Mais après, on fait quoi ?
De très nombreuses personnes se font actuellement les démolisseurs de l’école ou les chantres des capacités naturelles de l’enfant engageant à la déscolarisation. Leurs discours ou leurs écrits sont soit très affectifs voire lyriques, soit très scientifiques, soit très politiques. Elles ont un succès certain dans différents milieux réceptifs, et c’est tant mieux (bien qu’elles donnent souvent l’impression d’inventer la poudre !). Quel que soit leur mode d’expression ou le champ choisi, des idées bien anciennes commencent à se répandre… comme si elles étaient nouvelles.
Ce qui prend forme et s’étend c’est d’une part une transformation des regards et des comportements éducatifs des adultes, qu’ils soient parents ou professionnels (éducation non violente, bienveillante, joyeuse, etc. et les formations, stages innombrables qui vont avec), d’autre part une conception radicalement différente de l’école et le nombre grandissant de projets d’écoles alternatives qui se font jour.
Mais après, on fait quoi ?
Aller vers une déscolarisation massive ? Chacun sait bien que même si l’ensemble de la population était convaincue, d’une part seule une infime partie peut se lancer dans cette aventure, d’autre part, pour ceux qui la tentent, ce n’est pas aussi évident que le donnent à penser certaines présentations qui en soulignent surtout les côtés idylliques et des cas particuliers. C’est probablement la résultante de notre société médiatique où il faut « vendre », même une idée et parfois soi-même avec l’idée. Enfin il est impossible de nier les dérives lourdes en conséquences pour l’enfant que peut prendre une déscolarisation.
Changer l’école actuelle ? Nombreux sont les mouvements et les personnes qui s’y cognent depuis un siècle en se heurtant au même mur indestructible. Pas seulement au mur institutionnel et étatique, mais aussi au mur de l’opinion publique fabriquée par ceux qui détiennent le pouvoir de l’information. Individuellement des enseignants peuvent seulement en atténuer quelque peu les méfaits par des bribes de pédagogies, s’ils trouvent quelques alliés chez leurs parents d’élèves.
Créer des écoles alternatives ? Le créneau que laisse l’Institution est étroit et très contrôlé, la barrière du financement étant souvent insurmontable. Même lorsqu’on y arrive, ce n’est jamais aussi évident qu’il y paraît dans celles qui ont des années de fonctionnement (et de tâtonnements).
Il semblerait que l’on soit dans une impasse ou pris dans une nasse, surtout lorsque l’on est dans la situation d’urgence de parent, et je ne parle même pas de la situation d’urgence des enfants. Ce qui grandit parallèlement aux aspirations, ce sont les frustrations.
Le danger des analyses, aussi méticuleuses soient-elles, des incantations, aussi enthousiastes soient-elles, c’est qu’elles ne résolvent aucun problème, sauf pour ceux qui ont les moyens de s’écarter individuellement des chemins obligatoires ou pensés comme obligatoires. Dans l’histoire, après les flambées inexorablement l’étau se resserre et les envies s’étiolent (exemple des flambées hippie, de 68... qui étaient pourtant porteuse !).
Alors ?
Alors ce sont les moyens à se donner et surtout à mutualiser sur lesquels il faudrait se pencher.
Je constate depuis toujours l’incroyable morcellement des mouvements, organisations et personnes qui pourtant vont dans la même direction, mais chacune et chacun avec ses instances, son drapeau, son manifeste, ses manifestations, derrière son porte-drapeau, ses prophètes ou ses gourous. On peut trouver un nombre incroyable de sigles sur internet. Je comprends que soient défendues des histoires, des origines, revendiquées des appartenances, reconnues des nuances et des différences, mais ainsi ce qui pourrait constituer une force n’est qu’un patchwork encore peu lisible et peu visible. Chacun voudrait que d’autres les rejoignent… mais en venant chez eux !
Je constate aussi depuis longtemps que la communication dont notre société se réclame et qui a aujourd’hui les moyens d’être vaste et interactive est loin d’être devenue une réalité (communicare : mettre en commun). On veut bien communiquer ce qui valorise, mais pas mettre dans le pot commun les difficultés, les essais, les doutes… d’où la quantité de belles présentations qui font l’impasse des processus qui ont conduit à elles, des écueils rencontrés ou s’en tiennent à des cas très particuliers. A l’intérieur même de chaque structure ou mouvement, la vraie communication n’en est encore qu’à des balbutiements et entre structures elle est inexistante. Se repérer ou se faire repérer n’est pas facile, même lorsque des plateformes comme le Printemps de l’Education essaient de rechercher « ce qui nous relie »
Je constate aussi les cloisonnements entre toutes les organisations de tous les domaines sociétaux qui œuvrent pour un changement, alors que nous sommes rentrés depuis quelque temps dans l’ère de la systémique. Je l’ai ressassé depuis longtemps, est-il normal par exemple que l’écologie ne se préoccupe pas des enfants, pas plus que les mouvements politiques dits alternatifs, qu’on ne fasse pas le rapport avec l’organisation du travail, l’agriculture biologique, avec l’urbanisme, avec toutes les macrostructures qu’elles soient territoriales, agricoles, économiques, industrielles, financières… ou scolaires, etc. ? Tant qu’on n’admettra pas que les fondements qui font remettre en cause l’école sont les mêmes que pour toutes les autres remises en cause, l’école n’avancera pas vers autre chose, pas plus que le reste. L’urgence des enfants est encore plus grande que l’urgence climatique et en plus elle est liée ; je doute fort que cela vienne à l’idée des participants aux grandes messes actuelles.
Si les unifier paraît encore impossible, mettre enfin en relation, faire rencontrer tous ces mouvements en admettant leurs convergences, les faire s’écouter sans préséances, mutualiser leurs efforts, leurs moyens semblerait devoir être l’étape immédiate. J’avais imaginé il y a une vingtaine d’années un Woodstock de l’éducation sans « vedettes » dont Albert Jacquard avait même accepté d’être le parrain. Nous n’avions pu trouver une ville acceptant d’en être le lieu et même de s’en parer comme elles se parent de festivals. Cela aurait peut-être été illusoire. Cependant si à un moment ou à un autre il ne se matérialise pas d’une façon ou d’une autre une convergence massive et citoyenne des innombrables volontés encore disparates, les enfants comme la planète souffriront encore longtemps. Pourtant, comme dans toute espèce animale, les enfants sont bien la clef de la survie de l’espèce puisqu’on en est là.
Ce que nous avons à imaginer doit sortir des cadres habituels. J’ai cru qu’internet allait pouvoir permettre cela, mais dans l’espace virtuel s’y est reconstitué le même morcellement où rien ne relie les uns et les autres, où peu de mutualisations ne s’effectuent. Il y a bien des réseaux qui s’y créent, on commence un peu à y communiquer vraiment, mais il faudrait maintenant que se réalise le réseau des réseaux ainsi que je l’ai formulé dans un ouvrage[1]. Nous ne savons pas encore faire. Ce que nous ne savons surtout pas faire, c’est de nous passer de « têtes », éliminer les égos, les préséances, les appareils, nous ne savons pas nous emparer des moyens aujourd’hui à notre disposition, nous ne savons pas nous rassembler simplement autour d’une aspiration commune pour la réaliser. Et pourtant, ce sont les enfants eux-mêmes qui nous apprennent que c’est possible, comme je l’ai mainte fois dit ce sont eux qui m’ont tout appris de l’espèce sociale que nous devrions être (l’école du 3ème type est-elle révolutionnaire ?).
S’il n’y avait pas l’immédiateté pour les enfants, on pourrait se dire qu’avec le temps ce qui se développe sous terre va bien finir par donner naissance à une éclosion printanière… un jour. Mais on s’illusionne si on reste seulement sur le terrain de l’enfance, de l’école et de l’éducation. S’indigner, même collectivement, est plus qu’insuffisant, on l’a bien vu dans l’éphémère mouvement créé par un ouvrage, d’ailleurs les enfants ne faisaient pas partie de l’indignation, ils sont toujours étrangement absents des révoltes sporadiques.
Penser que c’est individuellement, chacun sur son terrain, éventuellement avec ceux pensant identiquement, que l’on peut changer les choses, est certes indispensable, mais c’est en osant aborder politiquement l’enfance et en le liant à la politique d’une société qu’il faut quand même s’engager.
Nous pouvons, comme citoyens, nous répandre dans toutes les instances où se discutent et se pensent les problèmes sociétaux. Au moins autant que le climat, ce qu’on fait de l’enfance, ce qu’on impose à l’enfance, ce qu’on empêche pour l’enfance est lié à tous les autres problèmes de l’organisation de notre société, à l’inhumanité d’un monde que nous savons pourtant tous qualifier : monde de la compétition, de la concurrence, de la négation des individus (en même temps on se plaint de l’individualisation !), de la consommation, de l’industrialisation forcenée, des macrostructures, de l’uniformisation, de l’exploitation des personnes comme des populations en même temps que du pillage de leurs ressources…
Je suis convaincu que c’est en mettant en avant ce que subissent nos enfants, ce qu’il adviendra d’eux dans ce que nous les empêchons d’être, que nous pouvons reposer et engager différemment toute une transformation sociétale. En somme, nous n’arrivons pas à changer les conditions dans lesquelles sont obligés de vivre les adultes, mais nous pouvons faire changer celles dans lesquelles la société fait vivre les enfants. S’ils sont directement concernés dans leur présent et leur devenir, c’est notre propre présent et notre propre devenir qui sont aussi concernés. C’est bien politique dans un sens qui n’est plus étriqué.