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Le blog de Bernard Collot
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5 août 2020

Les affects et apprendre, c'est-à-dire vivre

vieux

Un affect est un état de l'esprit tel qu'une sensation, une émotion, un sentiment, une humeur (…) Un affect se manifeste soit comme un changement d'état parfois fort mais temporaire (crise), soit au contraire comme un état stable mais de longue durée (stase) nous dit Wiki. Les biologistes disent que la caractéristique du vivant c’est de pouvoir s’adapter et évoluer confronté aux perturbations internes ou externes, négatives ou positives. Je saute le pas : donc les affects qui se manifestent par des ressentis et des changements d’état sont ce qui caractérise le vivant puisqu’on découvre aujourd’hui que même les plantes réagissent aux émotions et à tout ce qui les perturbe en positif ou en négatif ; elles évoluent, se comportent elles aussi par rapport à ce qu’elles ressentent (un caillou ne semble pas avoir d’émotion !). Nous sommes donc des êtres en grande partie affectifs autant que biologiques et c’est parce que nous pouvons être affectés par une infinité de choses que nous vivons ou pouvons nous sentir vivre et par là évoluer.

Les cognitivistes (ceux qui vous expliquent comment vous fonctionnez pour apprendre) commencent juste à dire que les affects ont une certaine importance et qu’il vaut mieux avoir du plaisir pour apprendre… ce qu’on vous dit d’apprendre. Mais, surtout à l’école, on continue de faire de l’acte d’apprendre un acte isolé du flux de la vie. Du coup, le plaisir il faut le provoquer pour ce qu’on demande d’apprendre : motiver ! On peut aussi dire que ce qui caractérise le vivant c’est qu’il apprend en continu pour rester vivant : imaginez tout ce qu’une petite graine doit apprendre pour devenir une belle plante dans le milieu où elle se trouve malgré ou à cause de toutes les vicissitudes qu’elle rencontre, dont celles provenant des humains ! Apprendre c’est grandir, et c’est tout le corps qui apprend, incite à apprendre de par ce qu’il ressent, pas seulement le cerveau qui serait à part. C’est d’ailleurs bien le corps qui est le siège, le récepteur des émotions, de leur ressenti, de leur expression. La gorge qui se serre et la voix qui devient rauque ou prend d’autres intonations, les yeux qui s’écarquillent ou pleurent,  les sourcils qui se froncent, la respiration qui s’accélère, le visage qui s’illumine ou se renfrogne, rougit ou pâlit… et le ventre peut-être le plus sensible (« il a mal au ventre dès qu’il faut partir à l’école ! ») ; tous ceux qui parlent de l’intelligence du cœur devraient plutôt parler de l’intelligence du ventre, mais ça parait plus vulgaire, moins littéraire. L’empathie passe autant par ce que l’on perçoit du corps de l’autre que par les mots qu’il prononce. 

On peut être perplexe avec tout cela quand vous êtes payés pour qu’une bande d’enfants dont vous avez à vous occuper pendant la plus grande partie de leur vie apprennent ce que votre employeur a décrété qu’ils doivent apprendre. Logiquement vous n’avez pas d’autre solution que d’oublier les sacro-saints programmes, les instructions et tout le fatras qui va avec pour ne pas empêcher les enfants d’apprendre. Pas d’autre solution… que l’école du 3ème type !!!!!!!!!!!!

 Ah ! Mais si vous laissez se développer les émotions, les pulsions de vie, cela va être le bordel ! Ne dit-on pas que l’éducation doit aussi aboutir à l’instauration d’un surmoi qui refoule les pulsions jugées inacceptables, dérangeantes ? Un enfant deviendrait quel adulte dans cette société s’il ne refoulait pas ses envies, ses colères, ses humeurs, ses pleurs, ses besoins de jouir,… ?! Il est vrai que beaucoup d’enfants qui arrivent dans une école du 3ème type ont déjà par ailleurs plus ou moins développé un surmoi : un garçon ça ne pleure pas pour un oui ou un non, on ne parle pas comme cela à une grande personne, ne fais pas n’importe quoi, attends l’heure du repas pour avoir faim,… Dans des rapports différents, ils auront donc une méfiance auto-protectrice ou au contraire ce sera un déferlement non maîtrisable. L’affect, c’est parfois, voire souvent, comme quelque chose mis prudemment au fond d’une poche avec le mouchoir par dessus ! Que se passe-t-il quand on enlève le mouchoir ? Il faut à la fois libérer les émotions mais ne pas qu’elles soient destructrices.

Notre premier travail avec les enfants, c’est gagner leur confiance pour qu’ensuite ils aient aussi confiance en eux, en ce qu’ils sont et ressentent, et confiance aux autres. La confiance est acquise lorsque nous sommes reconnus comme un recours. Un des souvenirs les plus émouvants qui m’ait marqué est celui du jour où Sébastien, un garçon aux comportements extrêmement pénibles pour lui et les autres, est venu me dire au bout de quelques semaines « Bernard, je voudrais te dire quelque chose » et dans un coin de la bibliothèque il m’a raconté, la gorge serrée, ce qu’était sa vie coincée entre les rapports conflictuels de sa mère et de son père. Et il a pu pleurer. À partir de cet instant précis, il s’est complètement transformé.

Je n’insisterai pas sur ce que vous savez déjà de la communication non violente, du développement personnel qui permettent une autre attitude de l’adulte acceptant l’autre et ce qu’il en perçoit, ni sur la structure dissipative et les dispositifs mis en place dans nos classes uniques comme celui de la réunion où aucun jugement n’avait lieu d’être, aucune culpabilité n’avait à être prononcée.

À partir du climat de confiance établi, ce sont les affects exprimés ou non exprimés qui sont le moteur de toutes les activités. Je prends l’exemple des orages qui avaient lieu pendant la nuit parce que c’est un événement qui s’était fréquemment retrouvé le lendemain dans la classe. Un enfant est souvent effrayé par l’anormalité brutale des éclairs et du bruit du tonnerre qui surgissent dans la nuit et le réveillent. Une émotion forte ; émotionàaction : il se cache sous ses couvertures, appelle sa maman… jusqu’à ce que la nuée s’éloigne et qu’il se rendorme. Mais il en reste quelque chose et presque chaque fois à la première nuit mouvementée, le lendemain en arrivant à l’école ou pendant la réunion un enfant le racontait. Une peur que l’on exprime à d’autres c’est déjà l’extérioriser de soi, la remettre dans la normalité si ce n’est pas la faire disparaitre. Immanquablement d’autres aussi avaient vécu le passage de l’orage, éprouvé aussi quelques craintes et le disaient. La peur partagée se dilue. Mais la peur disparait ou devient maîtrisable lorsqu’on en fait quelque chose. L’émotion, exprimée, discutée, est provocatrice d’une multitude de projets. D’abord avec les « pourquoi ? ». Dès qu’on se pose la question sur l’origine d’un événement celui-ci devient un simple phénomène, en chercher l’explication c’est le décharger d’un surnaturel[1]. Ainsi des enfants se retrouvaient à l’atelier électricité pour faire surgir des étincelles électriques, d’autres à fabriquer des téléphones avec boites et ficelle pour saisir la propagation du son, d’autres s’amusaient à l’atelier mathématique à calculer à quelles distances pouvait être tombée la foudre… recherches, discussions, confrontations. Pour d’autres c’était écrire à un copain d’ailleurs pour lui raconter sa frayeur (qui bien souvent lui répondait en lui racontant les siennes), pour d’autres c’était à l’atelier peinture pour faire déchirer le sombre par la lumière ou à l’atelier musique pour faire exploser sons et vibrations et évacuer les derniers miasmes du ressenti. Pour ces derniers, parfois je me suis demandé si l’orage et ce qu’ils en faisaient n’était pas aussi qu’un prétexte pour exprimer et évacuer autre chose… n’ayant rien à voir avec lui.

La gamme et les causes des émotions sont infinies, on n’en perçoit que celles qui sont plus fortes que les autres, il est vrai que ces dernières, si elles ne sont pas refoulées ou ignorées par les autres, conduisent sur des chemins improbables. J’ai ainsi raconté par ailleurs l’étonnante aventure provoquée par la révolution roumaine parce que nous avions parmi nos correspondants des enfants d’un collège de Cluj. Qu’étaient devenus ces enfants comme eux et qu’ils connaissaient ? Les enfants apprirent entre autre par les médias qu’en Roumanie les écoles manquaient de tout. L’émotion très forte des enfants les fit lancer, organiser et gérer une vaste opération avec toutes les autres classes de leur réseau (en France mais aussi avec un lycée de Barcelone et un autre de Montevideo)  : « un livre, un  cahier, un crayon pour nos copains roumains ». Puis le jour où la petite Mélanie arriva à l’école en pleurs parce qu’elle avait entendu une émission sur les orphelinats roumains, elle fit rajouter « un livre, un cahier, un crayon et un nounours pour nos copains roumains ». L’émotion quand elle débouche sur une action perd son aspect destructeur (empathie à inquiétudeàaction). Sans empathie il n’y a pas de solidarité qui ne soit pas de la charité[2]. J’ai raconté tout ce que cela avait provoqué pendant des semaines dans un ouvrage dont l’extrait roumain est ici

Pour les enfants, la majeure partie de leurs activités ont leur source dans les affects. La curiosité n’existerait pas si les enfants n’étaient pas touchés, intrigués, surpris ou émerveillé par ce qu’ils perçoivent. Une activité ne serait pas poursuivie si elle ne procurait pas du plaisir ou un apaisement. Les enfants ne poseraient jamais de questions si ceux à qui ils les posent ne s’y intéressaient pas vraiment (ce n’est pas montrer de l’intérêt qui est important, c’est avoir vraiment de l’intérêt, ceci étant surtout valable pour les adultes vis-à-vis des enfants). Ce que font les autres avec jubilation incite souvent à s’y lancer aussi (par exemple si au bord du grand bassin de la piscine un enfant n’en voyait pas d’autres s’y ébattre et rire, il hésiterait à vouloir essayer de nager). Comment faire des choses à plusieurs si on déteste ceux avec qui on vous oblige de les faire ou si l’on ne peut pas choisir ceux avec qui on a envie d’être ?... Dans l’aide que l’on apporte n’y a-t-il pas le plaisir d’avoir été sollicité ou celui de se savoir utile donc d’être quelqu’un ? Parfois c’est le besoin d’être reconnu qui est la source d’une implication (par exemple faire une recherche que l’on va présenter aux autres, peut-être les surprendre, provoquer l’intérêt à ce que l’on est autant qu’à ce que l’on a fait). Comment comprendre qu’un fonctionnement collectif lèse quelqu’un si celui-ci ne le manifeste pas ? Etc.

Comment vivre ensemble s’il faut se comporter comme des robots ? La socialité ce n’est finalement que la reconnaissance et l’adaptation des affects les uns aux autres pour en faire émerger une richesse commune (le tout plus grand que la somme de ses parties.)

Vous me direz alors qu’ils vont faire n’importe quoi s’ils se laissent porter par leurs affects ! Absolument ! Pire ou beaucoup mieux pour moi : tout est imprévu. Dans toute activité on apprend sans que l’on sache vraiment ce que l’on a construit en son cours, mais c’est emmagasiné et c’est ce qui nous fait grandir et évoluer. C’est ce qui permet d’apprendre encore plus, y compris et facilement ce dont a besoin d’apprendre formellement ou ce qui est demandé d’apprendre.  (voir les langages).

Nous vivons donc d’affects. Le revers de la médaille, c’est que nous sommes manipulables par nos affects. Tous les dominants ont compris cela depuis longtemps. Dirigeants et médias choisissent soigneusement leurs mots et images pour provoquer les émotions, l’actualité n’arrête pas d’en faire la démonstration. Les enfants aussi bien évidemment sont manipulables par leurs affects. J’ai toujours été fortement dérangé quand on utilise l’amour comme facteur de meilleure humanité. L’amour est un sentiment (mais pas quand c’est aimer les carottes, là c’est une sensation, mieux aimer faire quelque chose est une préférence), le respect et la re-connaissance des personnes est un comportement. On connait le résultat de « aimez-vous les uns les autres » proféré depuis 2 000 ans ! Les sectes dans leurs écoles utilisent les pédagogies alternatives, en particulier la pédagogie Steiner, pour mieux asservir. Le pervers narcissique connait parfaitement la manipulation des autres par leurs affects.

La position des adultes dans les pédagogies alternatives ou une école du 3ème type est donc parfois délicate. Par exemple lorsque je dis qu’il faut gagner la confiance des enfants il ne s’agit pas d’être aimé par les enfants, ce que souvent on recherche, aussi pour satisfaire nos propres affects (dans une école traditionnelle c’est souvent être craint par les enfants). Dans ce sens, aimer les enfants n’est pas ce qui fait un éducateur, aimer être avec des enfants, à les observer pour les aider, oui.

Il est facile d’entraîner les enfants où on veut les entrainer en jouant avec leurs affects. Il est plus difficile de les aider à utiliser ou à faire du positif de leurs affects. Paradoxalement il faut que nous les adultes fassions abstraction de nos propres affects (le temps que nous sommes avec eux !). Si un chirurgien se laissait aller à l’émotion lorsqu’il opère, son patient aurait peu de chance de survivre. Tout aussi paradoxalement c’est ainsi que les enfants ne peuvent pas jouer eux aussi avec nos affects et qu’ils nous font confiance. J’ai souvent entendu des enseignants des pédagogies alternatives dire et revendiquer « Je suis une personne comme les enfants », et bien non, pas tout à fait dans la position de l’adulte garant de l’état sécure et de l’harmonie d’un groupe ! Ce qui n’empêche pas que les enfants savent repérer la personne et ses fragilités qui transparaissent sous la veste du responsable de leur espace : cette anecdote qui m’avait profondément marqué pour conclure ma difficile dissertation La bienveillance des enfants vis-à-vis des adultes


[1] Je pense que ce sont les frayeurs de l’inconnu qui ont été le fondement des croyances. Si l’on peut attribuer nos paniques justifiées à un dieu ou démon quelconque que l’on peut tenter d’apaiser par des prières, c’est une façon d’expliquer son impuissance et de se rassurer en se confiant à une force imaginaire que l’on veut croire supérieure. Avec aussi sa conséquence : le pire qu’on imagine qui peut nous arriver devient une punition légitime à subir pour avoir fâché cette force. Peut-on appeler cette force la morale ?! Plus les religions sont puissantes et omniprésentes, plus la morale vous conduit à l’enfer ou au paradis et vous condamne à appliquer et subir ce qui est édicté comme normal et naturel. La science ou plutôt ce qu’on fait de la science se substitue facilement aux dieux. Sois sage, conforme, obéis et tais-toi.

[2] La charité n’a pour objet que de ne plus être embarrassé par le manque des autres, en somme se dédouaner, se donner bonne conscience. En ce sens tout notre système d’aide sociale n’est devenu que de la charité et plus la solidarité qu'il était.

Commentaires
J
Je suis d'accord avec toi Chloé. Les billets de Bernard Collot sont denses, il faut prendre le temps et en particulier de rebondir sur les liens dont il émaille ses écrits : on découvre mieux la cohérence de toute sa pensée. Il déstabilise quand on est habitué à saisir une pensée de façon linéaire.
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C
Le lien mis à la fin (bienveillance des enfants) est une magnifique conclusion !
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