réforme. Il y avait juste de temps en temps à ajuster au crayon le prix de la baguette de pain des énoncés de problèmes, quant à Vercingétorix et Jeanne d’Arc, ils restaient bien à leur place dans l’ordre chronologique de leurs faits d’arme et des pages. Dans le bon usage des crédits municipaux, chaque classe n’avait droit qu’à un changement tous les quatre ou cinq ans. C’était même parfois une faveur.

Je distribue donc ce qu’il y a dans le placard. Par chance les livres du maître n’ont pas été emportés par mon prédécesseur. Et oui, les élèves, les parents ignorent qu’à chaque série de ces fameux manuels les éditeurs vendent aussi le livre du maître avec ! Je soupçonne que le choix d’un manuel dépend en grande partie de ce fameux livre du maître qui indique tout : ce que le maître doit faire, doit dire, doit donner comme exercice à chaque leçon, avec bien sûr la correction des dits exercices. Je n’avais pas appris grand-chose à l’École Normale, mais cela était sans importance puisque j’avais le livre du maître qui allait me guider pas à pas, jour après jour pour chaque matière. Pour faire voir à l’Inspecteur que nous étions sérieux, professionnels, il fallait afficher l’emploi du temps et les progressions. On pourrait penser que la progression qu’il fallait prévoir était celle des élèves, la progression… de leurs progrès. Pas du tout. C’était l’enchaînement des diverses leçons que nous allions prodiguer jusqu’à la fin de l’année, jusqu’à la fin du programme ! Lorsque l’Inspecteur, déboulait dans la classe, ses premiers pas le conduisaient directement à l’affichage et gare si, à l’heure dite, nous n’étions pas dans la bonne plage de l’emploi du temps, si la leçon n’était pas pile poil celle prévue dans la progression. « Vous n’arriverez pas à finir le programme ! ». La note et l’avancement au choix dépendaient en grande partie de cela. Je ne sais pas si beaucoup d’instituteurs créaient eux-mêmes ces progressions puisque tous suivaient… un manuel. Comme il n’eût pas été sérieux de craquer simplement les pages des tables des matières et de les coller au mur, beaucoup s’appliquaient à les recopier sur une grande feuille et cela devenait… pensé !

Après les manuels, distribution des cahiers. Ah ! Les cahiers ! Ils ont été mon cauchemar d’écolier. Combien de pages craquées ai-je dû refaire pendant les récréations ou après la classe, assorties de commentaires déplaisants qui vous collent ensuite à la peau « Cochon ! Malpropre ! Peu soigné !... » ! Au cours complémentaire, le prof d’italien m’appelait pour faire un jeu de mots « Col lo strofinacio » (avec le torchon), ça faisait rire les copains mais cela ne m’ennuyait pas tellement parce qu’avec la prononciation j’avais l’impression d’être un bandit calabrais. Ces encriers de porcelaine qui débordaient, qui encraient les manches du porte-plume, les doigts et les blouses, et les pages… Ces plumes sergent-major qui s’écartaient trop et laissaient un pâté lorsqu’on appuyait trop ou qui s’accrochaient à la feuille en remontant en laissant un autre pâté.

Je distribue donc le cahier le plus important, le cahier du jour. Il fallait que tous les jours il y ait quelque chose sur ce cahier. Une dictée, un exercice de calcul, un exercice quelconque. Et surtout, il fallait qu’il y ait dans la marge quelque chose écrit en rouge par le maître. Le rouge, absolument réservé au maître. La marque sanglante de son pouvoir. Il prouvait le contrôle, le sérieux,… et que le maître travaillait lui aussi. Les « bien », « très bien », « médiocre », « très mal » qui se transformaient en « B », « TB », « M », « TM »… toujours écrits en majuscules rageuses. On pouvait se contenter du « Vu » plus neutre… ou même d’un simple trait rouge qui montrait que le maître avait bien ouvert le cahier.

Ces cahiers devaient être ramassés après chaque utilisation et constituer une belle pile sur le bureau magistral avec la même couleur de protège-cahiers pour les distinguer des autres piles. Et c’est sur cette pile que se précipitait l’inspecteur après sa vérification de la conformité de l’emploi du temps et des progressions. Votre rapport et votre note allait dépendre de cet épluchage. Un « cahiers bien tenus » et la note s’envolait. Un « les cahiers ne sont pas corrigés » et vous encouriez les foudres administratives. Je m’en apercevrai quelques mois plus tard lorsque, pour avoir négligé ainsi l’essentiel de ma mission éducative, je n’aurai pas du premier coup le CAP qui devait m’installer définitivement dans la tranquillité du fonctionnaire instituteur. Il est vrai qu’en dehors de mon aversion née de mes souvenirs d’écolier, il m’était difficile de comprendre l’utilité pédagogique de cette astreinte quotidienne, et pour les enfants, et pour moi. Peut-être apprendre à s’appliquer ? Mais pourquoi ? Pour éviter une punition, une page à refaire et une récréation supprimée, faire plaisir au maître ? Qu’est-ce que pouvaient bien signifier ces lignes d’écritures dont personne ne s’astreignait à essayer de tirer de leur chronologie une quelconque indication sur l’efficience de l’action pédagogique ? Ce d’autant que lorsque l’on avait compris son usage artificiellement évaluatif de la compétence pédagogique, il suffisait de faire recopier, que dis-je, calligraphier ce que l’on avait auparavant soigneusement trié. Il suffisait que l’on soit assez habile pour que l’on puisse proclamer de temps en temps, en rouge, « en progrès, continue ! » ou « progrès insuffisant, applique-toi ! ». J’apprendrai tout cela dans les mois qui suivront.

En attendant et comme il faut bien commencer à occuper le temps, je prononce le fatidique « prenez vos cahiers » qui marque qu’est bien terminé le temps des vacances, de la liberté. Encore aujourd’hui, si vous passez devant les fenêtres des classes aux alentours de neuf heures le jour de la rentrée, vous entendez « prenez vos cahiers ! ». Pas de sas de décompression, pas de cérémonies de retrouvailles, pas d’échanges de souvenirs, il faut qu’immédiatement les enfants deviennent des élèves qui seront identifiés par leur cahier, les annotations et les notes. Qui es-tu ? Un « bon élève », un « ne fait pas d’efforts », un « 3/10 », un « redoublant »…

Le premier jour, c’est facile, on se contente de faire remplir la première page : le prénom et le nom, la date de naissance et un beau titre « cahier du jour ». J’hésite un peu à donner des consignes précises, môme je l’ai tellement refaite cette première page à cause d’un trait qui n’était pas à la bonne distance de la marge, d’une rature, d’une écriture en pattes de mouches… On s’applique, on fait l’impossible, et crac ! La page est arrachée. Le début du formatage à la conformité commence. Les enfants devant moi sont déjà bien formatés, c’est probablement pour cela qu’ils attendent encore sagement ce qu’ils doivent exécuter : ce ne sont pas des enfants, ce sont des CE2. Déjà des vétérans. Les collègues m’avaient dit que j’avais de la chance : les CE2, c’est le plus facile, ils savent déjà lire et écrire… enfin, à peu près. Il suffira, dans la case où nous sommes eux et moi, que je greffe approximativement dans leurs têtes et jour après jour les pages des manuels pour qu’à la fin de l’année ils deviennent des CM1 dans la case suivante. Ma case, qu’on appelle classe, se trouve d’ailleurs bien placée entre la case des CP-CE1 et celle des CM1-CM2, face à la cour bétonnée. A l’école, tout est bien rangé comme dans les rayons d’une épicerie. Les enfants commençaient leur carrière d’écolier dans la première salle proche de l’entrée, puis au fur et à mesure des années ils s’éloignaient dans l’alignement pour, en fin de parcours estampillé « Fin d’études », aller de l’autre côté de la cour achever leur étiquetage dans la case suprême sous la haute autorité du directeur. C’était presque toujours le directeur, un homme bien sûr, qui régnait sur cette classe. On peut supposer que c’était le plus compétent puisque c’est là que se situait l’apothéose : le certif ! Le certificat d’études primaires. Dans la chaîne de fabrication scolaire, j’étais donc à peu près au milieu, mais il n’y avait que les objets appelés élèves qui changeaient parce que les cases étaient, elles, toutes identiques : les mêmes murs peints en vert défraîchi, les mêmes bureaux avec leurs mêmes encriers de porcelaine, le même placard, le même plancher désinfecté au grésil pendant les vacances donc avec la même odeur, et surtout la même estrade surplombée par le même tableau noir. Rien d’autre qui aurait pu troubler l’austérité absolument nécessaire pour que chacun reste écolier. Même les bords des fenêtres étaient suffisamment élevés pour que de leur place ils ne puissent pas se mettre à rêvasser en regardant les oiseaux.

Ce n’est pas encore l’heure de la récré, je prends le risque de les laisser décorer cette fameuse première page. Oui, je prends le risque puisque je leur dis « comme vous voulez ! ». Je perçois bien qu’il y a un peu de surprise, de l’hésitation, voire quelque crainte : dessiner ce que l’on veut sur une page officielle ! La menace habituelle d’un éventuel craquage de la dite page incite à une certaine prudence, ce d’autant que dans les classes précédentes les crayons de couleur n’étaient sortis des trousses que lors des rares séances de dessin… du vase de fleurs. Finalement, chacun se débarrasse de ce qui n’apparaît que comme un exercice, mais ça nous amène à la récré.

1O H 30. La récré !

Moi et les enfants attendons ce moment libératoire et je suis le seul à avoir une montre. La montre, il leur faudra attendre la communion pour les plus privilégiés. Il n’y a pas encore la sonnerie qui déclenche l’adrénaline comme dans beaucoup d’école. Il y a un tableau de service. Chaque jour de la semaine, c’est l’un des instituteurs qui est chargé de déclencher la récréation en faisant sortir le premier ses élèves, puis de sortir son sifflet pour faire rentrer tout le monde. Il faudra d’ailleurs que je pense à en acheter un. La première fournée qui envahit la cour en déchargeant sa tonne de décibels rend de toute façon impossible de maintenir assis tous les autres troupeaux. Si les enfants vont, eux, se retrouver, que dis-je, exploser dans un lieu familier, moi je vais me retrouver pour la première fois avec mes collègues, sans trop savoir les us et coutumes de cet étrange lieu rectangulaire appelé cour de récréation, vierge de tout brin d’herbe, sans même les petits coins de terre où, quand j’étais élève dans mon école d’autrefois, nous faisions des trous pour jouer aux billes « au pot » à l’ombre d’un tilleul.

Une fois lâchée la volée d’enfants, je me dirige donc vers les collègues déjà en place. De loin, je les vois marcher et comprend qu’il faut me joindre dans le mouvement de l’étrange ballet qu’ils dessinent : trois avancent, les deux autres qui leur font face reculent. L’équipage arrivé à un certain point repart dans l’autre sens, ceux qui reculaient avancent à leur tour. Tous les cinquante pas ! Pendant un an cela a été le même trajet rigoureusement renouvelé. De temps en temps celui de service se détache pour intervenir en cas d’incident, puis revient prendre sa place. Dans d’autres écoles j’ai retrouvé plus tard ce curieux rituel avec des variantes dans les positions, les mouvements. La différence avec les mouvements des bandes d’étourneaux ou des bancs de poissons, c’est que ces derniers sont au moins imprévisibles. Peut-être est-ce un jour de grand froid que ce mouvement collectif se crée, mais ensuite sa reproduction de jours en jours et d’années en années m’a toujours plongé dans un abîme de perplexité. Peut-être le besoin, un quart d’heure par demi-journée, de se sentir appartenir à un seul corps qui marche au même pas puisque ensuite, ce sera chacun pour soi, débrouille-toi !

Je prends donc la place libre, sers les mains… en reculant et en adaptant mes pas pour ne pas rompre le rythme du wagon.

-  Alors, ces vacances ?

 La conversation était déjà lancée. Je n’ai pas grand-chose à dire sur mes vacances que j’ai passées comme moniteur de colonie de vacances, surtout pour ne pas écorner mon premier salaire et envisager de remplacer un jour mon scooter par une voiture d’occasion. Le couple en face de moi, avec ses deux salaires, ses dix ans d’ancienneté, avait fait du ski nautique, campé en Provence, visité des musées… Un grand blondinet, pantalon et veste de lin clair, chemise blanche, cravate à fleurs impeccable. On sent la réussite… qu’il va falloir que j’atteigne. Lui règne sur les CM, là où il faut commencer à avoir de la poigne, de l’autorité. Le costume, la feinte décontraction de celui qui passe de la plage aux musées, me laisse supposer qu’il a l’autorité habile, l’autorité de celui qui est au-dessus, là où il va falloir que je me hisse. Son épouse, boulotte et aussi blonde, parfumée, avec le décolleté qu’autorisait cette belle journée ensoleillée et sur lequel je ne peux m’empêcher de lorgner. Le seul accroc à l’austérité scolaire qui déjà gamin éclairait mes journées, c’est l’amorce d’un sein, le mollet ou le genou entrevu sous une table en se penchant pour ramasser un crayon. Tous deux sont magnifiquement bronzés. A chaque rentrée, il y a les bronzés, ceux qui ont pleinement profité des trois mois de vacances que leur offre l’État et qui regardent avec quelque peu de commisération les autres. Je fais manifestement partie de ces autres, pourtant je suis très mat de peau, probablement un lointain ancêtre maghrébin, mais ce n’est pas le maquillage solaire qui sent le sable et la mer. Je sens plutôt le suspect relent de la banlieue lyonnaise rehaussé par l’absence de veste et des baskets usagées. Trop indéfinissable pour être d’emblée dans une honorable corporation.

A ma droite, la plus ancienne, maîtresse du CP-CE1, pas bronzée, venait d’acheter sa villa à crédit et que de mirifiques travaux elle a entrepris pendant ses vacances. Le directeur lui ne dit pas grand-chose : il va passer l’an prochain professeur de collège (PEGC !), il n’est déjà plus de notre monde. Je n’ose bien sûr leur parler… d’école, je ne sais d’ailleurs pas trop ce que je pourrais leur demander. Je verrai plus tard que dans ces pérégrinations récréatives et surveillantes quotidiennes, on ne parle jamais de ce que chacun fait dans sa classe. Chacun pour soi et la Sainte Mère Éducation Nationale pour tous. Finalement, l’intérêt d’être instituteur ce sont les vacances, le jeudi[2], le logement de fonction jusqu’à ce qu’on achète sa maison à crédit, tout ce qu’on va pouvoir faire… en dehors de l’école. Parfois, l’inspecteur va faire l’objet d’une conversation et même de conseils variant suivant la note que chacun en a obtenue : quelles sont ses marottes, ses humeurs, comment lui faire plaisir, qu’est-ce qu’il ne faut surtout pas faire… bref, le seul problème de l’école, c’est lui. Lorsque dans deux mois je raterai l’inspection du CAP, mes collègues me donneront vraiment les seuls bons conseils utiles : l’emploi du temps à respecter à la minute près, faire pile poil la leçon prévue dans les progressions affichées, mettre du rouge dans les cahiers et surtout ne pas y laisser une seule faute, avoir bien coché tous les jours les noms des absents sur le registre d’appel. Je m’astreindrai à cela pendant les mois précédent la seconde inspection, et je l’aurai ce CAP qui m’installera définitivement dans la fonction publique.

La récré, c’est un quart d’heure. Celui qui est de service est le maître de ce temps. Si la venue de l’Inspecteur est plus ou moins prévisible, pas question de rajouter une minute. Mais en ce jour de rentrée, il fait beau, raconter ses vacances les prolonge un peu, autour de nous les enfants ne sont pas encore très excités et eux aussi sont encore dans le temps du souvenir de la liberté perdue, la récréation se prolonge comme si chacun repoussait le moment où il allait retrouver la morosité de son habit, celui d’instituteur ou celui d’élève.

En tout cas, cela m’arrange : pendant que chacun évoque ses aventures vacancières, je ne peux m’empêcher de me demander à quoi je vais occuper mes CE2 avant la pose de midi, moins il restera de temps, mieux cela vaudra. Parce que je n’ai pas encore rempli l’autre document, l’indispensable cahier-journal de l’instituteur. Oui, parce que j’ai moi aussi mon cahier obligatoire qui lui aussi va être épluché par sa majesté l’inspecteur lorsqu’il va débarquer. Le cahier où je dois écrire à l’avance tout ce qui va se passer chaque jour, heure par heure : leçons et exercices d’application prévus sans oublier les numéros correspondants des manuels, si possible quelques travaux que j’aurais inventés moi-même, sans oublier des exercices de contrôle. A l’école, tout doit être prévu et contrôlé (beaucoup plus tard on dira évalué). Pas de place à l’improvisation, à la déviation du déroulement d’un ordre rigoureux qui ne pourrait que conduire au trouble des têtes à remplir, pire, provoquer le « bordel » dans la classe. Surtout, pas de temps morts, il faut que tout le monde soit toujours dans ce que fait faire le maître. Ceci est d’ailleurs le principal problème, voire l’unique problème, même d’un « bon maître » : il faut arriver à ce que tout le monde marche à la même vitesse, comme les maîtres et maîtresses dans la cour. Que faire de ceux qui traînent comme de ceux qui vont trop vite aussi ennuyeux les uns que les autres ? Il n’y avait pas encore les classes rebuts qui permettent à la chaîne scolaire de poursuivre imperturbablement sa route.

Avec les corrections, le cahier journal et ses annexes appelées « préparations » c’est ce qui occupait les neurones de tous les enseignants après la classe, parfois la nuit. Une fois cela fait, dans la journée il n’y aura plus qu’à exécuter et faire exécuter le résultat de ces cogitations soigneusement écrites. Un ami qui avait remplacé un vieux maître de classe unique a retrouvé son cahier journal : il avait dû y passer beaucoup de temps la première année, mais ensuite, pendant trente ans il s’était resservi du même cahier, du même emploi du temps, des mêmes progressions, en ajustant de temps en temps et au fur et à mesure de la dévaluation le prix de la baguette de pain dans les problèmes.

 11 H – Retour en classe

Le sifflet du directeur amène tout le monde bien rangé par deux devant chaque porte. Impressionnant. Chaque maître se poste devant chaque entrée, finie la rigolade, finies les vacances : l’autorité doit se manifester par des rangs parfaits et le silence absolu. Même la maîtresse de CP prend une voix mâle, ce qui la fait d’ailleurs dérailler dans les aigus des « dépêchez-vous » réitérés. Je me demande d’ailleurs pourquoi il faut brutalement se dépêcher, moi je ne suis pas tellement pressé pas plus que mes ouailles. Que de fois ai-je ensuite entendu cette injonction à se dépêcher. À l’école, il faut sans cesse se dépêcher : se dépêcher de s’asseoir, se dépêcher de finir, se dépêcher de ranger, se dépêcher de sortir… On y découpe le temps et on n’arrête pas de courir après le temps.

Mes CE2 sont bien avant moi devant leur porte et je ne dois pas avoir un air suffisamment sévère parce que, bien que les vétérans qu’ils sont déjà connaissent la cérémonie de la mise en rang, c’est plutôt la pagaille par rapport aux alignements militaires des autres classes. Mais rien de méchant et c’est même plutôt sympathique, même rassurant de ne pas voir trop d’inquiétude dans leurs yeux, parce que moi je ne suis pas tellement rassuré. Je n’ai pas encore compris l’importance de la soumission et je vois le directeur, du haut de son escalier, froncer les sourcils d’un air désapprobateur et interpeler un de mes gentils perturbateurs :

- Marius, si tu ne te ranges pas tu vas avoir affaire à moi ! »

Et je reçois ma première leçon pédagogique :

- Si tu ne repères pas d’entrée les fortes têtes et que tu ne les mets pas tout de suite au pas, tu ne t’en sortiras pas. 

Il a dû acquérir une solide réputation et travailler sa voix tonitruante parce que mon troupeau se calme à peu près et j’en profite pour le faire rentrer et ne plus troubler l’ordre scolaire. Je viens de me rendre compte qu’il ne faut surtout pas déranger ce qui est institué : comment les autres pourraient-ils « tenir » leurs classes si une seule d’entre elles donne un mauvais exemple, si un seul des maîtres ne se comporte pas comme un vrai maître dès la mise en rang ? Pas de mauvais exemples qui pourraient être contagieux. Dans la classe, dans l’école, il faut éviter toute contagion et pas seulement celles de la de la rougeole ou de la varicelle qui seules permettent l’octroi de vacances supplémentaires.

En refermant la porte, je donne un coup d’œil dans la cour : silence de mort dans le rectangle goudronné fermé de toute part. Par les fenêtres entrebâillées des classes, on n’entend que les voix fortes des maîtres : « Asseyez-vous ! ». Je me retourne, tout mon monde est debout derrière son bureau. J’avais complètement oublié que moi aussi, dans mon enfance, je devais attendre l’ordre suprême pour poser mon postérieur sur le banc et coincer mes genoux sous le pupitre attaché. Oublié que je n’avais alors plus qu’à attendre, en me tortillant sur mes fesses endolories, qu’un autre ordre, une ou deux heures après, libère les fourmis de mes jambes. Le plus souvent, l’ordre est donné après que le maître soit monté sur son estrade, ait supervisé d’un regard de général que personne ne se soit avisé de s’asseoir avant l’ordre. Je dois filer du mauvais coton parce que je leur dis :

- Mais assoyez-vous, qu’est-ce que vous attendez ? 

L’Inspecteur l’écrira sur son rapport le jour de mon CAP « L’instituteur ne fait pas suffisamment preuve d’autorité et ne tient pas sa classe. »

Maintenant, j’ai, nous avons une petite demi-heure à faire passer. J’ai bien envie que nous fassions connaissance, que nous parlions de nos vacances, mais je sens confusément qu’alors je ne pourrai plus rien maîtriser. Je suis un maître, donc il faut que je maîtrise. Quoi ? Le programme, les leçons, les élèves, le temps… Je suis payé pour faire l’école, il faut bien que je commence, le directeur me l’a dit dans la cour « tu ne pourras pas les tenir ». Les tenir. J’ai la vague impression que je me suis fourvoyé, moi qui refusera plus tard pendant le service militaire d’être officier ou sous-officier de réserve pour ne pas avoir à commander d’autres comme moi à combattre dans le bled algérien. Trop tard, j’y suis ! Qu’est-ce qui est le plus facile à faire faire de scolaire quand on n’a rien prévu ? Une dictée ! Je trouve deux ou trois phrases dans le livre de lecture et c’est parti :

- Prenez vos cahiers du jour ! 

Et je fais ma première erreur : non seulement il faudra que je les corrige ce soir, mais sans les consignes « Mettez la date en haut à gauche, sautez une ligne, écrivez « dictée » à cinq carreaux de la marge, sautez une ligne, écrivez… », mes cahiers du jour démarrent dans un laisser-aller quelque peu sauvage. Je saurai plus tard que je viens de rater dès la première journée mon CAP dans sa pièce maîtresse !

11 H 30 – La sortie  

Ouf ! Les cahiers ont été ramassés et n’ai aucune envie de les regarder. L’école s’est vidée en un clin d’œil. Je remonte la petite rue sombre jusqu’à la place centrale où je m’installe sur la terrasse du café que les beaux jours de l’arrière saison n’ont pas encore fait plier. Un sandwich, une bière. Cela me fait tout drôle de me retrouver dans la vie… normale, d’être normal, comme si je venais de quitter une autre planète découverte en une matinée. Le garçon est souriant. À la table à côté on discute du match nul des verts de St-Etienne avec l’Olympique lyonnais. Une jeune femme en robe trapèze à la dernière mode traverse la place, la baguette de pain sous le bras, et je m’attarde un instant sur ses jambes dont le bronzage rappelle qu’il y a peu, la plage. Des moineaux viennent picorer les miettes de mon sandwich… Oui mais ! Qu’est-ce que je vais leur faire faire cet après-midi ? Il fait trop beau, ce sera éducation physique ! Le temps d’aller jusqu’au stade, d’y faire une partie de foot (les monts de Tarare ne sont pas loin de St-Etienne et le foot y est roi), de revenir tranquillement. Et puis je pourrai finir par « chant », j’ai quelques chansons de colonie de vacances dans mon répertoire. Je redescends la rue des écoles un peu rasséréné.

13 H 30On recommence

Il faut que je négocie l’obtention d’un ou deux ballons : il y en a bien dans l’école, mais sous clef dans le placard du directeur et il aurait fallu que je m’inscrive. Heureusement, mes chers collègues n’ont pas éducation physique à leur emploi du temps cet après-midi. Sortie en rang, nous nous échappons. Sur le chemin, puis au stade, cette fois je suis à l’aise, mon expérience de moniteur de colonie de vacances fait… autorité. Et puis pas de collègues qui m’observent. Finalement la seule formation que j’ai reçue, c’est celle des CEMEA (Centres d’Entrainement aux Méthodes d’Education Active). Je commence à connaître un peu les prénoms, je peux écouter les conversations,… et je les laisse taper dans le ballon non pédagogiquement en fumant ma clope et en rêvassant puisque je n’ai pas de sifflet pour arbitrer.

16 H 30Ouf !

Retour juste avant l’heure de la sortie, la journée se finit bien. Mais au moment de lâcher tout mon monde :

- M’sieur, on n’a pas de devoirs ? 

Voilà qu’après avoir supporté comme moi l’ennui d’une journée et attendu cette sortie, ils en redemandent. Il va falloir que je pense à leur trouver des devoirs à faire puisque l’emprise de l’école doit se prolonger chez eux et que ce sera le signe que je suis un bon maître. Il faut que je m’y fasse, je dois être un « maître », comme ceux de « La case de l’oncle Tom » ou du « Petit chose » qui m’avaient pourtant angoissé quand j’étais enfant et que je dévorais des livres.

Au fait, ce premier jour de rentrée je n’ai pas enfilé de blouse en rentrant dans la classe. Est-ce un signe ?

Je pourrais résumer ainsi toue cette première année : les enfants et moi-même nous nous sommes fait chier (embêtés ou ennuyés plus corrects mais pas assez forts !). Nous avons attendu chaque soir l'heure de la sortie, chaque semaine le jeudi et le dimanche, chaque trimestre les vacances.



[1] A la suite de la protestation des médecins lassés d’être appelés et d’avoir à remplir une paperasse pour le moindre rhume, le certificat médical n’a plus été obligatoire à partir des années 70.

 [2] En 1960 il y avait 5 jours de classes y compris le samedi et le jeudi vaqué… pour le catéchisme.

 Épisode suivant : 1960, l’armée, l’Algérie - épisodes précédents ou index de 1940-2021

Commentaires
P
Salut! <br /> <br /> toujours heureux de te lire!<br /> <br /> Bonne année 2022
Répondre
J
Quand je te lis Bernard, je me rappelle mes propres débuts de prof... J'avais compris que le cours d'histoire-géo était un résumé d'un manuel. Pris par l'intensité des premiers cours à préparer et d'une vie personnelle passionnante, et refusant de sacrifier mes nuits à recopier des manuels pour avoir l'illusion d'avoir bien préparé mon cours, j'arrivais le matin et je photocopiais un manuel. J'ai du faire des cours chiants et ennuyeux...
Répondre