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Le blog de Bernard Collot
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16 septembre 2016

« Ecoles citoyennes » brésiliennes de Paulo Freire… Et nous ?

 

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Le cercle des poètes disparus, c’est le film de Peter Weir, sorti et oscarisé en 1989. Il a fait rêver des lycéens et quelques profs, en a heurté d’autres (bande-annonce). Son prof, John Keating (interprété par Robin Williams) était quelque peu atypique… et a été viré à la fin de son année scolaire.

On a raison de critiquer le système éducatif et tout ce qu’il induit, mais il faut bien constater qu’il y a eu des profs et qu’il y en a peut-être de plus en plus qui se comportent d’une façon atypique, prenant des risques et troublant l’ordre de leurs établissements [1].  Des profs qui par d’autres moyens que ceux de programmes et de leçons se préoccupent surtout de libérer la pensée de leurs élèves, leurs capacités créatrices, et ce pas seulement dans le domaine littéraire ou philosophique.

Mon fils, en 1èreL, pas très « bon élève » l’an passé, pas du tout « travailleur » et plutôt contestataire, en a une de ces profs cette année… et tout a changé, il découvre l’intérêt, voire la passion. Avant il aimait le lycée pour les copains, maintenant il l'aime aussi pour ce qu'il peut y découvrir. Lorsque nous discutons de nos jeunesses scolaires et lycéennes, il est rare que ne ressurgisse pas le nom d’un prof grâce à qui, simplement par son attitude et non pas par son savoir, nous a entraîné là où auparavant nous ne trouvions qu’ennui et corvée, parfois ouvert la voie dans laquelle nous avons pu nous engager. C’est grâce à lui (ou elle bien sûr) que je me suis mis à lire, que je me suis intéressé aux maths, que je me suis intéressé à d’autres choses… Il elle m’a fait aimer les maths, la littérature…

Dans une école du 3ème type, les enfants se construisent leurs langages jusqu’à ce qui correspond approximativement à l’âge de la fin du collège. Mais je conçois qu’il puisse y avoir ensuite un autre espace où des personnes vont les faire entrer plus profondément et librement dans l’exploration de domaines spécifiques, se servir justement des outils qu’ils se seront forgés avant.

À l’origine un lycée était un lieu où s'assemblaient les gens de lettres, un « gymnase » situé au nord-est d'Athènes où enseignait AristoteIl ne faudrait pas grand-chose pour qu’il redevienne cela, il suffirait que son objectif ne soit plus le Bac (voir ce billet et celui-ci ). Nous n’avons pas proscrit le cours quand il correspond à un choix, à un besoin, à une envie, à un plaisir. Il existe dans les écoles alternatives qui accueillent des enfants au-delà de 10 ans, même avant rien n’empêche qu’il soit fait appel à un prof pour tel ou tel domaine quand il y a demande et pour ceux qui le demandent. Rassurez-vous, nous n’éliminons pas les profs !

Dans notre lycée actuel, il n’est pas évident de se heurter à l’ordre et aux habitus scolaires, de transformer aussi les comportements des lycéens formatés par une douzaine d’années d’école et de collège, d'empêcher collègues ou parents de penser que le programme n’est pas suivi, que le Bac ne s’obtiendra pas ainsi… voire de se faire taxer de démagogie. Il ne suffit pas d’arriver avec sa bonne volonté, son talent, pour que par un coup de baguette magique une classe et ses élèves se transforment. Lorsqu’il y a un seul John Keating dans un établissement, c’est bien comme dans le film un héros qui s’offre en quelque sorte chemise ouverte aux balles, y compris aux balles de ses élèves déjà de jeunes adultes.

Pourtant on sait aujourd’hui que n’importe quel apprentissage, choisi ou imposé, dépend de la relation élèves/prof autant ou plus que de la pédagogie du second. Mais il ne s’agit pas de la seule relation duelle, il s’agit de celle plus difficile prof/collectif d’élèves. Il ne s’agit plus seulement de « l’art » du pédagogue qui consiste à savoir présenter ce qu’il doit transmettre ce qui demande d’être bon orateur ou un bon conférencier. Il s’agit de faire entrer une bande de lycéens dans différents mondes et de s’emparer de ces mondes, d’avoir envie et d’oser s’y essayer, à ce moment, tout est gagné. J’ai souvent dit qu’à mon niveau l’important était d’aider des enfants à entrer dans les langages écrits, mathématiques… et de s’en emparer librement, de créer avec eux. Les lycéens n’ont probablement pas eu cette liberté ou plutôt les outils langagiers que leur cerveau, lui, s’est quand même bien construits a peut-être inhibés. Disons qu’il va falloir alors les réveiller (les désinhiber) puis les éveiller, leur ouvrir les portes à l’exploration des mondes dont ils s’écartaient.

C’est vrai que tout le monde n’a pas le charisme d’un John Keating ou le talent d’acteur de son interprète. C’est vrai aussi que cela semble plus facile dans le domaine de la littérature ou de la philosophie. Évidemment, si tous les lycéens suivant un cours le faisaient volontairement, il y aurait moins besoin de faire le pitre sur une table pour provoquer leur attention. Il n’empêche qu’il y a souvent la nécessité de les déstabiliser, pas forcément en montant sur une table !

Il n’empêche que même lorsque des profs sont conscients que ce n’est pas en transmettant frontalement et même habilement des connaissances qu’ils provoqueront l’intérêt, l’attention et la compréhension de tous, ils se sentent désarmés, incompétents pour mobiliser tous leurs élèves dans le domaine dont ils ont la charge par d’autres entrées, voire par des entrées incongrues.  Il n’est pas évident aussi pour eux, de s’écarter, même momentanément, de la dictature des programmes à faire ingurgiter. Nous n’en sommes pas encore au moment où l’Éducation nationale relativisera au moins sa notion de programmes. Mais il faudra bien que tout le monde comprenne qu’on ne fait pas boire un cheval qui n’a pas soif sauf à lui donner soif. C’est bien le seul problème de l’école : donner soif et offrir divers abreuvoirs. D’autres l’ont dit depuis longtemps (Montaigne : L’élève n'est pas un vase qu'on remplit, mais un feu qu'on allume ou qu’on n’éteint pas). Mais il faut l’appliquer dans un système dont ce n’est pas le problème.

Si naturellement tout le monde n’a pas le talent, la perception des autres et l’audace d’un John Keating, cela s’apprend, cela peut se compenser par des techniques, par la connaissance du fonctionnement des groupes sociaux, par l’entraînement à l’improvisation dans d’autres situations, par des stages de développement personnel pour se décoincer, par des rencontres, par la co-formation puisqu’on en est encore à attendre une formation. Et puis on n’est pas obligé de tout chambouler, il suffit souvent de se permettre une petite entorse au programme à dispenser, de se servir de ce que font les élèves et qu’ils pensent ne rien à voir avec ce qu’on veut leur enseigner (j’ai suggéré dans je ne sais plus quel billet le rapport qu’on peut faire entre le rap et Racine, Corneille ou Verlaine), de ne plus s’obnubiler et obnubiler les élèves sur leurs résultats… Comme toujours il s’agit d’enclencher des processus.

Ah ! Si tous les profs étaient celui du cercle des poètes disparus quel bordel ce serait dans l’établissement ! Mais c’est maintenant que tout le monde ou presque s’évertue à empêcher le bordel, se plaint du bordel ! On ne sait plus quelles sanctions inventer pour qu’une autorité maintienne tous les élèves dans une passivité qu'on voudrait studieuse. Peut-on penser que c’est ainsi que des enfants deviendront des adultes autonomes et responsables, des adultes ayant développé toutes leurs potentialités, à avoir de multiples voies où s’engager, à vivre ensemble, à s’emparer de leur vie ?

Je pense que nous pourrions avoir de nombreux témoignages de profs qui essaient d’être ou sont des John Keating dans leurs établissements, comment cela se passe, ce que cela provoque… Les commentaires vous sont ouverts !

 


[1] Je n’ai pas trouvé de statistique se penchant sur les profs atypiques.s.

 

16 septembre 2016

« Ecoles citoyennes » brésiliennes de Paulo Freire… Et nous ?

Sur le site Q2C, Irène Pereira a écrit une série d’articles à propos du pédagogue brésilien Paulo Freire. Comme Francisco Ferrer (en Espagne), Célestin Freinet ou Sébastien Faure  en France (les 4F de l’éducation !) et bien d’autres, ces pédagogues du XXème siècle inscrivaient résolument leurs visions de l’école et leurs actions pour la réaliser dans l’émancipation de leurs peuples asservis, en particulier au Brésil et en Espagne (pas besoin de vous rappeler l’histoire). On peut dire que leurs projets étaient politiques, au sens noble du terme.

C’est pour une « école citoyenne » autonome que militait Paolo Freire et pour une pédagogie de la non-méthode. Il définissait cette école ainsi ainsi : « Elle est citoyenne dans la mesure même où l’on s’exerce à la construction de la citoyenneté dans son espace. L’école citoyenne est une école cohérente avec la liberté. Elle est cohérente avec son discours formateur, libérateur. C’est toute l’école qui s’efforçant pour être elle-même, lutte pour que les éducateurs et les éduqués soient eux-mêmes. Et comme personne ne peut l’être seul, une École Citoyenne est une école de communauté, de compagnonnage. C’est une école de production commune du savoir et de la liberté. C’est une école qui vit une expérience intense de démocratie (…) Le respect de l’autonomie et de la dignité de chacun est un impératif éthique et non une faveur que nous pouvons ou non nous concéder les uns aux autres »[1].

Des États brésiliens comme celui du Rio Grande do Sul en 1999 ont lancé un grand mouvement pour la construction de « l’École démocratique et populaire » au travers de la « Constituante scolaire » avec comme base les idées de Paulo Freire : l’éducation comme un droit de tous les citoyens et les citoyennes, la participation populaire quant à la méthode de gestion des politiques publiques, le dialogisme[2] comme principe ethico-existentiel d’un projet humaniste et de solidarité, la radicalisation de la démocratie en tant qu’objectif stratégique d’un gouvernement de gauche et l’utopie comme rêve impulsant l’éducation et l’école[3].

Le mouvement des « écoles citoyennes » s’inscrit aussi dans un autre mouvement brésilien, celui des « cités éducatives ». Le forum social mondial de Porto Alegre en 2002 avait comme thème général : « Cultures et cycles de vie : les défis de la réinvention de l’école dans la cité éducatrice ». C’est la ville comme espace de culture, qui éduque à l’école et les écoles, comme étape du spectacle de la vie, qui éduquent à la cité[4]. On peut rapprocher les principes de ce mouvement à ceux de la pédagogie sociale en France porté par Laurent Ott et l’association Intermèdes de Longjumeau (voir sur Q2C).

Des « écoles citoyennes » se référant à Paulo Freire existent bien et ont été créées par des municipalités brésiliennes dans plusieurs États. Je ne sais pas ce que sont ces écoles, ce qui s’y fait, comment elles fonctionnent, ce qu’elles deviennent, si elles peuvent s’étendre dans le contexte politique du Brésil actuel… 

Nous retrouvons des idées proches chez Francisco Ferrer et Célestin Freinet.

Le premier fondait en 1901 « L’escuola moderna » à Barcelone et voulait que des centaines d’écoles semblables se développent :  « Fonder des écoles nouvelles où seront appliqués directement des principes répondant à l'idéal que se font de la société et des Hommes, ceux qui réprouvent les conventions, les préjugés, les cruautés, les fourberies et les mensonges sur lesquels est basée la société moderne. » et sa démarche pédagogique : « Notre enseignement n'accepte ni les dogmes ni les usages car ce sont là des formes qui emprisonnent la vitalité mentale (...) Nous ne répandons que des solutions qui ont été démontrées par des faits, des théories ratifiées par la raison, et des vérités confirmées par des preuves certaines. L'objet de notre enseignement est que le cerveau de l'individu doit être l'instrument de sa volonté. Nous voulons que les vérités de la science brillent de leur propre éclat et illumine chaque intelligence, de sorte que, mises en pratique, elles puissent donner le bonheur à l'humanité, sans exclusion pour personne par privilège odieux. »[5]

Freinet, on connait son histoire et son œuvre, les textes ne manquent pas à l’occasion du cinquantenaire de sa mort. A la différence de Freire et de Ferrer, son objectif n’était pas de créer et de développer des écoles nouvelles hors du système éducatif mais de transformer celui-ci de l’intérieur par la pédagogie. On ne parle pas de pédagogie Freire ou Ferrer bien qu’ils s’y soient penchés eux aussi.

Quel rapport aujourd’hui en France avec le mouvement actuel des écoles de 3ème type et celui des écoles démocratiques ?

Évidemment la majorité du peuple français ne pense pas être « asservi », je dirais plutôt qu’il ne peut penser être asservi, ne peut penser qu’il devrait se libérer. D’ailleurs, se libérer de quoi… en dehors d’un Président pour en élire un semblable ou pire à la place ? Nous sommes devenus un peuple parfaitement hétéronome, qui ne peut plus penser autre chose que ce que quelques-uns pensent pour lui, ne peut plus considérer sa situation comme anormale en dehors d’espérer qu’elle s’améliorera un peu pour ceux qui en souffrent le plus. Amélioration : améliorer les bas salaires, améliorer la pédagogie, améliorer le système éducatif…, c’est la seule promesse des politiques à laquelle aujourd’hui peu de personnes croient encore. Les idées de Freinet qui mettraient à mal la société libérale ne peuvent évidemment obtenir le soutien d’un État qui les généraliserait. Mais elles n’ont pas le soutien qu’on aurait pu imaginer dans les classes populaires pour qui il voulait faire « l’école du peuple ». Il n’y a pas que la raison financière qui fait qu’elles n’ont pas accès à celles qui se sont créées sans autre aide que celle des familles. Il y a qu’elles craignent ce qui n’est pas conforme à ce qu’elles croient être « l’ascenseur social » qu’on leur dit qu’est l’école publique.

Paradoxalement c’est une petite frange de la classe moyenne qui se tourne vers les écoles de 3ème type ou démocratiques et leurs idées. La motivation n’est pas très politique, tout au moins elle ne s’inscrit pas dans les grands mouvements libertaires, anarcho-syndicalistes comme au début du siècle précédent, d’ailleurs les mouvements actuels français sont très frileux pour envisager la radicalité d’une transformation de l’école, encore moins pour admettre comme Freire et Ferrer que des écoles citoyennes puissent se développer et s’étendre en dehors de l’Institution ou avec l’aide de l’Institution. La motivation du choix des familles est généralement centrée sur l’enfant, son développement, son épanouissement, ce que n’offre pas ou mal l’école de l’État. Si l’arrière-plan philosophique ou sociétal existe pour certains, il n’est pas premier pour tous.

On ne peut pas dire que les écoles démocratiques se sont créées avec comme objectif premier de changer la société. Dans les textes de Daniel Greenberg et Peter Gray (voir ici) il s’agit plutôt de sauvegarder les enfants de l’outil principal de la société et de ces États, c'est-à-dire leur École. Elles sont bien centrées d’abord sur l’enfant, mais cela implique et applique un principe fondamental, celui de la liberté de tout individu quel que soit son âge qui ne peut s’exercer que dans une organisation démocratique. Elles rentrent bien en partie dans la définition de Paulo Freire.

L’école du 3ème type s’est élaborée dans l’école publique (quelques classes uniques) dont on peut dire que la première motivation était d’ordre cognitif (que tous les enfants construisent tous leurs langages) en prenant comme point de départ la pédagogie Freinet. Pour ce faire elle a abouti à la liberté complète des enfants dans une auto-organisation de type libertaire permettant la construction des outils de l'autonomie dans l'informel ou par l'informel. Elle rentre bien elle aussi dans la définition de Paulo Freire en y rajoutant une dimension qu’on ne trouve pas chez Ferrer ou Freinet ni dans les écoles démocratiques : son appartenance à la collectivité territoriale de sa proximité d’où l’extension de la démocratie participative et créative[6] à toute cette communauté (la participation populaire dans la constituante du Rio Grande do Sul ). De l’école pour le peuple de Freinet, nous passons à l’école appartenant au peuple.

Depuis plus d’un siècle il existe donc des mouvements convergents, dans lesquels nous nous situons bien, qui allient trois nécessités : - épanouissement de l’enfant dans toutes ses composantes - lui permettre de construire les outils (les pouvoirs) de son autonomie en le faisant dans des groupes autonomes - la liberté (d’être, de faire, de penser) qui implique que l’organisation sociale de ces groupes puisse la permettre.

Pour briser l’hétéronomie qui enferme et immobilise toutes nos sociétés, il faut que les enfants, eux, ne soient plus dans les cadres imposés par ces sociétés. Au-delà de leur faire faire l’expérience de la démocratie comme il est dit souvent et qui implique qu’on saurait ce que doit être la démocratie vers laquelle nous voudrions les conduire, c’est en leur permettant de se construire avec d’autres en êtres autonomes, dans des groupes autonomes (entités) qu’eux pourront faire leur société (que nous n’avons pu faire).


[1] Extrait d'un texte de Moacir Gadotti, cité par Irène Pereira.

[2] Dialogisme : Pour Bakhtine, inventeur du concept et du mot, le dialogisme est l'interaction qui se constitue entre le discours de l'énonciateur et les discours qui lui sont extérieurs. Je dirais l’art du dialogue, de la discussion pour que celle-ci aboutisse à un consensus.

[3] Extrait d'un texte de Moacir Gadotti, cité par Irène Pereira.

[4] Id° Je pourrais rajouter à la formule : il faut un village pour élever un enfant (proverbe africain) mais il faut des enfants pour élever un village.

[5] Dans un pays où l’Église catholique détenait le monopole éducatif, l’entreprise de Ferrer est considérée avec hostilité par le clergé et les milieux monarchistes et conservateurs. En 1906, sous prétexte que l’auteur d’un attentat était bibliothécaire de son école, il est emprisonné et l’école est fermée. En 1909 le peuple de Barcelone s’insurge et est brutalement réprimé par l’armée. Bien que n’y étant pour rien, Ferrer est accusé, notamment par le clergé catholique, d'en être l'un des instigateurs. Condamné à mort par un tribunal militaire après un simulacre de procès, il est fusillé.

 [6] J’entends par « démocratie créative » celle qui ne fonctionne pas dans un cadre préétabli ou donné à l’avance mais celle dont les citoyens (enfants et adultes) doivent établir et faire évoluer eux-mêmes les modalités de leurs fonctionnements. Dans la démocratie créative, chaque groupe social doit créer son propre modèle.

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